Friday 7 February 2020

LA CREATION POUR ACCEDER A SA PROPRE HUMANITE





FRANCIS BACON: ETUDE POUR UN AUTOPORTRAIT


Paul Audi: Curriculum, Autour de l’esth/éthique, Verdier, 2019, 336pp.

          Il y a près de 11 ans, juin 2009, nous avons consacré ici même un article à l’ouvrage de Paul Audi, Jubilations : « Jubiler n’est pas ‘jouir’ d’avoir atteint à la satisfaction du désir mais ‘jouir’ d’être dans le désir le sujet de celui-ci. Plus exactement, c’est ‘jouir’ d’être, au point de naissance du désir, son surgissement même, et ce bien avant que le désir n’exacerbe sa tension à force de buter contre son insatisfaction, pourtant inévitable. » Avec son nouvel opus, suite à maint autre, le penseur franco-libanais (né en 1963) ne quitte pas ses thèmes, ne cesse de les approfondir, de les mettre à l’épreuve de  sources et de champs nouveaux, de les (re)créer, pourrait-on dire s’autorisant de lui qui affirme n’avoir fait, tout au long de sa trajectoire, que s’interroger sur une seule et même question : celle au croisement de l’éthique et de l’esthétique, point possible, impossible, souhaitable, point à   repérer ou réinventer en étendant l’« extrême limite du possible » (Bataille). Le but est de fonder une «éthique de la création » pour laquelle le mot-valise d’«esth/éthique » est trouvé, la barre de séparation  identifiant. Mais comme il s’agit de mettre en lumière les conditions permettant à l’être humain d’accéder à sa propre humanité, voire de faire accéder l’humanité à sa vocation, sans doute ne faut-il pas négliger au-delà du versant éthique le  versant politique. L’impératif est important surtout qu’ « un deuil affecte en profondeur les sociétés démocratiques(…): qui est le peuple ? où est le peuple ? »  A l’heure de la mondialisation et du numérique, il faut tôt au tard comparaître devant un « procès-monde ».
          Curriculum est, comme le titre l’indique, par les voies de textes retouchés et regroupés, une espèce d’éducation, à la Flaubert,  philosophique ou intellectuelle, ou commise dans l’esprit de la troisième Considération inactuelle de Nietzsche « Schopenhauer éducateur ». Audi y explique en quel sens il est nietzschéen, ce qu’il tire de Lacan, en quoi il suit ou complète Foucault,  Derrida, Deleuze, de nombreux autres tout en pointant sa différence. Résumant une doctrine, il est fidèle, critique, éminemment créatif, sans quoi il ne ‘vivrait’ pas ‘plus’ et ‘mieux’. Il se passe de la rencontre physique, voire la conjure comme dans ce délicieux portrait des travers de Jacques Lacan. Il mène loin l’enquête, retrouve Platon, Augustin, Thomas d’Aquin, Leibnitz…
          Il ne saurait être question dans cet article de reproduire toutes les richesses d’un texte aux sinuosités capitales ni de s’éloigner de ses formulations. Nous nous contenterons d’abord de tracer des lignes de l’éducation, nous exposerons ensuite l’idée de création, pivot de l’ouvrage et de l’œuvre, telle qu’elle ressort d’un séminaire donné à l’USJ de Beyrouth à l’automne 2017.
          A Nietzsche présent dans tous les faits de notre temps mais auquel il faut laisser son inactualité radicale, l’auteur doit de considérer l’acte créateur comme la valeur suprême, valeur inscrite dans la vie, vie toujours incarnée dans l’individualité. Créer est le seul moyen pour la vie de se dépasser, pour l’homme d’aller au-delà  de la finitude, non seulement la mort, mais la « butée sur soi », c'est-à-dire l’impossibilité, pour le soi, d’être autre chose que lui-même. Créer, vouloir, donner forme autrement dit donner sens et valeur à ce qui naturellement n’en a pas pour qu’il devienne utile à la vie. Connaître l’ivresse créatrice dont les deux caractéristiques sont d’être généreuse et fécondante. « Et voilà aussi en quoi, et peut être seulement en quoi, je me reconnaîtrais volontiers ‘nietzschéen’. »
          C’est en philosophe que Paul Audi a lu Lacan, non en psychologue et possible disciple. Or si Lacan a laissé un « champ » riche et fertile, « le concept absolument grandiose et largement polysémique de jouissance », Audi se borne à évoquer ce qu’il y trouve de plus décisif. L’impossible est la seule mesure digne du désir, ce qui déclasse la « rêverie bourgeoise ». Nous devons notre essence à notre soumission aux pouvoirs du langage, à la dépendance à l’égard de la dette symbolique, ce dont les implications sur la liberté sont grandes. Avant Freud et Lacan, la tradition philosophique faisait résider le souverain bien dans le principe de plaisir, mais avec la pulsion de mort, l’éthique de la psychanalyse est « de ne pas céder sur son désir » au risque de perdre son humanité. Pour l’esth/éthique, la création jouissive conjure la contradiction infernale en préservant, sans le détruire, le corps parlant et désirant et en faisant entrevoir en ce bas monde la beauté, au moins égale à la bonté.
          Que veut dire créer ? Le concept est réputé de provenance théologique. Pour Derrida, c’est non seulement produire mais inventer. La production investit bien des domaines, l’invention implique de l’inattendu. Elle se doit d’être nouvelle, originale, singulière. Sans entrer dans les détails de l’analytique de l’invention qu’il l’entreprend, de ses fruits, de ses axes, des  caractéristiques disséminées qu’Audi énumère dans un ordre à lui, Derrida garde une différence entre créer et inventer : le premier verbe survient sur le fond d’un certain « rien », le second suppose règle et convention.
          Si Derrida a réinventé l’invention, Paul Audi cherche à réinventer la création, ce qui nécessite une seconde déconstruction. Sans entrer dans le  dédale impossible nommé création, citons ce propos confondant : « Le domaine du créateur n’est pas tant celui de la réalité (c’est bien plutôt celui du producteur) que celui de la possibilité. Plus qu’il ne réalise une possibilité, le créateur instaure le possible dans son être de possible, lequel n’existerait pas sans lui. Il est donc comme le Dieu de la Genèse, ce créateur de monde… »

          Autant que le récit d’une initiation, Curriculum est une œuvre initiatique.