Wednesday 18 November 2020

UNE VOIE POUR LA CONVIVIALITE, L’AMOURLA POESIE 

 

Edgar Morin, avec la collaboration de Sabah Abouessalam: Changeons de voie, Les leçons du coronavirus, Denoël, 2020, 34pp. 

A 99 ans, Edgar Morin, probablement le plus grand intellectuel français en vie, élabore en une trentaine de pages typographiquement denses, une synthèse très convaincante sur cette mégacrise dont le centre est le covid 19. La pandémie n’a pas seulement pris des dimensions dangereuses et universelles, elle révèle une polycrise en mettant à nu des impasses à tous les niveaux de la société, au cœur même de l’homme, de ses relations avec la Terre. Morin nous confronte à ubuisson de questions, réaffirme ses affinitéet sympathies. Mais nul plus que lui, par l’intérêt profond porté en permanence à l’actualité, par sa Méthode générale intégrant /désintégrant la nature,  la vie, la connaissance, par la centralité de la complexité en sa pensée,  par sa conception d’une histoire ouverte et d’une éthique indispensable n’aurait pu confronter aussi radicalement le sujet.

Certes la majeure partie des informations, des problèmes, des solutions ici mentionnés sont dans le domaine public et ne peuvent se prévaloir d’une totale originalité. Mais nous sommes toujours en présence d’une pensée alerte, d’une construction qui sait étager, lier et délier  les niveaux, nouer le savoir et l’agir avec une souveraine justesse.

Le coronavirus n’est pas la première « vicissitude » d’un siècle qui en vit plus d’une, de la grippe espagnole que sa mère contracta en 1917, à la guerre mondiale en passant par la crise de 1929 et le triomphe des fascismes.  L’auteur accorde une importance particulière à la crise écologique, révélée par le rapport Meadows en 1972, et dont la prise de conscience fut lente et demeure incomplète. Cette faille est due, d’une part, aux religions, philosophies, sciences humaines qui ont « disjoint radicalement nature et culture, homme et animal », d’autre part, aux intérêts économiques voués aux bénéfices immédiats. Il faut donc résister à « deux barbaries » en intégrant la politique dans l’écologie et l’inverse, lutter contre ces profits qui portent mal aux hommes, à la nature, à leur bonne entente. Le covid 19 n’est pas la première pandémie. L’unification bactérienne de la planète s’est opérée avec la conquête des Amériques. Mais par ses aspects multiples combinant crises politiques, économiques, sociales, écologiques, nationales, planétaires et les liant entre elles, il exige une approche et une réflexion nouvelles : « tout ce qui semblait séparé est inséparable ». 

Morin consacre son premier chapitre aux « 15 leçons » du coronavirus. Leçons sur nos existences, notre mode de vie, nos vrais besoins; sur la condition humaine faite d’intelligence et d’animalité, de puissance et de débilité; sur l’irruption de la mort dans la vie quotidienne alors qu’elle était reportée dans le futur; sur notre civilisation qui nous porte à l’extraversion et nous voit se confiner et/ou entrer en nous-mêmes ; sur le réveil des solidaritésl’inégalité sociale dans le confinement ; sur la nature d’une crise qui peut aller dans des sens opposés ; sur la science et la decine dont les vérités ne sont pas absolues et qui voient leurs pontes se disputer, l’hyperspécialisation affronter le globalisme; sur notre intelligence habituée à compartimenter l’inséparable et à donner la priorité au technico-économique sur le qualitatif : « ainsi, ce n’est pas seulement notre ignorance, mais aussi notre connaissance qui nous aveuglent». Les carences de la politique sont mises en lumière : elle favorise le capital au détriment du travail,sacrifie la prévision à la rentabilité et à la compétitivité. Le dogme du néolibéralisme qui règne sur la planète « réduit toute politique à l’économique et tout économique à la libre concurrence » ; il amplifie les inégalités socialesdonne la suprématie aux puissances financières.La pandémie remet sur le tapis délocalisations et dépendance nationalerévèle l’importance d’une autonomie vivrière. Elle dénonce une mondialisation techno-économique, une interdépendance sans solidarité, ni liens culturels entre peuples et nations…

