François Hartog: Croire en
l’histoire, Flammarion, 2013, 310 pages.
Au cours des années 1980, nous sommes
passés d’un régime d’historicité, manière pour une époque d’articuler le passé,
le présent et l’avenir selon Fr. Hartog, à un autre
L’histoire
est un « fossoyeur »[1]
d’évidences, c'est-à-dire de représentations qu’une collectivité tient à une période
pour une vérité claire, certaine, permanente et allant de soi. Mais
qu’arrive-t-il quand, à une époque comme la nôtre, l’histoire elle-même se
révèle comme l’une de ces évidences, donc non comme ce qu’elle pensait être,
mais comme une construction conceptuelle dont le contenu est loin d’être
fiable, qu’il mute d’une période à l’autre? C’est à une telle question que
s’attèle François Hartog dans un nouvel ouvrage Croire en l’histoire poussant plus loin
les conclusions de son opus majeur Régimes
d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Seuil, 2003).
Depuis Hérodote et
Thucydide, peut être depuis l’écriture, en passant par Polybe qui cherche à
donner à l’histoire l’universalité de la conquête romaine, celle-ci ne
cesse de naître. Son apogée elle le
connaît, cependant, au XIXème siècle à l’heure où le Grand Dictionnaire de
Pierre Larousse (1866-1876) l’estime devenue « une religion
universelle » : « Elle remplace dans toutes les âmes les
croyances éteintes et ébranlées ; elle est devenue le foyer et le contrôle
des sciences morales à l’absence desquelles elle supplée. » Cette conception
une et sacrale n’était pas celle des Lumières
que d’Alembert avait présentée dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie
(1751) où l’histoire est plurielle selon
ses domaines d’application et loin d’être un processus porté par le progrès :
unissant le présent aux siècles passés et à venir, l’histoire servait
essentiellement de miroir et de tribunal pour renvoyer surtout aux gouvernants leur image et leur permettre d’agir en
conséquence ; elle « rapporte ce qui s’est passé pour s’en souvenir,
pour s’en servir ».
La vision de l’Histoire
une et collective, régulatrice de
l’Univers et point de passage vers un avenir plus radieux a surgi et s’est
déployée à la fin du XVIIIème en Allemagne[2].
Ses partisans, par cette construction, « inauguraient » « le
monde moderne » selon leur ardent adversaire Péguy[3].
On peut nommer parmi eux non seulement Renan ou Marx et Engels qui faisaient
une large part à l’action des hommes, mais aussi les historiens de la longue
durée où la prise de l’homme faiblit, et même les structuralistes (« avec
leur lot de quiproquos »).
Peut-on
toujours croire en l’Histoire, sujet d’elle même ? Ou même poser la
question d’une manière moins sacrale : croire à l’histoire sous
forme, entre autres, de causes et de lois, d’invariants anthropologiques, de
régularités… ? Ou encore se demander : Qui fait l’histoire ?
Car des réponses à cette question découlent les modes de croyance (« plus
on croit qu’on fait, plus on croira en l’histoire ») et d’elles procèdent les
possibilités et les manières de l’écrire.
Or
cette histoire - discipline unitaire, douée de sens « ou de non
sens », tournée vers l’avenir et champ d’action - qui a dominé presque deux siècles semble
s’éloigner et devenir caduque. La raison principale en serait, selon Hartog,
« le progressif bousculement de nos rapports au temps », la prédominance
manifeste du présent (il le nomme présentisme)
et la fermeture de l’avenir. Ce dernier non seulement semble échapper à notre
action, mais est devenu « imprévisible » et, au-delà même,
« infigurable » dans un projet assumé collectivement. De la perte par
le futur de la place centrale qu’il a occupée tout au long du XIXème dans
l’articulation des trois catégories du temps, naît un nouveau mode de rapport du
présent au passé: la Mémoire remplace l’Histoire.
C’est au cours des années 1980 que la
substitution a lieu, et que le phénomène mémoriel émerge de plus en plus dans l’espace public :
littérature, philosophie, sciences sociales, discours politiques… A cette
période, le présent passe, de milieu naturel de vie et de travail comme il l’a
toujours été pour tout artisan de la pensée, à « un impératif sociétal et
politique» et devient l’objet d’intérêt primordial. Quatre mots se font omniprésents sans avoir à
être expliqués ou reliés: mémoire, commémoration, patrimoine, identité.
