FRANCIS BACON: ETUDE POUR UN AUTOPORTRAIT |
Paul Audi: Curriculum, Autour de l’esth/éthique, Verdier, 2019, 336pp.
Il
y a près de 11 ans, juin 2009, nous avons consacré ici même un article à
l’ouvrage de Paul Audi, Jubilations : « Jubiler n’est pas ‘jouir’ d’avoir atteint à
la satisfaction du désir mais ‘jouir’ d’être dans le désir le sujet de
celui-ci. Plus exactement, c’est ‘jouir’ d’être, au point de naissance du
désir, son surgissement même, et ce bien avant que le désir n’exacerbe sa
tension à force de buter contre son insatisfaction, pourtant inévitable. » Avec
son nouvel opus, suite à maint autre, le penseur franco-libanais (né en 1963)
ne quitte pas ses thèmes, ne cesse de les approfondir, de les mettre à
l’épreuve de sources et de champs
nouveaux, de les (re)créer, pourrait-on dire s’autorisant de lui qui affirme n’avoir fait, tout au long de sa
trajectoire, que s’interroger sur une seule et même question : celle au croisement
de l’éthique et de l’esthétique, point possible, impossible, souhaitable, point
à repérer ou réinventer en étendant l’« extrême limite du
possible » (Bataille). Le but est de fonder une «éthique de la
création » pour laquelle le mot-valise d’«esth/éthique » est trouvé, la barre
de séparation identifiant. Mais comme il s’agit de
mettre en lumière les conditions permettant à l’être humain d’accéder à sa
propre humanité, voire de faire accéder l’humanité à sa vocation, sans
doute ne faut-il pas négliger au-delà du versant éthique le versant politique. L’impératif est important
surtout qu’ « un deuil affecte en profondeur les sociétés
démocratiques(…): qui est le peuple ? où est le peuple ? » A l’heure de la mondialisation et du
numérique, il faut tôt au tard comparaître devant un « procès-monde ».
Curriculum
est, comme le titre l’indique, par les voies de textes retouchés et
regroupés, une espèce d’éducation, à la Flaubert, philosophique ou intellectuelle, ou commise dans
l’esprit de la troisième Considération inactuelle de Nietzsche
« Schopenhauer éducateur ». Audi y explique en quel sens il est
nietzschéen, ce qu’il tire de Lacan, en quoi il suit ou complète Foucault, Derrida, Deleuze, de nombreux autres tout en pointant
sa différence. Résumant une doctrine, il est fidèle, critique, éminemment créatif,
sans quoi il ne ‘vivrait’ pas ‘plus’ et ‘mieux’. Il se passe de la rencontre
physique, voire la conjure comme dans ce délicieux portrait des travers de Jacques
Lacan. Il mène loin l’enquête, retrouve Platon, Augustin, Thomas d’Aquin,
Leibnitz…
Il
ne saurait être question dans cet article de reproduire toutes les richesses
d’un texte aux sinuosités capitales ni de s’éloigner de ses formulations. Nous
nous contenterons d’abord de tracer des lignes de l’éducation, nous
exposerons ensuite l’idée de création, pivot de l’ouvrage et de l’œuvre,
telle qu’elle ressort d’un séminaire donné à l’USJ de Beyrouth à l’automne
2017.
A
Nietzsche présent dans tous les faits de notre temps mais auquel il faut
laisser son inactualité radicale, l’auteur doit de considérer l’acte créateur comme
la valeur suprême, valeur inscrite dans la vie, vie toujours incarnée
dans l’individualité. Créer est le seul moyen pour la vie de se dépasser, pour
l’homme d’aller au-delà de la finitude,
non seulement la mort, mais la « butée sur soi », c'est-à-dire l’impossibilité,
pour le soi, d’être autre chose que lui-même. Créer, vouloir, donner forme
autrement dit donner sens et valeur à ce qui naturellement n’en a
pas pour qu’il devienne utile à la vie. Connaître l’ivresse créatrice
dont les deux caractéristiques sont d’être généreuse et fécondante.
« Et voilà aussi en quoi, et peut être seulement en quoi, je me
reconnaîtrais volontiers ‘nietzschéen’. »
C’est
en philosophe que Paul Audi a lu Lacan, non en psychologue et possible
disciple. Or si Lacan a laissé un « champ » riche et fertile,
« le concept absolument grandiose et largement polysémique de jouissance »,
Audi se borne à évoquer ce qu’il y trouve de plus décisif. L’impossible
est la seule mesure digne du désir, ce qui déclasse la « rêverie
bourgeoise ». Nous devons notre essence à notre soumission aux pouvoirs du
langage, à la dépendance à l’égard de la dette symbolique, ce dont les
implications sur la liberté sont grandes. Avant Freud et Lacan, la tradition
philosophique faisait résider le souverain bien dans le principe de plaisir, mais
avec la pulsion de mort, l’éthique de la psychanalyse est « de ne pas
céder sur son désir » au risque de perdre son humanité. Pour
l’esth/éthique, la création jouissive conjure la contradiction infernale
en préservant, sans le détruire, le corps parlant et désirant et en faisant
entrevoir en ce bas monde la beauté, au moins égale à la bonté.
Que
veut dire créer ? Le concept est réputé de provenance théologique. Pour
Derrida, c’est non seulement produire mais inventer. La
production investit bien des domaines, l’invention implique de l’inattendu.
Elle se doit d’être nouvelle, originale, singulière. Sans entrer dans
les détails de l’analytique de l’invention qu’il l’entreprend, de ses fruits,
de ses axes, des caractéristiques
disséminées qu’Audi énumère dans un ordre à lui, Derrida garde une différence
entre créer et inventer : le premier verbe survient sur
le fond d’un certain « rien », le second suppose règle et convention.
Si
Derrida a réinventé l’invention, Paul Audi cherche à réinventer la création, ce
qui nécessite une seconde déconstruction. Sans entrer dans le dédale
impossible nommé création, citons ce propos confondant : « Le
domaine du créateur n’est pas tant celui de la réalité (c’est bien plutôt celui
du producteur) que celui de la possibilité. Plus qu’il ne réalise une
possibilité, le créateur instaure le possible dans son être de possible,
lequel n’existerait pas sans lui. Il est donc comme le Dieu de la
Genèse, ce créateur de monde… »
Autant
que le récit d’une initiation, Curriculum est une œuvre initiatique.
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