un des plus anciens manuscrits du Coran maintenant en Grande Bretagne |
M. A. Amir-Moezzi et
Guillaume Dye (dir.) : Le Coran des historiens, T. 1, Etudes sur
le contexte et la genèse du Coran, T. 2 (en 2 volumes) Commentaire et
analyse du texte coranique, 1022
& 2390 pp, Cerf, 2019.
L’ampleur de ce Coran des historiens dont les pages
imprimées dépassent les 3500 (suivies d’un 3ème volume à paraître sous
forme électronique pour la liste des nouvelles études en perpétuel
accroissement depuis 1990 et 2000) ainsi que « la rigueur, la précision et
l’érudition scientifiques » de ce docte corpus ne doivent pas détourner le
lecteur cultivé de ce livre encyclopédique. D’abord il cherche à mettre, au
prix d’efforts louables, la synthèse des études passées et le résultat des
recherches actuelles sur le Coran à la disposition du plus large public.
Ensuite, la lecture des textes introductifs est aussi passionnante que celle
d’un roman policier dont on cherche à résoudre l’énigme mais dont les indices
s’évaporent soit pour être des preuves insuffisantes soit pour s’intégrer dans
des scenarii plausibles et contradictoires. Constructions scientifiques et antiroman mêlés, pourrait-on
risquer, sans porter atteinte aux apports de l’entreprise et en reconnaissant
son extrême richesse et son sérieux.
Le Dictionnaire du Coran, dont nous avons dit tant
de bien ici même (avril 2008) et qui a été dirigé par l’un des codirecteurs du
présent ouvrage s’appuyait principalement sur les sources musulmanes, faisant
une place nette aux sources chiites. Celui-ci ne le fait que très
secondairement, s’occupe du livre saint de l’islam comme « document
historique, littéraire, linguistique et religieux du VIIe siècle » et
cherche à l’installer dans « les traditions bibliques vivantes de
l’antiquité tardive ». Il se fonde exclusivement sur des recherches
historiques et philologiques indépendantes du registre de la foi et
principalement entreprises par les cercles académiques scientifiques des 2
derniers siècles.
Le premier volume est une substantielle introduction à
l’univers qui a vu naître le Coran : il cherche à présenter ce qui se
passe en Arabie et dans ses voisinages lors de l’avènement de Muhammad. Il se
subdivise en 3 parties. La première est consacrée aux contextes historique
et géographique : l’Arabie
préislamique, les relations entre Arabes et Persans, ce qu’on peut savoir
« ou ne pas savoir » de Muhammad, des grandes conquêtes et de la
naissance de l’empire arabe (4 chapitres). La deuxième étudie le Coran comme
« carrefour » de traditions et de religions de l’Antiquité
tardive : judaïsme, christianismes divers, judéo-christianisme,
manichéisme, sources dites « apocryphes » ou apocalypses notamment
syriaques, juives et zoroastriennes, et, nouveauté, l’environnement juridique
(10 chapitres). La troisième aborde le Coran par l’histoire de l’étude de ses
manuscrits en Occident, par les approches codicologique[1]
et épigraphique, l’étude de son contexte, de sa composition et de sa canonisation,
enfin la perception shî‘ite de son histoire (6 chapitres). Une trentaine de remarquables
chercheurs de diverses nationalités et académies participent à l’entreprise et
font état des plus récentes découvertes archéologiques et autres.
Le deuxième volume commente une à une les sourates et
versets du Coran. Il présente la synthèse des résultats des recherches
historico-critiques et philologiques depuis le début du XIXème siècle jusqu’à
nos jours augmentés parfois de nouvelles pistes d’investigations proposées par
les auteurs. Il comporte lui-même 2 tomes, le premier allant de la Fâtiha
à la sourate 26, le second de la sourate 27 à la sourate 114.
Dans un article central (pp. 733-846), le codirecteur
Guillaume Dye fixe les objectifs : non pas faire la synthèse des
recherches existantes, mais comprendre la trajectoire des études coraniques en
Occident, déterminer les problèmes méthodologiques les plus aigus actuellement
posés, et esquisser des pistes de réflexion prometteuses ; un objectif
triple « historiographique, analytique et prospectif ».
