Claude Lévi-Strauss : Œuvres, Préface par Vincent Debaene, Edition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, Bibliothèque de la pléiade, 2063pp, NRF.
De bout en bout, l’année 2008 où Claude Lévi-Strauss célébra en novembre le centième anniversaire de sa naissance aura été la sienne. En mai, parut une sélection de ses oeuvres dans La Pléiade, ce qui sembla autant enrichir la collection que confirmer l’auteur. Les revues les plus prestigieuses lui consacrèrent leurs couvertures tout en lui décernant les titres les plus élogieux : « Le dernier des géants », « Le penseur du siècle »… La longévité de Lévi-Strauss ne pouvait qu’être saluée et conduire à mieux connaître les nombreuses facettes d’un personnage réputé froid et neutre et le marasme général de la pensée actuelle en France poussait à s’accrocher à un penseur de réputation mondiale et à une œuvre qui a révolutionné son domaine propre et bousculé de nombreux champs proches. Il n’en reste pas moins qu’une dynamique Lévi-Strauss ne cesse de séduire et de produire des effets sur les lecteurs où la contestation et le refus des paradoxes de l’anthropologue le disputent à l’accord et à l’admiration.
L’ouvrage de la pléiade comporte peu d’inédits pour le lecteur non spécialisé, mais les éditeurs ont su le marquer du soin apporté par l’auteur à chacune de ses publications (choix des illustrations, facilité des renvois, lisibilité d’une page nette et sans surcharge dont l’exemple est particulièrement donné par La potière jalouse et ses « références »…) S’il est permis de regretter les formats originaux, le corps des caractères, les couvertures colorées (parfois reproduites ici)…on ne peut échapper, en revanche, à la magie d’un volume dont on semble découvrir les textes les plus célèbres pour la première fois tant le style se dévoile et s’impose, et dont la sélection, établie par l’auteur lui-même, et l’unité énigmatique de l’ensemble sont prenants.
Lévi-Strauss a reçu une formation de philosophe et passé son agrégation en 1931. Il gagne ses galons d’ethnographe dans deux expéditions menées au Brésil entre 1935 et 1938. Mais c’est aux Etats-Unis où il émigre au début des années quarante pour échapper au nazisme que prennent leur départ les travaux et les publications qui feront sa réputation. Deux étapes peuvent alors distinguer sa recherche. Dans la première, il fonde théoriquement le structuralisme et l’applique au domaine de la parenté et l’alliance (1943-1955). Dans la seconde, sa méthode s’étend à un nouveau domaine, l’analyse des mythes, plus particulièrement les récits des sociétés amérindiennes. Si l’on passe d’un domaine à prédominante sociologique à un autre à dominante intellectuelle, la priorité du symbolique est à l’œuvre dans les deux champs : un nombre restreint d’éléments entre dans des combinaisons variables et en nombre limité. Elle se passe de sujet, s’impose à l’imaginaire et à l’affectivité, mais est probablement en sympathie avec la nature : « Car le structuralisme est résolument téléologique ».
Dans les Œuvres ne sont retenus ni le grand corpus du premier moment (Les structures élémentaires de la parenté, 1949), ni celui du second moment (Les quatre volumes de Mythologiques, 1964-1971), ni les articles réunis dans Anthropologie structurale I et II et Le regard éloigné (1958, 1973, 1983) qui ont tant fait pour la propagation de la méthode structurale et le combat théorique contre le racisme et pour l’égalité des cultures. De Tristes tropiques (1955) à Regarder écouter lire (1993) en passant par Le Totémisme aujourd’hui (1962), La pensée sauvage (1962), La voie des masques (1979), La potière jalouse (1985), Histoire de lynx (1991), quels sont donc les critères du choix et quel fil relie les livres sélectionnés?
Le premier ouvrage n’est ni un récit d’expériences ethnographiques, ni l’enregistrement de la nostalgie d’un travail sur le terrain, mais un livre hautement littéraire de réflexion sur la condition de l’anthropologue dans son épreuve initiatique, la rencontre difficile de l’autre et la mise en question de soi. Le dernier où se retrouvent Poussin, Rameau et Diderot mais aussi la vannerie que « nous ne tenons pas… en haute estime » ainsi que d’autres « objets », n’est pas un retour ‘à soi’ ou ‘chez soi’. Dans sa préface, Vincent Debaene écrit que les sept ouvrages réunis « peuvent se lire comme des expérimentations qui mesurent les effets d’une secousse ethnographique sur un type de discours et un domaine de notre culture- respectivement, la littérature, la philosophie, l’anthropologie et l’esthétique. » L’examen du jugement de goût et la place éminente donnée à la littérature comme enjeu de connaissance, bricolage formel de qualités sensibles et source de plaisir intellectuel tiennent l’une des clefs de l’économie générale du recueil.
Faut-il regretter l’absence dans ce volume d’un Finale tel que Lévi-Strauss en a seul le secret et tel qu’on le trouve au bout de Tristes tropiques, de La pensée sauvage, et de « (s)a tétralogie » ? A la fin du premier ouvrage, on pouvait lire : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. » A la fin de L’homme nu, il n’est plus seulement question du crépuscule des dieux, ni même de celui des hommes, mais de celui de « toutes les manifestations de la vie », peut-être même de la matière. Il est probablement heureux que Claude Lévi-Strauss qui a écrit, en dernière page de Regarder écouter lire : « Car les hommes ne diffèrent, et même n’existent, que par leurs œuvres », ait survécu à ses propres Œuvres, un Totem qui semble avoir eu raison de bien des totémismes.
