Joseph Sayegh: Journal
sans jours (Yawmiyyâtt bilâ ’ayyâm), Dar Nelson, 2019, 418 pp.
Joseph Sayegh est
né en 1929, année du jeudi noir, ce qui a alimenté sa tendance naturelle au
pessimisme. A son récent livre publié à l’âge de 91 ans, il est impossible de trouver un sujet, un
pôle, un plan. Il passe des souvenirs aux réflexions, de l’esquisse sociologique à l’écrit autobiographique, de l’autocritique sévère à l’épanchement
lyrique, du fond à la forme, des acquis de la science contemporaine à
l’ontologie…Il questionne l’écrit tout en le mettant en accusation : « Toute écriture manque de pudeur »,
affirme-t-il. « Nous comprenons sur un fond de malentendus».
Des
croquis
astucieusement dessinés de la vie de naguère à Zahlé, la ville natale, sont
parsemés sans ordre ni choix justifiables ; ils viennent directement de la
souvenance, investis d’affection, riches
de leçons sociales et psychologiques. Vécus dans la frayeur et l’émotion, les
souvenirs sont relatés avec finesse : les premiers amours, la cruauté et
l’obscurantisme des responsables religieux, la fantaisie des enseignants dont Saïd
Akl, la lutte de parents pauvres et leur sévérité pour assurer une vie éminente à leur progéniture, la voix douce de la mère
et son chant mélodieux …Ils réapparaissent pour évoquer des villes, des
rencontres, des souvenirs estudiantins ou littéraires.
Joseph Sayegh réussit à évoquer
son ingratitude envers les personnes qui l’ont chéri, puis à leur rendre
justice sans se perdre dans les larmoiements du pardon. « La vie m’a aimé
et choyé mais j’ai passé mon existence à l’injurier pour des raisons que
j’ignore. » Et de se demander : « Pourquoi
la lumière aveugle-t-elle au lieu d’éclairer ? »
Sa
vie, il l’a sacrifiée à l’amour si on peut appeler cela un sacrifice. Très tôt
il a éprouvé l’extase de la beauté où qu’elle apparaisse et éminemment en la
femme, un être investi d’émotions inconscientes et désincarné ; mais un
peu plus loin le philosophe en lui proclame : « l’âme, c’est le
corps ». Il ne cesse d’écrire, de prendre des risques, maniant une plume
arabe de plus en plus alerte et interrogeant l’écriture comme accomplissement
miné et la création comme activité vitale.
Journal sans jours nous semble réunir les
traits du « style tardif » dégagés par Theodor W. Adorno (1903-1969), philosophe et
musicologue, de la troisième période de Beethoven (« Spätsil
Beethovens »), celle de la Missa solemnis, des derniers quatuors et sonates. Edward Saïd[1]
a étendus ces aspects à un plus large éventail de créations artistiques. Le style tardif se distingue du style dernier
ou ultime; celui-ci couronne une œuvre dans un renouveau d’énergie et la pleine harmonie des éléments
comme le font les opéras finaux de Verdi, Otello et Falstaff.
Le style
tardif implique une tension d’où sont absentes « toute harmonie
et toute sérénité », une coupure avec l’ordre social et esthétique
dominant, un « exil » né de « l’intransigeance » et prenant
le parti pris de l’art « par une combinaison particulière de subjectivité
et de convention » ; il s’oppose à l’abdication devant la réalité. Il
est l’affirmation de la «totalité perdue » et de la synthèse impossible,
le triomphe de l’épisode, du fragment et de la fissure; en lui, cohabitent un
retour aux archaïsmes et l’annonce de langages futurs.
L’âge
est endurant, mais longue vie à Joseph !
[1] Cf. mon compte rendu (7/12/2012) dans
ce blog sur l’ouvrage de Edward Said : Du style tardif, Musique et
littérature à contre-courant, (On Late Style), essai traduit de l’américain par M.-V.
Tran Van Khai, Actes sud, 2012.
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