La laïcité est une notion
« aimable » et « généreuse »
Henri Pena-Ruiz: Dictionnaire
amoureux de la Laïcité, 2014, Plon, 928pp.
Peut-on être amoureux de la Laïcité et
dérouler son amour sur plus de 9oo pages? La collection des dictionnaires
affublés de cette épithète et dont la formule réussit si bien à attirer les
lecteurs dans des domaines où l’érudition objective épouse des goûts et des
itinéraires personnels n’en est certes pas à la première notion abstraite. Des
volumes sur la Justice et la Science ont déjà paru. Mais le défi ou le paradoxe
semble cette fois plus profond tant le principe laïc paraît formel. Il serait
digne, dans la foulée kantienne, de « respect », et dans la pratique
politique de parti pris. Mais pourrait-il être objet d’amour ?
Cette interrogation initiale ne résiste pas à l’épreuve. On
découvre, dans un premier temps, combien la laïcité et la raison, en elles-mêmes
comme à travers leurs partisans, ont été objet(s) de haine. Des ennemis de la
seconde, Spinoza dit qu’ils « la raillent, la méprisent ou le plus souvent la
détestent » (p. 598). Montesquieu s’adresse à eux en ces termes :
« Si donc vous ne revenez pas de vos anciens préjugés, qui (…) sont vos
passions, il faut avouer que vous êtes incorrigibles, incapables de toute
lumière et de toute instruction… » (p. 617) Pour attirer tant d’animosité,
pourquoi la laïcité, si fière de sa lucidité, de sa confiance en l’homme et de
ses autres attributs, ne serait pas un
digne objet d’affection amoureuse ?
Plus loin encore, l’apôtre
de la notion la trouve proprement « aimable » pour ses effets
bénéfiques. La laïcisation « supprime l’idée même de
domination » (p. 805), d’oppresseurs et d’opprimés, et par là soustrait la
société aux rapports de force par essence changeants dans « la guerre des
dieux », entendons celle des religions. Elle « implique une dimension
d’émancipation » et non seulement de transfert d’une autorité (religieuse)
à une autre (civile). C’est ce qui la distingue de la sécularisation. En son
cœur se trouve l’idée de « générosité » cartésienne reprise par
Spinoza dans la perspective d’une « concorde active » :
« l’homme s’affirme comme tel dans le libre usage qu’il fait des choses
qu’il n’a pas d’abord choisies, et dans le courage d’assumer cette
liberté. » (p. 704) Le projet de Dictionnaire amoureux de la Laïcité
s’inscrit donc dans une pleine et entière légitimité.
Qu’est-ce que la laïcité ? À cette question, Henri
Pena-Ruiz répond principalement en philosophe. Il se voit « tenté »
d’identifier la philosophie de la laïcité avec la philosophie tout court. Ce
sont les philosophes qui - de Spinoza à Hegel et Marx, en passant par Locke,
Hume, Rousseau et Diderot, pour ne pas revenir à Socrate et Averroès - ont
permis la séparation de l’État et des églises, de la sphère publique et de la
sphère privée, du droit et de la religion, de la moralité et de la croyance et qui
ont, avec Kant, mis en relief l’autonomie
du jugement, c'est-à-dire le fait, pour l’être rationnel, d’être à la fois
législateur et sujet.
« Le ‘droit à la
différence’ ne peut être confondu avec la différence des droits »
Contre les tentatives de ses adversaires de la nier en la
rendant indéfinissable ou en l’évaporant dans une nuée de définitions, l’auteur
rappelle que, de par son étymologie, ce terme relativement récent vient du grec
laos (peuple) et fait référence à l’unité indivisible de ce dernier. Il
associe fortement trois exigences qui donnent sa « force
intégratrice » à la laïcité. La liberté de conscience, d’abord.
Elle ne se confond pas avec la liberté religieuse qui n’en est qu’une variante.
On peut avoir une foi particulière ou ne pas l’avoir, être croyant ou athée, comme on peut avoir son jugement singulier
indépendamment du droit positif et des lois particulières. Elle est menacée par
tout régime qui cherche à imposer ses idées et l’inquisition n’est le monopole
d’aucun dogme au pouvoir. L’égalité de droit de tous les citoyens,
hommes et femmes, indépendante de leurs convictions et de leur appartenance
religieuse, ensuite. Ce principe se traduit, sur le plan juridique, par la
séparation nette de l’État et de toute église et par l’absence de privilèges
accordés aux adeptes d’une croyance particulière ou partagés entre plusieurs confessions.
Il rejette le communautarisme et toute autre forme d’inégalité en cherchant à libérer « l’accès aux savoirs de toutes
les formes d’assujettissement aux puissances économiques dominantes » (p.
298). Le primat de l’intérêt général enfin : l’universalité de la
loi et des institutions publiques est le garant du bien commun et permet à tous
les citoyens de se retrouver dans la totalité et de s’y reconnaître. « Le
‘droit à la différence’ ne peut être confondu avec la différence des
droits » (p. 539).
La
concordance de ces trois principes exige une École qui affranchisse le jugement
pour permettre aux citoyens le plein exercice de leurs droits et de leurs
devoirs.
Le Dictionnaire amoureux de Pena-Ruiz met au net
l’idée de laïcité et articule pertinemment ses composantes rationnelles. Il
expose les questions qu’elle affronte dans de nombreux pays (Inde, Japon,
Espagne, Canada, Mexique…) et examine ses rapports avec le christianisme, le
judaïsme et l’islam. Il parvient souvent
à communiquer la passion qu’il lui porte, soit à travers ses analyses propres soit
à travers les penseurs et artistes qui en furent les constructeurs ou les
chantres (V. Hugo…) ou en devinrent les martyrs (Hypatie, Hus, G. Bruno...) On
peut regretter certaines longueurs, des phrases difficiles ou hermétiques,
l’absence de certaines entrées (Franc-maçonnerie par exemple). Mais on ne peut
qu’être exalté par cette affirmation: « La laïcité est un idéal
d’émancipation. Elle unit les hommes par ce qui les élève, à savoir la liberté,
et non par ce qui les abaisse, à savoir la soumission. »