De bout en bout, l’année 2008 où Claude Lévi-Strauss célébra en novembre le centième anniversaire de sa naissance aura été la sienne. En mai, parut une sélection de ses oeuvres dans La Pléiade, ce qui sembla autant enrichir la collection que confirmer l’auteur. Les revues les plus prestigieuses lui consacrèrent leurs couvertures tout en lui décernant les titres les plus élogieux : « Le dernier des géants », « Le penseur du siècle »… La longévité de Lévi-Strauss ne pouvait qu’être saluée et conduire à mieux connaître les nombreuses facettes d’un personnage réputé froid et neutre et le marasme général de la pensée actuelle en France poussait à s’accrocher à un penseur de réputation mondiale et à une œuvre qui a révolutionné son domaine propre et bousculé de nombreux champs proches. Il n’en reste pas moins qu’une dynamique Lévi-Strauss ne cesse de séduire et de produire des effets sur les lecteurs où la contestation et le refus des paradoxes de l’anthropologue le disputent à l’accord et à l’admiration.
L’ouvrage de la pléiade comporte peu d’inédits pour le lecteur non spécialisé, mais les éditeurs ont su le marquer du soin apporté par l’auteur à chacune de ses publications (choix des illustrations, facilité des renvois, lisibilité d’une page nette et sans surcharge dont l’exemple est particulièrement donné par La potière jalouse et ses « références »…) S’il est permis de regretter les formats originaux, le corps des caractères, les couvertures colorées (parfois reproduites ici)…on ne peut échapper, en revanche, à la magie d’un volume dont on semble découvrir les textes les plus célèbres pour la première fois tant le style se dévoile et s’impose, et dont la sélection, établie par l’auteur lui-même, et l’unité énigmatique de l’ensemble sont prenants.
Lévi-Strauss a reçu une formation de philosophe et passé son agrégation en 1931. Il gagne ses galons d’ethnographe dans deux expéditions menées au Brésil entre 1935 et 1938. Mais c’est aux Etats-Unis où il émigre au début des années quarante pour échapper au nazisme que prennent leur départ les travaux et les publications qui feront sa réputation. Deux étapes peuvent alors distinguer sa recherche. Dans la première, il fonde théoriquement le structuralisme et l’applique au domaine de la parenté et l’alliance (1943-1955). Dans la seconde, sa méthode s’étend à un nouveau domaine, l’analyse des mythes, plus particulièrement les récits des sociétés amérindiennes. Si l’on passe d’un domaine à prédominante sociologique à un autre à dominante intellectuelle, la priorité du symbolique est à l’œuvre dans les deux champs : un nombre restreint d’éléments entre dans des combinaisons variables et en nombre limité. Elle se passe de sujet, s’impose à l’imaginaire et à l’affectivité, mais est probablement en sympathie avec la nature : « Car le structuralisme est résolument téléologique ».
Dans les Œuvres ne sont retenus ni le grand corpus du premier moment (Les structures élémentaires de la parenté, 1949), ni celui du second moment (Les quatre volumes de Mythologiques, 1964-1971), ni les articles réunis dans Anthropologie structurale I et II et Le regard éloigné (1958, 1973, 1983) qui ont tant fait pour la propagation de la méthode structurale et le combat théorique contre le racisme et pour l’égalité des cultures. De Tristes tropiques (1955) à Regarder écouter lire (1993) en passant par Le Totémisme aujourd’hui (1962), La pensée sauvage (1962), La voie des masques (1979), La potière jalouse (1985), Histoire de lynx (1991), quels sont donc les critères du choix et quel fil relie les livres sélectionnés?
Le premier ouvrage n’est ni un récit d’expériences ethnographiques, ni l’enregistrement de la nostalgie d’un travail sur le terrain, mais un livre hautement littéraire de réflexion sur la condition de l’anthropologue dans son épreuve initiatique, la rencontre difficile de l’autre et la mise en question de soi. Le dernier où se retrouvent Poussin, Rameau et Diderot mais aussi la vannerie que « nous ne tenons pas… en haute estime » ainsi que d’autres « objets », n’est pas un retour ‘à soi’ ou ‘chez soi’. Dans sa préface, Vincent Debaene écrit que les sept ouvrages réunis « peuvent se lire comme des expérimentations qui mesurent les effets d’une secousse ethnographique sur un type de discours et un domaine de notre culture- respectivement, la littérature, la philosophie, l’anthropologie et l’esthétique. » L’examen du jugement de goût et la place éminente donnée à la littérature comme enjeu de connaissance, bricolage formel de qualités sensibles et source de plaisir intellectuel tiennent l’une des clefs de l’économie générale du recueil.
Faut-il regretter l’absence dans ce volume d’un Finale tel que Lévi-Strauss en a seul le secret et tel qu’on le trouve au bout de Tristes tropiques, de La pensée sauvage, et de « (s)a tétralogie » ? A la fin du premier ouvrage, on pouvait lire : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. » A la fin de L’homme nu, il n’est plus seulement question du crépuscule des dieux, ni même de celui des hommes, mais de celui de « toutes les manifestations de la vie », peut-être même de la matière. Il est probablement heureux que Claude Lévi-Strauss qui a écrit, en dernière page de Regarder écouter lire : « Car les hommes ne diffèrent, et même n’existent, que par leurs œuvres », ait survécu à ses propres Œuvres, un Totem qui semble avoir eu raison de bien des totémismes.