Thursday, 2 April 2020

DEFRICHEMENT EGOISTE DE LA LITTERATURE MONDIALE






Charles Dantzig: Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale, Grasset,  2019, 1248pp.
          L’égoïsme et la lexicographie semblent convenir à Charles Dantzig. Quatorze ans après son volumineux Dictionnaire égoïste de la littérature française (2005, 968 pp), il publie un autre de la littérature mondiale encore plus volumineux. L’abécédaire ne restreint pas la liberté, la revendication de l’égoïsme lui donne ses lettres de créance et une certaine immunité contre les critiques. Le passage à l’universalité élargit l’horizon surtout qu’il s’accompagne d’une vaste étendue historique allant d’Héraclite à Susan Sontag, va au-delà des genres pour saisir Platon, Machiavel, Nietzsche… Mais on peut compter sur les lectures de l’auteur, ses voyages, sa culture artistique pour relever le défi. Lui reproche-t-on d’avoir ignoré les lettres arabes anciennes et modernes, de n’avoir mentionné des Persanes que l’histoire d’Ali-Baba, le voici qui cite longuement la mu‘allaqa (suspendue) du poète préislamique Tarafa pour y déceler l’une des plus grandes œuvres du monde.
          Il est difficile de venir à bout du livre de Dantzig non seulement en raison du nombre des pages, mais aussi de la variété des littératures (italienne, allemande, anglaise, hispanique…), des entrées (auteurs, livres, personnages, concepts importants ou récréatifs). Une lecture méticuleuse pourrait relever les constantes qui commandent l’énorme corpus et s’expriment de différentes manières. L’aversion de l’auteur aux qualificatifs inutiles, l’attention portée à la ponctuation, aux adverbes, aux conjonctions… composent un art d’écrire antécédemment affirmé : «Presque chaque fois qu’on écrit mais, ou, et, donc, or, ni, car (mais aussi parce que ou c’est pourquoi) dans une phrase, et toujours quand c’est en début de phrase, on peut les supprimer, faites le test. » Cette prescription générale s’accompagne de techniques régionales (roman, conte…)  et même d’un art d’éditer (Ce qui aurait manqué à Joyce pour Ulysse).  Kafka ne figure pas comme entrée indépendante, mais vous le trouvez comparé à Nabokov, Tchekhov pour l’élever ou l’amoindrir.
          Si on procède pour la lecture du Dictionnaire en partant de son plaisir propre comme le fait l’auteur, on commence par les articles sur les œuvres aimées et appréciées. On tombe sur des points de vue hautement dépréciatifs. Les Hauts de Hurlevent est « trop fastidieux, trop réitératif » sans scène brillante, phrase complice, surprise ou délice. Dans L’Amant de Lady Chatterley, « rien d’érotique », nulle bienséance, roman « d’apparence  naturaliste », « à thèse », ses personnages supposés sympathiques sont antipathiques et l’inverse. « Il est le contraire de ce qu’a accompli Lawrence, fils du peuple monté aux duchesses(…) » De T. S. Eliot, « il émane une raideur froide, gélatineuse. Elle vient de ses moments moraux. » Hamlet, la pièce comme le personnage, sont traités de très haut ; elle « se passe un dimanche. Seul un jour d’un pareil ennui peut-on concevoir des assassinats aussi mornes. » De Gombrowicz dont Ferdydurke et La Pornographie sont deux grandes œuvres du XXème siècle, il n’est presque question que de son Journal, d’une homosexualité qui lui fait honte, de sa polonité et de sa ‘polonitude’…
          Passés les premiers chocs personnels, il faut reconnaître à l’ensemble de l’ouvrage de mêler invention intérêt plaisir, des articles fouillés équilibrés ou laudatifs, des surprises de formulations heureuses, des réflexions de fond sur l’essence de la littérature ou la vie, une verve polémique jamais en manque, des liens créés avec les lettres françaises, des ponts jetés avec les autres arts (Nicolas de Staël, Richard Strauss, Puccini…),  une insistance sur l’honnêteté des auteurs (Beckett « ne cherche pas à (s’)impressionner, mais la sincérité. C’est un artiste probe », « on n’a jamais vu une personne aimant Oscar Wilde être un salaud »). On ne peut reprocher à Dantzig une injustice occasionnelle indispensable à son écriture, mais l’obscurité qu’il signale jusque chez Shakespeare (« condensation inouïe des images ») et dont il blâme justement Gombrowicz entache souvent son style.
          Sur tout ce qui précède, les exemples fourmillent. Les articles sur Ulysse et L’homme sans qualités sont menés avec maestria : franchise, maîtrise du sujet, équilibre des qualités et des défaillances, de l’originalité et de la règle. « Un roman n’est pas un examen que le lecteur doive passer. » Le critique le passe brillamment : « ce livre lourd a des légèretés enchanteresses » dit-il de celui de Joyce, exemples à l’appui. De Musil : Le scepticisme des personnages a contaminé l’auteur, « l’ironie peut être le sourire de la dépression », « grand livre passionnant, jamais enthousiasmant. » Guerre et Paix est disséqué dans une optique des plus admiratives : «C’est en cela que les bons romans ressemblent à la vie, sont dans la vie, sont la vie : ils procèdent comme elle, non pas sans logique, mais sans enchaînement. » 
 Thomas Bernhard a droit à un trait créatif et juste : « Il écrit comme la mer(…) Il n’est pas monotone, pourtant, car à chaque vague il apporte une retouche et, lentement, une progression se fait. » Beckett, dont l’auteur préfère le théâtre au roman « naturaliste ralenti », est saisi en son point capital : « Il est sans doute allé le plus loin qu’on puisse littérairement aller dans la contestation de la vie. » Shakespeare est le génie égal aux dieux. « Ne le commencez pas, c’est une drogue. On l’ouvre : tout ce qu’on faisait d’autre est annulé. »
La dimension égoïste du Dictionnaire de Dantzig lui permet de glisser des souvenirs et des aveux intimes dans ses articles, et ce qui peut paraître prétentieux de comparer ses œuvres à celles de géants. Elle l’oblige à se perpétuer dans une originalité souvent salutaire, parfois périlleuse. Son génie est principalement énumératif comme le montrent ses listes sarcastiques et ses articles.
            Nous prenons tellement de plaisir aux chansons énumératives de Ferré : « la mélancolie », « la nuit », « A toi »…          

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