Charles Dantzig: Dictionnaire
égoïste de la littérature mondiale, Grasset, 2019, 1248pp.
L’égoïsme et la lexicographie semblent convenir à Charles
Dantzig. Quatorze ans après son volumineux Dictionnaire égoïste de la
littérature française (2005, 968 pp), il publie un autre de la
littérature mondiale encore plus volumineux. L’abécédaire ne restreint pas
la liberté, la revendication de l’égoïsme lui donne ses lettres de
créance et une certaine immunité contre les critiques. Le passage à
l’universalité élargit l’horizon surtout qu’il s’accompagne d’une vaste étendue
historique allant d’Héraclite à Susan Sontag, va au-delà des genres pour saisir
Platon, Machiavel, Nietzsche… Mais on peut compter sur les lectures de
l’auteur, ses voyages, sa culture artistique pour relever le défi. Lui reproche-t-on
d’avoir ignoré les lettres arabes anciennes et modernes, de n’avoir mentionné des
Persanes que l’histoire d’Ali-Baba, le voici qui cite longuement la mu‘allaqa
(suspendue) du poète préislamique Tarafa pour y déceler l’une des plus
grandes œuvres du monde.
Il est difficile de venir à bout du livre de Dantzig non
seulement en raison du nombre des pages, mais aussi de la variété des
littératures (italienne, allemande, anglaise, hispanique…), des entrées
(auteurs, livres, personnages, concepts importants ou récréatifs). Une lecture
méticuleuse pourrait relever les constantes qui commandent l’énorme corpus et
s’expriment de différentes manières. L’aversion de l’auteur aux qualificatifs
inutiles, l’attention portée à la ponctuation, aux adverbes, aux conjonctions…
composent un art d’écrire antécédemment affirmé : «Presque chaque
fois qu’on écrit mais, ou, et, donc, or, ni,
car (mais aussi parce que ou c’est pourquoi) dans une
phrase, et toujours quand c’est en début de phrase, on peut les supprimer,
faites le test. » Cette prescription générale s’accompagne de techniques
régionales (roman, conte…) et même d’un
art d’éditer (Ce qui aurait manqué à Joyce pour Ulysse). Kafka ne figure pas comme entrée
indépendante, mais vous le trouvez comparé à Nabokov, Tchekhov pour l’élever ou
l’amoindrir.
Si on procède pour la lecture du Dictionnaire en
partant de son plaisir propre comme le fait l’auteur, on commence par les articles
sur les œuvres aimées et appréciées. On tombe sur des points de vue hautement dépréciatifs.
Les Hauts de Hurlevent est « trop fastidieux, trop
réitératif » sans scène brillante, phrase complice, surprise ou délice. Dans
L’Amant de Lady Chatterley, « rien d’érotique », nulle
bienséance, roman « d’apparence naturaliste », « à
thèse », ses personnages supposés sympathiques sont antipathiques et
l’inverse. « Il est le contraire de ce qu’a accompli Lawrence, fils du
peuple monté aux duchesses(…) » De T. S. Eliot, « il émane une
raideur froide, gélatineuse. Elle vient de ses moments moraux. » Hamlet,
la pièce comme le personnage, sont traités de très haut ; elle « se
passe un dimanche. Seul un jour d’un pareil ennui peut-on concevoir des
assassinats aussi mornes. » De Gombrowicz dont Ferdydurke et La
Pornographie sont deux grandes œuvres du XXème siècle, il n’est presque
question que de son Journal, d’une homosexualité qui lui fait honte, de
sa polonité et de sa ‘polonitude’…
Passés les premiers chocs personnels, il faut reconnaître à
l’ensemble de l’ouvrage de mêler invention intérêt plaisir, des articles
fouillés équilibrés ou laudatifs, des surprises de formulations heureuses, des
réflexions de fond sur l’essence de la littérature ou la vie, une verve
polémique jamais en manque, des liens créés avec les lettres françaises, des
ponts jetés avec les autres arts (Nicolas de Staël, Richard Strauss, Puccini…), une insistance sur l’honnêteté des auteurs
(Beckett « ne cherche pas à (s’)impressionner, mais la sincérité. C’est un
artiste probe », « on n’a jamais vu une personne aimant Oscar Wilde
être un salaud »). On ne peut reprocher à Dantzig une injustice
occasionnelle indispensable à son écriture, mais l’obscurité qu’il signale jusque
chez Shakespeare (« condensation inouïe des images ») et dont il
blâme justement Gombrowicz entache souvent son style.
Sur tout ce qui précède, les exemples fourmillent. Les
articles sur Ulysse et L’homme sans qualités sont menés avec
maestria : franchise, maîtrise du sujet, équilibre des qualités et des
défaillances, de l’originalité et de la règle. « Un roman n’est pas un
examen que le lecteur doive passer. » Le critique le passe
brillamment : « ce livre lourd a des légèretés enchanteresses »
dit-il de celui de Joyce, exemples à l’appui. De Musil : Le scepticisme
des personnages a contaminé l’auteur, « l’ironie peut être le sourire de
la dépression », « grand livre passionnant, jamais
enthousiasmant. » Guerre et Paix est disséqué dans une optique des
plus admiratives : «C’est en cela que les bons romans ressemblent à
la vie, sont dans la vie, sont la vie : ils procèdent comme elle, non pas
sans logique, mais sans enchaînement. »
Thomas Bernhard a droit à un trait créatif et
juste : « Il écrit comme la mer(…) Il n’est pas monotone, pourtant, car à
chaque vague il apporte une retouche et, lentement, une progression se
fait. » Beckett, dont l’auteur préfère le théâtre au roman
« naturaliste ralenti », est saisi en son point
capital : « Il est sans doute allé le plus loin qu’on puisse
littérairement aller dans la contestation de la vie. » Shakespeare est le
génie égal aux dieux. « Ne le commencez pas, c’est une drogue. On
l’ouvre : tout ce qu’on faisait d’autre est annulé. »
La
dimension égoïste du Dictionnaire de Dantzig lui permet de
glisser des souvenirs et des aveux intimes dans ses articles, et ce qui peut
paraître prétentieux de comparer ses œuvres à celles de géants. Elle l’oblige à
se perpétuer dans une originalité souvent salutaire, parfois périlleuse. Son
génie est principalement énumératif comme le montrent ses listes sarcastiques
et ses articles.
Nous prenons tellement de plaisir aux chansons
énumératives de Ferré : « la mélancolie », « la
nuit », « A toi »…
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