Patrick Boucheron : Léonard et Machiavel, 155pp, Verdier, 2008.
Sous le signe de Léonard de Vinci et de Nicolas Machiavel et dans un livre qui leur est consacré et même dédié, un historien penchera-t-il pour la littérature, pour la théorie ou pour la vérité nue ? Le propre du propos de Patrick Boucheron, enseignant à La Sorbonne, est de serrer de près les faits en soignant à l’extrême l’écriture et de mener avec aisance ses lecteurs de la miniature à la fresque. Signant un livre tenant à la fois de l’essai, de la biographie croisée, du récit historique et du roman policier, il réussit une gageure : réunir les deux hommes, rapprocher deux visions, animer une époque tout en la décryptant.
L’ouvrage n’est consacré aux protagonistes et à leurs possibles rapports qu’à travers le microcosme d’un laps de temps (juin 1502 - mai 1506) où ils ont pu se rencontrer, où ils n’ont pu que se rencontrer et même collaborer, mais dont ni l’un ni l’autre n’a laissé mention dans ses écrits. La trace irréfutable mais fugace d’une histoire commune peut cependant être glanée dans les archives, registres de comptes, missives diplomatiques, contrats notariés… Cette rencontre dont on ne saisit que « des cailloux dans un ruisseau », à laquelle ni l’auteur de La Joconde ni celui du Prince ne semblent donner une réelle importance, est prétexte à Patrick Boucheron pour la confrontation de deux génies dont les affinités illuminent et reflètent toute la tourmente de la Renaissance. C’est donc, par delà Léonard et Machiavel à une véritable promenade dans le Rinascimento, ses palais, ses batailles, ses ambitions, ses réalisations, ses contradictions et ses échecs que nous sommes conviés.
A l’heure où les deux Toscans se croisent au palazzo ducale d’Urbino en juin 1502, le plus beau palais du monde selon les rumeurs d’Italie, sous l’autorité de César Borgia, ‘le prince des temps nouveaux’, Léonard (1452-1519), l’aîné, humaniste, ingénieur et artiste célèbre et en pleine possession de ses moyens, est à la recherche d’un mécène après que les Français ont délogé son protecteur, le duc de Milan; Machiavel (1469- 1527), le cadet, dont l’œuvre théorique ne sera entreprise qu’après sa disgrâce et le retour des Médicis à Florence( Le Prince (1513), Discours sur la première décade de Tite-Live (1513-1520)) est engagé dans l’action politique, représente sa république auprès du fils du pape Alexandre VI et rédige pour son gouvernement modéré des rapports diplomatiques perspicaces et alarmants. Ils sont contemporains non pas seulement parce qu’ils fréquentent les mêmes lieux et les mêmes princes mais parce qu’ils ont « en partage une même conception de la qualité des temps» marquée par l’omniprésence de la guerre. Ils vont suivre sur les routes de Romagne, « terre âpre et venteuse, dont les montagnes griffent les regards, tellement plus brutales que les caressantes collines de Toscane », l'aventure politique du nouveau César. Machiavel observe, informe, se convainc que ce nouveau prince est le seul acteur en Italie à bénéficier d’une Virtù à pouvoir brusquer la Fortuna ; Léonard dessine inlassablement, « témoin intimidé et muet ».
Quand Léonard et Machiavel quittent Borgia après ses revers de fortune, ils rejoignent Florence. Un même projet les réunit pour un temps : dévier le cours de l’Arno pour faire plier Pise. Profitant de la fuite des Médicis, la cité maritime se libère de la tutelle des Florentins. Devant ceux-ci qui désespèrent de l’assaut et du siège, Machiavel plaide le redressement du cours de l’eau et Léonard est sollicité pour dresser les plans. Mais l’ingénieur qui a acquis en Lombardie une riche expérience en la matière pense plus aux effets de prospérité des projets hydrauliques et n’accepte d’exercer sa fonction que de loin et comme un art d’invention. L’archive de la collaboration abonde sans suffire. Le projet entier se termine dans la ruine totale et la victoire de l’Arno : l’autre souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, le paysage menaçant à l’arrière plan de ses toiles !
Le second projet dont Machiavel suivit toutes les étapes est la commande passée à Léonard d’une peinture monumentale (trois fois les dimensions de La Cène) représentant La bataille d’Anghiari remportée en 1440 par Florence sur les troupes milanaises. Personne n’a jamais vu cette œuvre destinée à la salle du Conseil du Palais de la Seigneurie, mais toute la peinture occidentale la regarde encore. Projet démesuré d’un artiste qui répugnait à achever, défi politique (la guerre dans sa réalité et non dans son idéalité), révolution esthétique (rien à voir avec les batailles ordonnées de Paolo Uccello), prouesse technique (utilisation de nouveaux matériaux), abîme financier…elle ne peut que se refléter dans la projet de Machiavel de soustraire la théorie politique à la beauté du verbe pour "aller droit à la vérité effective de la chose".
La confrontation Léonard - Machiavel, dont la bibliographie majeure est déjà rassemblée depuis le début du siècle et qui ne nous enrichit pas de faits nouveaux ou d’importance, sort des sentiers battus de deux parallèles classiques: l’opposition De Vinci - Michel Ange qui n’a cessé d’alimenter l’histoire de l’art et l’analogie Machiavel – Galilée élevée au rang d’un principe explicatif (« Machiavel, Galilée de la politique ») dans les ruptures de la pensée (Cassirer). Le pari de Boucheron de mettre en présence un Léonard, visité par Valéry et Freud mais rendu ici à lui même et le jeune Secrétaire florentin, ancré encore dans sa commune mais dont le projet politique ne cesse d’être repris, brille d’un attrait certain en ce qu’il a de précis, d’historique, d’humain et d’universel.