Les défis de l’après-coronaauxquels est consacré le deuxième chapitre, indiquent comment l’actuelle crise sanitaire, accompagnée d’une crise politique et économique annonce une crise alimentaire et sociale. Ils sont de multiples natures. Ils peuvent déboucher sur le pire : une régression néoautoritaire et néototalitaire, des guerres et des guerres civiles, une montée des haines suite aux catastrophes naturelles, immigrations…Mais on peut en préserver le meilleur : un nouveau rapport au temps (libération d’un temps chronométré, surchargé…), la perpétuation des solidarités nées au sein de la crise. Aux divers défis et menaces il faut répondre par « un essor de la vie conviviale, aimante, poétique ».

Réveiller les esprits conduit à changer la voieLe troisième et dernier chapitre rejoint le titre et propose, outre un programme pour la France, des politiques de civilisation, de l’humanité, de la Terre et un humanisme régénéré. Le texte est trop dense et trop riche pour être résumé. Il ne prône ni une révolution (celles du XXème ont échoué par leur oppression et leur retour à la case départ), ni un projet de société (terme statique dans un monde en transformation). 

La démocratie parlementaire si nécessaire soit-elle se dévitalise avec l’aplatissement de la pensée politique, la corruption et le désintérêt des citoyens. Il faut donc des formes nouvelles de participation citoyenne. De même, on peut rétablir comme non antinomiquesmondialisation et démondialisation, croissance et décroissance,développement et enveloppement. Il faut plaider pour la vraie vie qui est poésie : « Vivre poétiquement, c’est vivre pour vivre ! » sans négliger la prose indispensable.  Respecter l’humanité dans son unité et sa diversité anthropologique ; protéger  les peuples premiers mais aussi retrouver le gout du bricolage et l’usage des sensUne solidarité avec la Terre dans sa filiation biologique et ontologique s’impose ainsi qu’une politique de l’eau, des énergies propres, du traitement des déchets …Quant au nouvel humanisme,  il prend en compte un homme complexe : sapiens et demens, faber et mythologicus, economicus et ludens

Edgar Morin nous livre une issue et des combats. Un legs à la mesure des temps durs et des grands espoirs

 

LIBAN : GUERRE TERMINEE, GUERRE INTERMINABLE

Dima de Clerck, Stéphane MalsagneLe Liban en guerre 1975-1990, Belin, 2020, 480pp.




Je n’aime pas les livres sur la guerre du Liban, je l’ai vécue passif et curieux des régions et des sphères, dans l’angoisse, la peur, l’espoir puis je n’ai cessé de la revivre dans des livres qui la couvraient, dévoilant plus l’indigne et les laideurs que la décence et le vouloir vivre. J’étais surtout agacé par cette troupe de chercheurs qui l’ont toujours prévue, en lui donnant les qualificatifs les plus affinés, et qui ne voient en le Liban que des échecs qui se perpétuent et s’aggravent. Sans être aveugle aux défaillances flagrantes, j’estime certaines acquisitions positives et ne peux que comparer la République aux Etats qui l’entourent. Pour les années 1975-1982, Samir Kassir a offert une synthèse étourdissante et convaincante, mais on n’a cessé, malgré l’objectivité, de discuter, à deux, certains partis pris.

Le livre de Dima de Clerck et de Stéphane Malsagne prolonge la recherche jusqu’en 1990. Son sérieux, son érudition qui ne cesse d’intégrer leurs précédents travaux, des archives et les nombreuses investigations dauteurs presque impossibles à embrasser tant elles se sont appliquées aux coins et recoins, sa rigueur dans une approche qui intègre les niveaux local, national et régional les uns dans les autres ne peuvent qu’être salués. Si on ajoute aux atouts précédents l’amitié et la générosité de ces deux chercheurs, il faut saluer une patience et une quête à toute épreuve et un livre qui mérite d’être connu et qui est désormais une référence obligée.

