Wednesday, 31 December 2008

LEVI-STRAUSS: UN TOTEM SANS TOTEMISME


















Claude Lévi-Strauss : Œuvres, Préface par Vincent Debaene, Edition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, Bibliothèque de la pléiade, 2063pp, NRF.

De bout en bout, l’année 2008 où Claude Lévi-Strauss célébra en novembre le centième anniversaire de sa naissance aura été la sienne. En mai, parut une sélection de ses oeuvres dans La Pléiade, ce qui sembla autant enrichir la collection que confirmer l’auteur. Les revues les plus prestigieuses lui consacrèrent leurs couvertures tout en lui décernant les titres les plus élogieux : « Le dernier des géants », « Le penseur du siècle »… La longévité de Lévi-Strauss ne pouvait qu’être saluée et conduire à mieux connaître les nombreuses facettes d’un personnage réputé froid et neutre et le marasme général de la pensée actuelle en France poussait à s’accrocher à un penseur de réputation mondiale et à une œuvre qui a révolutionné son domaine propre et bousculé de nombreux champs proches. Il n’en reste pas moins qu’une dynamique Lévi-Strauss ne cesse de séduire et de produire des effets sur les lecteurs où la contestation et le refus des paradoxes de l’anthropologue le disputent à l’accord et à l’admiration.

L’ouvrage de la pléiade comporte peu d’inédits pour le lecteur non spécialisé, mais les éditeurs ont su le marquer du soin apporté par l’auteur à chacune de ses publications (choix des illustrations, facilité des renvois, lisibilité d’une page nette et sans surcharge dont l’exemple est particulièrement donné par La potière jalouse et ses « références »…) S’il est permis de regretter les formats originaux, le corps des caractères, les couvertures colorées (parfois reproduites ici)…on ne peut échapper, en revanche, à la magie d’un volume dont on semble découvrir les textes les plus célèbres pour la première fois tant le style se dévoile et s’impose, et dont la sélection, établie par l’auteur lui-même, et l’unité énigmatique de l’ensemble sont prenants.

Lévi-Strauss a reçu une formation de philosophe et passé son agrégation en 1931. Il gagne ses galons d’ethnographe dans deux expéditions menées au Brésil entre 1935 et 1938. Mais c’est aux Etats-Unis où il émigre au début des années quarante pour échapper au nazisme que prennent leur départ les travaux et les publications qui feront sa réputation. Deux étapes peuvent alors distinguer sa recherche. Dans la première, il fonde théoriquement le structuralisme et l’applique au domaine de la parenté et l’alliance (1943-1955). Dans la seconde, sa méthode s’étend à un nouveau domaine, l’analyse des mythes, plus particulièrement les récits des sociétés amérindiennes. Si l’on passe d’un domaine à prédominante sociologique à un autre à dominante intellectuelle, la priorité du symbolique est à l’œuvre dans les deux champs : un nombre restreint d’éléments entre dans des combinaisons variables et en nombre limité. Elle se passe de sujet, s’impose à l’imaginaire et à l’affectivité, mais est probablement en sympathie avec la nature : « Car le structuralisme est résolument téléologique ».

Dans les Œuvres ne sont retenus ni le grand corpus du premier moment (Les structures élémentaires de la parenté, 1949), ni celui du second moment (Les quatre volumes de Mythologiques, 1964-1971), ni les articles réunis dans Anthropologie structurale I et II et Le regard éloigné (1958, 1973, 1983) qui ont tant fait pour la propagation de la méthode structurale et le combat théorique contre le racisme et pour l’égalité des cultures. De Tristes tropiques (1955) à Regarder écouter lire (1993) en passant par Le Totémisme aujourd’hui (1962), La pensée sauvage (1962), La voie des masques (1979), La potière jalouse (1985), Histoire de lynx (1991), quels sont donc les critères du choix et quel fil relie les livres sélectionnés?

Le premier ouvrage n’est ni un récit d’expériences ethnographiques, ni l’enregistrement de la nostalgie d’un travail sur le terrain, mais un livre hautement littéraire de réflexion sur la condition de l’anthropologue dans son épreuve initiatique, la rencontre difficile de l’autre et la mise en question de soi. Le dernier où se retrouvent Poussin, Rameau et Diderot mais aussi la vannerie que « nous ne tenons pas… en haute estime » ainsi que d’autres « objets », n’est pas un retour ‘à soi’ ou ‘chez soi’. Dans sa préface, Vincent Debaene écrit que les sept ouvrages réunis « peuvent se lire comme des expérimentations qui mesurent les effets d’une secousse ethnographique sur un type de discours et un domaine de notre culture- respectivement, la littérature, la philosophie, l’anthropologie et l’esthétique. » L’examen du jugement de goût et la place éminente donnée à la littérature comme enjeu de connaissance, bricolage formel de qualités sensibles et source de plaisir intellectuel tiennent l’une des clefs de l’économie générale du recueil.

Faut-il regretter l’absence dans ce volume d’un Finale tel que Lévi-Strauss en a seul le secret et tel qu’on le trouve au bout de Tristes tropiques, de La pensée sauvage, et de « (s)a tétralogie » ? A la fin du premier ouvrage, on pouvait lire : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. » A la fin de L’homme nu, il n’est plus seulement question du crépuscule des dieux, ni même de celui des hommes, mais de celui de « toutes les manifestations de la vie », peut-être même de la matière. Il est probablement heureux que Claude Lévi-Strauss qui a écrit, en dernière page de Regarder écouter lire : « Car les hommes ne diffèrent, et même n’existent, que par leurs œuvres », ait survécu à ses propres Œuvres, un Totem qui semble avoir eu raison de bien des totémismes.

