Michel Chiha:, Ecrits
politiques et littéraires, Préface de Michel B. El Khoury, Fondation Michel
Chiha, 2018, 428pp.
Autant qu’à une réunion des principales
idées de Michel Chiha (1891-1954), c’est à une promenade dans ses écrits épars que
nous invite cette Anthologie dont
le sous titre est un peu étroit: l’auteur transcende le politique même
quand il en traite spécifiquement, et la poésie, non la littérature, est
le mystère de son œuvre : «Que deviendrons-nous sans la poésie qui
est prière et qui est musique, qui est beauté et qui est amour, qui est
intelligence et qui est lumière ?» La
poésie voile et dévoile le monde, elle en cache la laideur et la fuite
du temps mais en avive les aspects sensibles, sensuels ; les saisons, les
cycles, les résurrections, les harmonies merveilleuses sont ses points d’enchantement. Elle anime ces
textes accessibles désormais en un seul volume. L’entreprise de les rassembler
était d’autant plus nécessaire que Chiha est devenu, pour ses admirateurs comme
pour ses ennemis, une icône dont les opinions sont citées et disputées hors
cadre et hors contexte.
Fondateur
du quotidien Le Jour en 1934, Michel Chiha est essentiellement, comme écrivain,
un éditorialiste et un conférencier, ses conférences donnant ampleur et
globalité à sa vision. Il est aussi l’auteur de vers qu’il n’a cessé de
composer tout au long de son existence publiant un recueil en 1935 enrichi dans
l’édition posthume. Sa gloire est d’avoir donné à l’éditorial par « la sensation fine, la perception belle et pure, le
raisonnement profond » (Ghassan Tuéni) une hauteur, une profondeur et des horizons qui ont fait
du journaliste francophone l’un des plus importants penseurs du Liban,
fournissant au pays les concepts fondamentaux de sa vie politique et
économique. Au-delà des événements commentés, des opinions proférées, il s’accorde
ce qu’il appelle « la grandeur du détachement » pour délivrer son
message humaniste et patriotique. Chaque éditorial, comme dit son préfacier
Michel B. El Khoury, est « une leçon d’humanisme dans la tradition de
Montaigne[…] de mesure, d’équilibre et de bon sens. »
De
son vivant Chiha a réuni 3 volumes d’éditoriaux [Essais I et II,
1950 et 1952, Plain-Chant, Propos
dominicaux,1954]. On y trouve quelques
textes de politique et d’économie nationales et régionales, mais le choix opéré
montre la place primordiale qu’il accorde à la dimension universelle des faits
et aux considérations sur l’homme, le monde, Dieu. L’option montre bien l’image
qu’il avait et voulait de lui-même. Ses livres sur le Liban, la Palestine, la
Méditerranée, desquels se nourrissent et auxquels se réfèrent les débats
nationaux sont tous posthumes et doivent le jour à la fondation qui porte son
nom et qui, par les publications, traductions, concours et autres activités,
n’a jamais cessé de faire œuvre honorable et enrichissante.
Chiha fut dans sa jeunesse
le contemporain de ce que Thibaudet appelle Trente ans de vie française (1923)[1],
période dominée par trois maîtres : Maurras, Barrès, Bergson. On retrouve
chez lui leurs thèmes-phares, la monarchie, l’ordre, la Méditerranée, la terre,
la durée…Mais si le traditionalisme imprègne sa pensée, il a su, d’une part,
rester fidèle à une foi catholique toujours réaffirmée et à un rapport au
spirituel continuellement repris et, d’autre part, profiter de sa vaste culture
pour penser, dans leur spécificité, les
données propres au Liban, au Proche-Orient voire au monde contemporain et
assigner à son pays une vocation noble et digne.
Face à la nature inéluctable
des choses, le privilège de l’homme est la liberté. Elle lui permet de
s’opposer ou de s’incliner, de tracer ses propres voies. Elle donne sens et
fondement à sa raison : «Sans la liberté, que serait la raison qui
fait le choix et qui fait l’élection ? » Elle lui procure la
« souveraineté altière » qui en fait une créature à l’image de son
créateur. Elle n’est toutefois pas sans danger puisqu’on ne peut être libre
sans pouvoir choisir la mauvaise alternative, tomber dans l’erreur, succomber
au mal, outrepasser sa puissance. « Nous sommes tenus de nous imposer
librement des limites et des contraintes. » D’où le droit, d’où la loi. D’où
la complétude humaine dans « une recherche inlassable du divin, une montée
vers l’infini. » D’où la condamnation violente des totalitarismes de
droite et de gauche qui veulent imposer leur vouloir et « tout
niveler ». D’où la préférence pour le moindre mal comme la démocratie et
le confessionnalisme…
Les idées politiques et
économiques de Michel Chiha vont éminemment intéresser les lecteurs de cette Anthologie
mais nous avons choisi de les contourner. Elles servent déjà à l’ossature
idéologique de la République et ont inspiré nombre de ses institutions et ses
pratiques. C’est leur honneur d’être encore discutées et critiquées, mais
encore plus de donner au pays une mission qui l’élève et de contribuer au vivre
en commun, à la stabilité, à la sagesse.
Un peu plus d’un demi-siècle nous sépare du grand
penseur. Nous sommes éloignés de son monde, de cette pensée qui jongle avec des
concepts que nous n’osons plus approcher avec aisance comme ceux de foi,
d’éternité, d’infini[2], de
vérité…Mais Michel Chiha exerce toujours sur nous une indubitable séduction née
de l’ascendant qu’il donne à la poésie, à la liberté, à la joie, à la vie, à
l’élévation du propos, à la dignité de la loi et de la patrie. En cette période
morose, les Libanais en ont bien besoin.