L’ouvrage n’est consacré aux protagonistes et à leurs possibles rapports qu’à travers le microcosme d’un laps de temps (juin 1502 - mai 1506) où ils ont pu se rencontrer, où ils n’ont pu que se rencontrer et même collaborer, mais dont ni l’un ni l’autre n’a laissé mention dans ses écrits. La trace irréfutable mais fugace d’une histoire commune peut cependant être glanée dans les archives, registres de comptes, missives diplomatiques, contrats notariés… Cette rencontre dont on ne saisit que « des cailloux dans un ruisseau », à laquelle ni l’auteur de La Joconde ni celui du Prince ne semblent donner une réelle importance, est prétexte à Patrick Boucheron pour la confrontation de deux génies dont les affinités illuminent et reflètent toute la tourmente de la Renaissance. C’est donc, par delà Léonard et Machiavel à une véritable promenade dans le Rinascimento, ses palais, ses batailles, ses ambitions, ses réalisations, ses contradictions et ses échecs que nous sommes conviés.
A l’heure où les deux Toscans se croisent au palazzo ducale d’Urbino en juin 1502, le plus beau palais du monde selon les rumeurs d’Italie, sous l’autorité de César Borgia, ‘le prince des temps nouveaux’, Léonard (1452-1519), l’aîné, humaniste, ingénieur et artiste célèbre et en pleine possession de ses moyens, est à la recherche d’un mécène après que les Français ont délogé son protecteur, le duc de Milan; Machiavel (1469- 1527), le cadet, dont l’œuvre théorique ne sera entreprise qu’après sa disgrâce et le retour des Médicis à Florence( Le Prince (1513), Discours sur la première décade de Tite-Live (1513-1520)) est engagé dans l’action politique, représente sa république auprès du fils du pape Alexandre VI et rédige pour son gouvernement modéré des rapports diplomatiques perspicaces et alarmants. Ils sont contemporains non pas seulement parce qu’ils fréquentent les mêmes lieux et les mêmes princes mais parce qu’ils ont « en partage une même conception de la qualité des temps» marquée par l’omniprésence de la guerre. Ils vont suivre sur les routes de Romagne, « terre âpre et venteuse, dont les montagnes griffent les regards, tellement plus brutales que les caressantes collines de Toscane », l'aventure politique du nouveau César. Machiavel observe, informe, se convainc que ce nouveau prince est le seul acteur en Italie à bénéficier d’une Virtù à pouvoir brusquer la Fortuna ; Léonard dessine inlassablement, « témoin intimidé et muet ».
Quand Léonard et Machiavel quittent Borgia après ses revers de fortune, ils rejoignent Florence. Un même projet les réunit pour un temps : dévier le cours de l’Arno pour faire plier Pise. Profitant de la fuite des Médicis, la cité maritime se libère de la tutelle des Florentins. Devant ceux-ci qui désespèrent de l’assaut et du siège, Machiavel plaide le redressement du cours de l’eau et Léonard est sollicité pour dresser les plans. Mais l’ingénieur qui a acquis en Lombardie une riche expérience en la matière pense plus aux effets de prospérité des projets hydrauliques et n’accepte d’exercer sa fonction que de loin et comme un art d’invention. L’archive de la collaboration abonde sans suffire. Le projet entier se termine dans la ruine totale et la victoire de l’Arno : l’autre souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, le paysage menaçant à l’arrière plan de ses toiles !
Le second projet dont Machiavel suivit toutes les étapes est la commande passée à Léonard d’une peinture monumentale (trois fois les dimensions de La Cène) représentant La bataille d’Anghiari remportée en 1440 par Florence sur les troupes milanaises. Personne n’a jamais vu cette œuvre destinée à la salle du Conseil du Palais de la Seigneurie, mais toute la peinture occidentale la regarde encore. Projet démesuré d’un artiste qui répugnait à achever, défi politique (la guerre dans sa réalité et non dans son idéalité), révolution esthétique (rien à voir avec les batailles ordonnées de Paolo Uccello), prouesse technique (utilisation de nouveaux matériaux), abîme financier…elle ne peut que se refléter dans la projet de Machiavel de soustraire la théorie politique à la beauté du verbe pour "aller droit à la vérité effective de la chose".
La confrontation Léonard - Machiavel, dont la bibliographie majeure est déjà rassemblée depuis le début du siècle et qui ne nous enrichit pas de faits nouveaux ou d’importance, sort des sentiers battus de deux parallèles classiques: l’opposition De Vinci - Michel Ange qui n’a cessé d’alimenter l’histoire de l’art et l’analogie Machiavel – Galilée élevée au rang d’un principe explicatif (« Machiavel, Galilée de la politique ») dans les ruptures de la pensée (Cassirer). Le pari de Boucheron de mettre en présence un Léonard, visité par Valéry et Freud mais rendu ici à lui même et le jeune Secrétaire florentin, ancré encore dans sa commune mais dont le projet politique ne cesse d’être repris, brille d’un attrait certain en ce qu’il a de précis, d’historique, d’humain et d’universel.
No comments:
Post a Comment