Le Coran est un texte énigmatique, profondément
anhistorique, polémique, « fonctionnant par slogans ». Il regroupe
des genres littéraires très divers : sermons, récits dialogués,
controverses et polémiques, proclamations oraculaires, versets juridiques,
prescriptions rituelles, hymnes et prières… La tradition musulmane n’a pas nié
« un caractère décousu, désordonné, déconcertant et obscur » du Livre,
mais elle a fourni un « récit-cadre » pour mettre en ordre
inspiration et prédication.
Le grand philologue allemand Theodor Nôldeke (1836-1930),
dont l’influence persiste, a « naturalisé » ou «laïcisé »
les récits d’une tradition principalement sunnite : Muhammad est l’auteur
du Coran, tous ses morceaux sont authentiques, sa collecte/édition a été
réalisée sous l’initiative du calife ‘Uthman (m.656)…Sous l’impact de multiples
critiques et en se fiant au texte sans évidemment ignorer les sources
islamiques (devenues elles mêmes objet d’examen), les chercheurs ont changé de paradigme [2],
passant à un nouveau cadre définissant les problèmes et méthodes légitimes de
leur discipline : rassembler autant d’indices que possible dans le texte
même du Coran sans présupposer le modèle traditionnel de sa genèse.
Le
contexte comme la composition du Livre[3]
saint posent des problèmes qu’on peut regrouper sous des rubriques
abstraites : de quoi parle le texte et de quelle manière ? Comment
cet ouvrage hétérogène a-t-il été composé ? Mais les tentatives et
esquisses de réponse auxquelles donnent lieu ces questions sont captivantes.
Pour ne retenir qu’un exemple, prenons celui du christianisme dans le Coran.
D’abord il s’avère que l’arrière-plan chrétien y dépasse le background juif
(personnages, traditions, angéologie, démonologie…) Or la présence de chrétiens
en Arabie occidentale n’est avérée ni par les sources islamiques ni par
d’autres. D’où 4 options pour répondre à la question, dont aucune ne le fait
totalement : 1. Le Hedjaz connaissait au VIIe siècle
une présence et une culture chrétiennes comparable au reste de la péninsule
arabique et à la Syrie et Palestine proches ; 2. Les thèmes chrétiens
seraient parvenus au prophète par le biais de voyageurs, marchands,
missionnaires…venus à la Mecque ou rencontrés ailleurs ; 3. La carrière de
Muhammad s’est déroulée ailleurs qu’en Arabie occidentale ; 4. Une partie
du Coran a été rédigée après la mort du prophète. « Ces
différentes options sont d’ailleurs, dans certains cas, plus complémentaires
qu’exclusives », conclut Dye.
Près d’un demi-siècle après sa critique par Edward Saïd
(1979), l’orientalisme montre sa vivacité. Il a gagné à lui des chercheurs de
l’autre rive sans leur faire renoncer à leur croyance. Il étend son champ et
renouvelle ses méthodes. N’a-t-il tiré aucune leçon de sa critique ou celle-ci
était-elle hors de propos ? La rigueur désormais apportée à la discipline,
la disparition d’une certaine hargne, la grande ouverture aux autres sciences
de l’homme font état d’un nouveau climat. La critique des sources
islamiques ne fait que les aligner sur
les autres sources religieuses. Non seulement elle est en quête de vérité, mais
elle « cherche à remplir son rôle civique, aussi modeste soit-il »
(M.A. Amir-Moezzi).
[1] La codicologie est l’étude des livres en
tant qu’objets matériels.
[2] Le concept est utilisé au sens que lui
donne Thomas Kuhn in : La Structure des révolutions scientifiques, 1970,
Flammarion, coll. Champs.
[3] Il semble que pour la vulgate coranique,
le rôle important revienne au califat omeyyade de ‘Abd-al-Malik bin
Marwan : « Les symboles suprêmes de l’instauration de la nouvelle
religion arabe sont, d’une part, la construction ou l’achèvement du dôme du Rocher
à Jérusalem, l’officialisation d’un Coran officiel, appelé la Vulgate de
‘Uthmân, et, d’autre part, la sacralisation des villes arabes de La Mecque et
Médine… » M.A. Amir-Moezzi, Le shi’isme et le Coran, T.I, p. 956)
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