Wednesday, 3 December 2008

LE QUATTROCENTO ET L'ETAT COMME OEUVRE D'ART
















Patrick Boucheron : Léonard et Machiavel, 155pp, Verdier, 2008.

Sous le signe de Léonard de Vinci et de Nicolas Machiavel et dans un livre qui leur est consacré et même dédié, un historien penchera-t-il pour la littérature, pour la théorie ou pour la vérité nue ? Le propre du propos de Patrick Boucheron, enseignant à La Sorbonne, est de serrer de près les faits en soignant à l’extrême l’écriture et de mener avec aisance ses lecteurs de la miniature à la fresque. Signant un livre tenant à la fois de l’essai, de la biographie croisée, du récit historique et du roman policier, il réussit une gageure : réunir les deux hommes, rapprocher deux visions, animer une époque tout en la décryptant.

L’ouvrage n’est consacré aux protagonistes et à leurs possibles rapports qu’à travers le microcosme d’un laps de temps (juin 1502 - mai 1506) où ils ont pu se rencontrer, où ils n’ont pu que se rencontrer et même collaborer, mais dont ni l’un ni l’autre n’a laissé mention dans ses écrits. La trace irréfutable mais fugace d’une histoire commune peut cependant être glanée dans les archives, registres de comptes, missives diplomatiques, contrats notariés… Cette rencontre dont on ne saisit que « des cailloux dans un ruisseau », à laquelle ni l’auteur de La Joconde ni celui du Prince ne semblent donner une réelle importance, est prétexte à Patrick Boucheron pour la confrontation de deux génies dont les affinités illuminent et reflètent toute la tourmente de la Renaissance. C’est donc, par delà Léonard et Machiavel à une véritable promenade dans le Rinascimento, ses palais, ses batailles, ses ambitions, ses réalisations, ses contradictions et ses échecs que nous sommes conviés.

A l’heure où les deux Toscans se croisent au palazzo ducale d’Urbino en juin 1502, le plus beau palais du monde selon les rumeurs d’Italie, sous l’autorité de César Borgia, ‘le prince des temps nouveaux’, Léonard (1452-1519), l’aîné, humaniste, ingénieur et artiste célèbre et en pleine possession de ses moyens, est à la recherche d’un mécène après que les Français ont délogé son protecteur, le duc de Milan; Machiavel (1469- 1527), le cadet, dont l’œuvre théorique ne sera entreprise qu’après sa disgrâce et le retour des Médicis à Florence( Le Prince (1513), Discours sur la première décade de Tite-Live (1513-1520)) est engagé dans l’action politique, représente sa république auprès du fils du pape Alexandre VI et rédige pour son gouvernement modéré des rapports diplomatiques perspicaces et alarmants. Ils sont contemporains non pas seulement parce qu’ils fréquentent les mêmes lieux et les mêmes princes mais parce qu’ils ont « en partage une même conception de la qualité des temps» marquée par l’omniprésence de la guerre. Ils vont suivre sur les routes de Romagne, « terre âpre et venteuse, dont les montagnes griffent les regards, tellement plus brutales que les caressantes collines de Toscane », l'aventure politique du nouveau César. Machiavel observe, informe, se convainc que ce nouveau prince est le seul acteur en Italie à bénéficier d’une Virtù à pouvoir brusquer la Fortuna ; Léonard dessine inlassablement, « témoin intimidé et muet ».

Quand Léonard et Machiavel quittent Borgia après ses revers de fortune, ils rejoignent Florence. Un même projet les réunit pour un temps : dévier le cours de l’Arno pour faire plier Pise. Profitant de la fuite des Médicis, la cité maritime se libère de la tutelle des Florentins. Devant ceux-ci qui désespèrent de l’assaut et du siège, Machiavel plaide le redressement du cours de l’eau et Léonard est sollicité pour dresser les plans. Mais l’ingénieur qui a acquis en Lombardie une riche expérience en la matière pense plus aux effets de prospérité des projets hydrauliques et n’accepte d’exercer sa fonction que de loin et comme un art d’invention. L’archive de la collaboration abonde sans suffire. Le projet entier se termine dans la ruine totale et la victoire de l’Arno : l’autre souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, le paysage menaçant à l’arrière plan de ses toiles !

Le second projet dont Machiavel suivit toutes les étapes est la commande passée à Léonard d’une peinture monumentale (trois fois les dimensions de La Cène) représentant La bataille d’Anghiari remportée en 1440 par Florence sur les troupes milanaises. Personne n’a jamais vu cette œuvre destinée à la salle du Conseil du Palais de la Seigneurie, mais toute la peinture occidentale la regarde encore. Projet démesuré d’un artiste qui répugnait à achever, défi politique (la guerre dans sa réalité et non dans son idéalité), révolution esthétique (rien à voir avec les batailles ordonnées de Paolo Uccello), prouesse technique (utilisation de nouveaux matériaux), abîme financier…elle ne peut que se refléter dans la projet de Machiavel de soustraire la théorie politique à la beauté du verbe pour "aller droit à la vérité effective de la chose".

La confrontation Léonard - Machiavel, dont la bibliographie majeure est déjà rassemblée depuis le début du siècle et qui ne nous enrichit pas de faits nouveaux ou d’importance, sort des sentiers battus de deux parallèles classiques: l’opposition De Vinci - Michel Ange qui n’a cessé d’alimenter l’histoire de l’art et l’analogie Machiavel – Galilée élevée au rang d’un principe explicatif (« Machiavel, Galilée de la politique ») dans les ruptures de la pensée (Cassirer). Le pari de Boucheron de mettre en présence un Léonard, visité par Valéry et Freud mais rendu ici à lui même et le jeune Secrétaire florentin, ancré encore dans sa commune mais dont le projet politique ne cesse d’être repris, brille d’un attrait certain en ce qu’il a de précis, d’historique, d’humain et d’universel.