Charif Majdalani: Le
dernier seigneur de Marsad, Seuil, 2013.
Sur la carte du romanesque libanais, Charif Majdalani a ajouté
2 contrées qu’on n’oubliera pas de sitôt: le quartier beyrouthin de Marsad qui
ressemble, comme une goutte d’eau à une autre, à celui bien réel de Mazraa
auquel il jouxte coincé entre lui, Ras el-Nabeh, Basta et Msaytbeh ; le
village de Kfar Issa sur le flanc est du Mont Liban, quelque part entre Zahlé
et Hermel ; cela pourrait être Kfar Dabach, ancienne propriété des Issa
(des Obeid Issa, plus précisément) si ses habitants étaient des chrétiens, mais
cela pourrait être Hadath Baalback ou Bted‘î ou un autre bourg au nord est de
la Békaa. Pourquoi ces licences avec la géographie ? Justement pour la
liberté de l’histoire, pour les impératifs du romancier. Ou l’inverse. D’où
cette œuvre complexe qui enchaîne les maillons et ne cesse de surprendre autant
et plus par les échafaudages de la fiction que par les événements dans une
certaine mesure « annoncés » pour qui a fréquenté notre histoire
contemporaine.
Les sagas familiales libanaises, Majdalani les maîtrise et
on ne s’appesantira pas sur la dynastie des Khattar dont le règne dura un peu
plus d’un siècle, des années 1870 aux années 1980. Trois
« seigneurs » firent son aura: Chakib le fondateur un peu légendaire
qui s’illustra dans la menuiserie et contracta une alliance matrimoniale avec
les Sabbagh, patriciens d’Achrafieh, leur devant, peut être, le village de Kfar
Issa; Mkhayel qui spécula sur le blé durant la guerre de 14-18 et passa du bois
au marbre importé d’Italie, prenant des paris audacieux et les menant à
bien ; le second Chakib qui acheva, dans la politique et l’économie, les
précédentes progressions, devenant le seul « seigneur » de Marsad en profitant
des difficultés des notables rivaux et en épousant la fille de leur chef de
clan, Gebrane Nassar (comme dans Balzac, les personnages des romans précédents
se retrouvent). Mais, principalement sous l’effet des guerres du Liban, le voici qui assiste à la disparition des
assises de son pouvoir, choisissant jusqu’au bout de résister.
Il faut avouer que l’auteur ne choisit pas une voie facile
dans la description des notables de ce qui fut la banlieue de Beyrouth avant d’en
faire partie intégrante: ils sont snobés par leurs coreligionnaires grecs
orthodoxes d’Achrafieh et de Ras Beyrouth ; de la menuiserie au tranchage
du marbre, les métiers ne sont pas très lyriques; l’occidentalisation des demeures
hautement dépeinte risque de ne pas enflammer…Mais Majdalani sait batailler, et
nous mener avec lui, pour faire de son récit une œuvre attachante par la précision
et la fidélité historique de ses descriptions matérielles ; par
l’immersion des familles dans des maisons et des maisons dans des quartiers de
telle sorte que nous assistons à la naissance d’une ville et au passage d’un
grand village bucolique où les résidences sont entourées de jardins à une
concentration urbaine assez dense, par l’attention portée aux tissus sociaux
dans la maisonnée comme sur les lieux de travail, de loisirs et de compétition
politique (tels les abadays) ; par le goût des sobriquets (Pierre
Pierre et Monsieur Chéri) et des petites histoires (le dialogue entre la mère
de Nazareth et Chakib, le coupe-papier du gendre, le cigare du prélat…),
véritables microcosmes de sémiotique sociale et florilège d’humour ; enfin
et surtout par cette phrase qui déplie les versions d’un événement (ou de son
origine) sans privilégier l’une d’elles, qui glisse les légendes dans la
réalité et le contraire, qui monte la rumeur comme un chœur antique pour commenter les faits, les inventer, les
tourner en dérision, les exagérer ou les mythifier.
Ces
trois opérations de la phrase sinueuse de Majdalani, qui ne forment sans doute qu’une
seule, nous semblent aller décroissant tout au long du roman à mesure que le
combat du dernier seigneur n’a plus besoin d’un artifice littéraire pour
l’illustrer ou plutôt qu’il a totalement, ou presque, résorbé cet artifice. La
saga familiale cache un individu déterminé et une lutte singulière nourrie de la
seule sève intérieure. Le héros au « long, lent et somptueux
crépuscule » mesure la « vanité » de tout ce qu’il a accompli.
Il ne croit plus en sa succession et en la permanence de son nom. Tout a
conspiré contre lui, des membres de sa famille au destin régional. Il est dans
la « certitude » que rien ne lui survivra de « la grandeur »
des Khattar et que son combat à Marsad, quartier naguère chrétien et qui voit ses
habitants partir, est « inutile ». Mais il ne cède en rien et ne peut
trouver que dans une fin héroïque son être et son épanouissement.
Entre
la saga dynastique et le combat individuel se glisse un « roman
familial » freudien fait de bâtardise. Il me faut avouer ici que je fus
surpris par cette intertextualité libanaise, voulue ou ignorée de Charif, avec Le
Rocher de Tanios d’Amine Maalouf* paru vingt ans auparavant (1993). Entre le
cheikh montagnard du XIXème et le seigneur beyrouthin du XXème qui étend à la
campagne son influence, entre leurs progénitures légitimes et illégitimes sur
un canevas pérenne libanais, que de contrepoints ! Mais en commun une
femme, son prénom, Lamia, et les fruits de septembre.
Là
encore un nouveau maillon de l’œuvre: l’homme cache la femme et ce
« personnage de roman » qu’est l’épouse du régisseur des terrains,
« libre comme l’air et heureuse », se révèle non seulement un être
d’envergure qui tient tête au seigneur
dans une scène mémorable mais le maître qui a conduit, dans le couple et
ailleurs, la partition.
Vanité
des dynasties libanaises dont la patine n’est pas si vieille et dont l’avenir
ne dure pas longtemps ! Mais aussi juste fin des choses pour les
Khattar qui ploient sous un double péché originel, l’affairisme des temps de
famine et l’adultère : « les hommes d’affaires inconnus alliés aux
diverses milices le lorgnaient comme jadis son propre père et ses amis, sortis
riches de la Grande Guerre, avaient lorgné avec rage ceux qui contestaient les
abus de la spéculation. » L’éternel retour est toujours au rendez vous d’une
volonté de puissance, aurait dit Nietzsche.
* Sur Le Rocher de Tanios d'Amine Maalouf cf. mon étude sur ce blog intitulée "Une forêt de pères"du 1/1/1994.