S’y adjoignent quelques autres : crimes contre l’humanité, victime,
témoin. Ces vocables deviennent « des supports pour l’action, des
slogans pour faire valoir des revendications, demander des réparations… »
En bon historien du présent, Hartog se voit appelé à questionner ces mots dans leurs
nouvelles fonctions. L’histoire n’étant plus tournée vers le progrès, la ‘mémoire’
devient « un droit, un devoir, une arme». Sa montée accompagne la nouvelle
importance accordée au discours et à la pratique juridiques par nos sociétés. Le
‘patrimoine’ (les « lieux de mémoire »…), à l’heure où l’avenir
menace de tout ruiner et où « s’est enclenchée la machine infernale de l’irréversibilité »,
rend plus habitable le présent et affirme sa prééminence sur les deux
catégories obsolètes du passé (disparu) et du futur (ravageur).
Dans ce nouveau régime d’historicité, l’historien cède la place
au journaliste, au juge, au témoin, à l’expert et à
la victime. Dans le premier rôle, il couvre « en direct »
l’actualité. Dans le deuxième, il assimile un « style judiciaire »
contracté lors des combats pour la justice (Vidal-Naquet intitule sa dernière
intervention : « Mes affaires Dreyfus »). Une historienne parle
de « l’ère du témoin », qui s’est ouverte en 1961, avec le procès Eichmann[4] :
le rescapé prenait la voix et le visage de la victime. Cette dernière change même
de figure après 1945. On passe du « mort pour » au « mort à
cause de » et même si le drame
(colonialisme, esclavage, déportation…) a eu lieu dans le passé, il demeure, pour
la victime, dans le présent.
François Hartog scrute le présentisme
non seulement dans les lois mémorielles votées et le « devoir de
mémoire », mais aussi dans le « principe de précaution » qui maintenant
régit une bonne part des politiques gouvernementales. Sans preuve certaine ou
même probable, certaines initiatives utiles pour l’avenir sont considérées
comme lourdes de menaces, car le futur est potentiellement dangereux et il faut l’empêcher
d’advenir ou, au moins, le retarder. Le présent est érigé en horizon
indépassable et le terme spatial de globalisation a remplacé les concepts
normatifs et téléologiques de civilisation et de modernisation.
Dans les divers rôles qui lui sont
proposés ou lui deviennent concurrents dans la nouvelle conjoncture,
l’historien ne retrouve ni son métier, ni sa vocation. Il peut continuer à
faire de l’histoire ou même faire l’histoire de la mémoire qui a pris sa
place. Mais la tâche à laquelle il doit se confronter, par ses moyens
propres, est, nous dit l’auteur, de
comprendre et d’aider à saisir le nouveau régime d’historicité et ce qui le
rend intelligible. Peut être même de contribuer à le désarticuler en proposant
un rapport plus juste des 3 catégories du temps.
De ce livre riche, dense, en dialogue
permanent avec des philosophes (éminemment Aristote[5] et
Ricœur[6]) et des historiens et mettant en parallèle la
saisie du temps par l’historien et le romancier, retenons la croyance
réaffirmée en une histoire renouvelée.
[1] Le mot est de Péguy.
[2] Hartog utilise les travaux de l’historien
et philosophe allemand Reinhart Koselleck
Le Futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques (tr.
Fr. EHESS, 1990) et L’Expérience de l’histoire (tr. Fr. Gallimard-Le
Seuil, 1997)
[3] Entre l’affaire Dreyfus et sa mort en
1914, Péguy « a le plus écrit sur l’histoire et contre l’histoire »
telle qu’on l’enseignait alors à la Sorbonne et telle que s’en félicitait le Dictionnaire
Larousse.
[4] Le tribunal de Nuremberg en 1945
marquait aussi une date dans la ‘judiciarisation’ de l’histoire.
[5] Hartog confronte longuement une
conception se référant à la Poétique et une autre se référant à la Rhétorique
dans la mise en intrigue ou en récit de l’histoire.