L’ouvrage cherche à couvrir l’intégralité de la guerre tout en dénonçant les « dates iconiques » et en cherchant à « repenser les périodisations classiques du conflit ». Il montre qu’elle a  débuté avant le 13 avril 1975 et que le 13 octobre 1990 ne la clôt pas, s’il est possible de parler pour une guerre ‘civile’ de fin, et pour les Libanais de paix interne et externe.  La querelle n’a cessé de s’entamer et n’arrête pas de recommencer, processus agonistique indéfiniment hégélien ou héraclitien. Certes de nombreuses interprétations parsemées peuvent être discutées, quelques sources jugées douteuses, mais là est le destin de toute recherche. L’ampleur de l’investigation  dans des domaines variés historiques, économiques, politiques, militaires…a exigé des efforts immenses. Relier ces éléments entre eux et à un niveau global supérieur, les pratiques miliciennes aux rouages du capitalisme financier, une guerre communautaire à l’espace monde, requiert à son tour une conceptualisation ferme dont les auteurs se sont bien acquittés. 

Je ne peux toutefois que me séparer de mes amis sur l’interprétation de l’intifida (soulèvement) d’octobre 2019. Chaque fois que le livre l’évoque, il le fait avec méfiance parlant des « démons du passé » et des risques de reprise de la guerre civile. Or non seulement il reste imprécis sur ce lien supposé, mais ne voit pas tout le positif d’un élan populaire généreux qui non seulement refuse une classe politique corrompue et incompétente, mais casse les cadres communautaires et régionaux pour célébrer l’unité nationale dans une république civile. Jusqu’à présent le soulèvement n’est pas parvenu à devenir une révolution, en raison de mille embuches internes et externes, mais on ne peut trouver en dehors de lui aucune possibilité de salut pour le Liban. Par lui seul peuvent venir le progrès et la paix. Dans une telle perspective, on peut éclairer au milieu de tant de déchirements, de mythes, d’inégalités, de difficultés, l’acheminement des Libanais, dont près de la moitié refusait le Grand Liban lors de sa proclamation en 1920, vers une conscience et une identité nationales éprises de liberté, d’égalité et de fraternité. 

Le Liban en guerre est un livre dense dont on ne peut résumer toutes les richesses. Iétale, avec une profusion de détails, les tragédies du pays. Il remonte aux causes qui y ont mené avec un effort de « juste distance » et de « recul nécessaire ». Il dévoile aussi un positif rarement étudié ou mis en lumière. Pour supporter l’insupportable, les civils ont bénéficié d’un instinct de vie supérieur aux menaces de la mortAux pires moments, « ont survécu des éléments fondamentaux de la culture politique libanaise (volonté de coexister, de tolérance et de recherche du consensus dans la diversité) ». Même les miliciens avouaient préférer le vivre-ensemble à la guerre. En majorité à la fin des années 1980, les Libanais étaient pour une solution démocratique et libérale. 

Les pages sur « l’économie milicienne » (pp 298-307) sont ahurissantes. Elles ne sont dépassées, dans le sensationnel, que par celles sur la place prise par le Liban dans les flux illicites mondiaux (terrorisme, drogues, armes, adoptions d’enfants…) (pp 357-368). Nous avons lu avec plus d’apaisement la partie consacrée à l’installation despénuries (eau, électricité, nourriture), la réorganisation de la vie quotidienne,  l’essor  d’« une culture de la débrouille » : elle nous met en mémoire ces années noires ou grises et cette rareté dont Sartre fait, dans sa Critique de la raison dialectique, un trait essentiel de la condition de l’homme.