Arthur Schopenhauer: Parerga
et paralipomena, Edition établie et présentée par Didier Raymond, Bouquins
Robert Laffont, 2020, 1088pp.
Je dédie ce texte à la mémoire du professeur Henri
Birault dont les cours magistraux à la Sorbonne dans les années 1969-1972
parlaient si justement de Nietzsche et de Schopenhauer et opposaient à
merveille le pessimisme de ce dernier à l’optimisme de Leibnitz tout en
montrant la parenté des deux pensées. La philosophie de Nietzsche serait
« une monadologie délirante ».
En 1851, paraît en 2 volumes l’ouvrage d’Arthur
Schopenhauer (1788 - 1860) Parerga et paralipomena. Le titre réunit des
termes grecs peu usités, et qu’on peut traduire par « Accessoires et Restes » ou, plus simplement par « Suppléments et
omissions ». Il n’empêche pas le succès du livre et met fin à la traversée
du désert de l’auteur dont l’opus majeur Le Monde comme volonté et comme représentation (1819) a été accueilli avec indifférence[1].
A l’époque, Hegel est le penseur officiel de l’Allemagne. Schopenhauer qui estime
que son système est « une forme de verbiage particulièrement
néfaste » se rend à Berlin en 1820
pour le défier et place ses cours aux mêmes heures; l’échec est affligeant et
se répète en 1827. Cela l’incite à rompre tout lien avec le monde enseignant et
à critiquer violemment dans un pamphlet La philosophie universitaire, ce
dont elle lui tiendra compte. Il s’éloigne, à l’instar de Kant de toute vie sociale,
connaît des déboires amoureux et publie jusqu’en 1850 un ensemble d’ouvrages
remplis d’amertume et de rancœur ; ils forment l’essentiel des Parerga…
et lui assurent la reconnaissance. Le livre accueille sa théorie du pessimisme et sa
métaphysique du beau ; il réunit des
textes sur le penser par soi même, les écrivains et le style,
la lecture et les livres, la religion, le christianisme, le suicide,
l’histoire de la philosophie, Ethique, droit et politique, l’éducation …Les
contributions ont leur pertinence et leur originalité. Elles sont liées par des
fils ténus et se nourrissent de sa philosophie. La somme ne reformule pas de manière autre sa pensée,
mais lui ajoute et en dessine de nouveaux prolongements.
La première et suffisante règle d’un bon style est d’avoir quelque chose à dire
(Nietzsche met le sien au rang de celui de Goethe et de Lessing et affirme
qu’il sait « émouvoir sans rhétorique »). Schopenhauer (si cultivé et
maître de l’insertion de ses citations, selon Proust) est contre les textes
indigestes, l’érudition boulimique, la recherche effrénée de références
livresques : la lecture dépossède de la réflexion spontanée et
personnelle. La femme n’est pas faite pour être heureux, elle est un
piège de la nature pour la
reproduction ; ruineuse par
les dépenses et pertes de temps, elle devient laide et acariâtre avec l’âge.
D’où le plaidoyer pour le célibat : l’homme, un être incapable
d’amitié, est une catastrophe qui doit
s’assumer seul. La misogynie prolonge un pessimisme radical. L’insupportable est
le malheur d’être né : « la vie est une affaire qui ne couvre pas ses
frais » et rien ne peut racheter la somme des souffrances, des
frustrations qui pèsent sur la totalité d’une existence. Le bonheur est une valeur
négative, il s’identifie avec l’absence de souffrance. Didier Raymond
écrit : « Rarement une philosophie aura créé autant de plaisir en
décrivant autant de malheurs, en conférant enfin une certitude philosophique au
sentiment de désespérance, d’extrême lassitude de l’existence.»
Pour ne pas disséminer la pensée de Schopenhauer en un
ensemble d’opinions originales reprises et célébrées par des écrivains et
artistes (de Wagner à Charlie Chaplin, de Proust à Kafka…), il faut les
enraciner au cœur même de sa réflexion exposée dans Le Monde comme volonté
et comme représentation écrit à 31
ans. Il faut d’emblée dire qu’il ne s’agit pas, comme certains ont voulu
l’amoindrir[2],
d’une Weltanschauung (Vision du
monde), mais d’une philosophie au sens fort du terme: radicale, totalisante,
vigoureusement argumentée. Nietzsche n’a
fait que la reprendre en renversant « dans le sens affirmatif toutes les
problématiques ascétiques, pessimistes et négatrices de Schopenhauer. Le
dionysiaque, c’est le tragique schopenhauerien transmué en affirmation et belle
humeur. » (E. Blondel)[3]
Schopenhauer
cherche à recueillir les fruits de la Critique de la raison pure de Kant.
