Friday, 6 March 2020

JOSEPH SAYEGH DANS UNE ŒUVRE ECLATEE





Joseph Sayegh: Journal sans jours (Yawmiyyâtt bilâ ’ayyâm), Dar Nelson, 2019, 418 pp.

Joseph Sayegh est né en 1929, année du jeudi noir, ce qui a alimenté sa tendance naturelle au pessimisme. A son récent livre publié à l’âge de 91 ans,  il est impossible de trouver un sujet, un pôle, un plan. Il passe des souvenirs aux réflexions,  de l’esquisse sociologique à l’écrit autobiographique,  de l’autocritique sévère à l’épanchement lyrique, du fond à la forme, des acquis de la science contemporaine à l’ontologie…Il questionne l’écrit tout en le mettant en accusation : « Toute écriture manque de pudeur », affirme-t-il. « Nous comprenons sur un fond de malentendus».
Des croquis astucieusement dessinés de la vie de naguère à Zahlé, la ville natale, sont parsemés sans ordre ni choix justifiables ; ils viennent directement de la souvenance, investis d’affection,  riches de leçons sociales et psychologiques. Vécus dans la frayeur et l’émotion, les souvenirs sont relatés avec finesse : les premiers amours, la cruauté et l’obscurantisme des responsables religieux, la fantaisie des enseignants dont Saïd Akl, la lutte de parents pauvres et leur sévérité  pour assurer une vie éminente  à leur progéniture, la voix douce de la mère et son chant mélodieux …Ils réapparaissent pour évoquer des villes, des rencontres, des souvenirs estudiantins ou littéraires.
Joseph Sayegh réussit à évoquer son ingratitude envers les personnes qui l’ont chéri, puis à leur rendre justice sans se perdre dans les larmoiements du pardon. « La vie m’a aimé et choyé mais j’ai passé mon existence à l’injurier pour des raisons que j’ignore. » Et de se demander : « Pourquoi la lumière aveugle-t-elle au lieu d’éclairer ? »
Sa vie, il l’a sacrifiée à l’amour si on peut appeler cela un sacrifice. Très tôt il a éprouvé l’extase de la beauté où qu’elle apparaisse et éminemment en la femme, un être investi d’émotions inconscientes et désincarné ; mais un peu plus loin le philosophe en lui proclame : « l’âme, c’est le corps ». Il ne cesse d’écrire, de prendre des risques, maniant une plume arabe de plus en plus alerte et interrogeant l’écriture comme accomplissement miné et la création comme activité vitale.


        

          Journal sans jours nous semble réunir les traits du « style tardif » dégagés par  Theodor W. Adorno (1903-1969), philosophe et musicologue, de la troisième période de Beethoven (« Spätsil Beethovens »), celle de la Missa solemnis,  des derniers quatuors et sonates. Edward Saïd[1] a étendus ces aspects à un plus large éventail de créations artistiques.  Le style tardif se distingue du style dernier ou ultime; celui-ci couronne une œuvre dans un renouveau d’énergie et la pleine harmonie des éléments comme le font les opéras finaux de Verdi, Otello et Falstaff.
Le style tardif implique une tension d’où sont absentes « toute harmonie et toute sérénité », une coupure avec l’ordre social et esthétique dominant, un « exil » né de « l’intransigeance » et prenant le parti pris de l’art « par une combinaison particulière de subjectivité et de convention » ; il s’oppose à l’abdication devant la réalité. Il est l’affirmation de la «totalité perdue » et de la synthèse impossible, le triomphe de l’épisode, du fragment et de la fissure; en lui, cohabitent un retour aux archaïsmes et l’annonce de langages futurs.
         L’âge est endurant, mais longue vie à Joseph !


         



[1] Cf. mon compte rendu (7/12/2012) dans ce blog sur l’ouvrage de Edward Said : Du style tardif, Musique et littérature à contre-courant, (On Late Style),  essai traduit de l’américain par M.-V.  Tran Van Khai, Actes sud, 2012.

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