L’ouvrage porte un coup fatal à la métaphysique allemande, interdit tout rapport à la transcendance et
rend caduque toute tentative de l’idéalisme postérieur (fichtéen, schellingien
et hégélien) à retrouver l’absolu. Schopenhauer rassemble, sous le nom de principe
de raison suffisante, les a priori kantiens (l’espace et le temps,
la causalité, les formes logiques du raisonnement, la causalité de la volonté)
mais s’écarte du maître en proclamant la supériorité de l’intuition sur le
concept et en identifiant la chose en soi avec le vouloir-vivre. Ainsi
au-delà de la représentation soumise au principe de raison, la chose en soi
reste accessible non comme un double du
phénomène mais dans l’expérience étendue à toute la vie affective, au corps
saisi subjectivement. A la dualité de l’esprit et du corps, le philosophe
substitue celle de la volonté et de la représentation. Le monde entier est
pensé comme volonté; elle est présente dès les minéraux et chez les animaux,
mais avec l’homme, le raisonnement et le langage, elle se double d’un intellect
à son service. Outre la source kantienne, Schopenhauer s’est nourri de la physiologie
de son époque et retient pour la vie la définition de Bichat :
« l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». « La vie, le
vouloir, la chose en soi ne font qu’un, et l’individu n’en est que la
manifestation », note Raymond. La volonté est une force dépourvue de but
et privée de sens, basculant de la souffrance à l’ennui ; elle s’objective
au plus haut point dans l’homme, conformément au principe d’individuation, en
particulier en son trait le plus constant, l’égoïsme qui n’assume que la
réalité du moi, annule autrui, est à l’origine des maux.
Cette
philosophie n’est ni une ‘destruction de la raison’(Lukacs), ni un romantisme
‘morbide’ (B. Croce). Elle donne naissance à une morale et à une esthétique. La
première est faite d’ascèse, de renonciation, de pitié: ne pas transmettre la
vie; abandonner la tromperie du bonheur; être juste et ne point léser; compatir
pour s’arracher à soi, refuser le ressentiment et la haine issus du
vouloir-vivre. Plus proche des religions de l’Inde que des eschatologies monothéistes,
Schopenhauer ne conçoit la délivrance que dans la négation du vouloir-vivre par
lui même. Le moi seul est apte à abolir le moi, la volonté ne se manifestant
que dans l’individu et n’étant entière qu’en lui. Il ne s’agit pas de la
détruire une substance mais d’accomplir un acte : « ce qui jusqu’ici
a voulu ne veut plus. »
Le
rapport à l’œuvre d’art est plus qu’un plaisir,
un mode de connaissance intuitif qui libère des obligations du
vouloir-vivre et surpasse les concepts. L’art arrache son objet au flux des
choses, le rend « un équivalent du tout », saisit ce qui est « infiniment
multiple dans le temps et l’espace, s’attache à cette chose singulière ;
il arrête la roue du temps ; les relations disparaissent pour lui :
l’essentiel, l’Idée, est son seul objet. » Nous voilà plus proches de
Platon que de Kant, un Platon quelque peu distordu. Par ses références, par ses
influences[4],
par sa teneur, l’esthétique de
Schopenhauer mérite d’amples développements.
[1] Goethe et Jean Paul furent les seuls à
dire leur admiration.
[2] Des épigones de Heidegger.
[3] In Dictionnaire Nietzsche, Dr.
Dorian Astor, Bouquins Robert Laffont, 2017. C’est Schopenhauer qui a arraché
Nietzsche à la voie de la philologie pour l’engager dans celle de la
philosophie et il semble que ce dernier n’ait connu les philosophes que par le
premier, le seul qu’il ait véritablement lu.
[4] Il est curieux de noter que Wagner qui a
fait plus que tout autre pour la réputation de Schopenhauer ne l’a fait qu’au
prix de deux méprises : « rien
n’est aussi contraire à l’esprit de Schopenhauer que ce qu’il y a de proprement
wagnérien chez les héros de Wagner : j’entends l’innocence de la suprême
avidité de soi, la croyance à la grande passion comme étant le Bien en soi, en
un mot le caractère siegfriedien dans la physionomie de ses héros.» (Nietzsche, Le Gai savoir) ; Schopenhauer n’aime pas la musique
de Wagner à qui il conseille de renoncer à composer et de rester poète et
demeure fidèle à Mozart et Rossini. En
peinture, sa préférence va à Raphael.