La Proclamation du Grand-Liban par le général Gouraud le 1er septembre 1920 à la Résidence des pins |
Carole H. Dagher &
Myra Prince (direction): De la Grande Guerre au Grand-Liban, 1914-1920, Geuthner,
2015, 282 pp.
En novembre 2014, dans le cadre des
manifestations du centenaire, un colloque et une exposition furent organisés autour
de « La Grande Guerre et le Liban », par l’Association des Amis de la
Bibliothèque Orientale présidée par
Carole H. Dagher, à la mairie du premier arrondissement de Paris.
L’initiative était salutaire et l’idée d’en garder les traces, voire de les
enrichir et de les mettre à la disposition d’un vaste lectorat, ne pouvait
qu’être bénéfique. La direction commune de l’écrivain(e) qui introduit la
publication et de la responsable de la maison Geuthner, Myra Prince, qui la postface,
se révèle fructueuse. L’abondante iconographie de l’ouvrage en illustrations et
cartes reflète la richesse de l’exposition. Comme le dit A. Farge citée par
Aïda Kanafani-Zahar, « L’archive agit comme une mise à nu ; ployés en
quelques lignes, apparaissent non seulement l’inaccessible mais le
vivant. »
Il est élégant de trouver, à côté des
contributions d’historiens, d’économistes, d’anthropologues et de politologues chevronnés,
des « témoignage(s) familia(ux) » comme intitule ses pages Hikmat
Beyhum: Lyne Lohéac parle du « message » de son grand père
« patriote politique libanais » Daoud Ammoun, Zeina Toutounji-Gauvard
du roman du sien, Al-Raghif (Le Pain) (1939) de Toufic
Youssef Awwad ; on pourrait peut être ajouter le « témoignage »
de K.T. Khairallah dû à son biographe Samir Khairallah. L’histoire du Liban ne
manque pas parfois de ressortir du patrimoine familial.
La période étudiée, que couvre si bien le
titre du livre, est évidemment capitale dans la vie du pays et pour son être et
devenir. Elle lui permit de voir le jour dans ses frontières présentes (1er
septembre 1920). Mais il avait vécu en les années de guerre une époque des plus
noires de son histoire. Laps de temps court en apparence, mais période dense et
pleine d’événements disparates. En bousculant un peu le plan de la publication,
on peut faire ressortir trois grands axes autour desquels tournent les
contributions, quitte à les voir souvent confluer. Un quatrième s’y ajoute
d’une plus vaste ampleur puisqu’il aborde la question de la mémoire, celle de
l’histoire libanaise (J. M. Fevret), de la guerre de 1975-1990 (A.
Kanafani-Zahar) et à travers le témoignage du cinéaste Ph. Aractanji. Ne pas y
revenir ne signifie nullement en sous-estimer l’importance.
Le premier grand thème est celui des
relations franco-libanaises durant la période traitée et même un peu en amont (intéressant
« aperçu » de J. Thobie sur « l’influence culturelle française
dans l’Empire ottoman au déclenchement de la guerre » :
l’interprétation abusive des Capitulations, « l’ambiance
semi-coloniale », l’interpénétration des finances et de la culture, de la
laïcité et des missions…) Dans cet ensemble, ce ne sont ni les bonnes
intentions qui manquent, ni les informations fournies, ni la vaste couverture
des divers aspects de la question : l’aide au Mont-Liban durant les années
difficiles (Y. Bouyrat), l’action des Jésuites (Ch. Taoutel), la naissance
d’une littérature libanaise « en langue française » comme se plaisait
à le dire la quatrième de couverture de La revue phénicienne (article
érudit et très mesuré quant à la qualité des œuvres de D. Lançon). Mais ce qui
gêne parfois, c’est, d’une part, une présentation épique ou idyllique du
« combat commun » et du « mutuel dévouement» (Clemenceau), et,
d’autre part, la description sans aspérités ni contradictions de la France et du
Liban. Les différences internes à l’un ou l’autre protagoniste sont diluées
quand elles ne sont pas évacuées.
Le second grand axe est la famine qui a
sévi au Mont-Liban principalement dans les années 1915-1917. Joseph Moawad
tente de la cerner, d’en apprécier les diverses causes, de répartir les
responsabilités, de fournir une description juste du cadre politique et des
diverses attitudes d’alors. Il essaie d’expliquer pourquoi elle fut
« occultée » dans l’entité libanaise née en 1920 au bénéfice d’une
autre cause, celle des martyrs de toutes confessions, qui après maint déboire,
se révélait plus fédératrice. La thèse
est discutable en certains points, elle n’en demeure pas moins éclairante.
Les accords Sykes-Picot de 1916 et la configuration ultérieure des Etats |
Le dernier thème majeur est les
« accords secrets » qui ont permis le passage du Mont-Liban au
Grand-Liban. G. D. Khoury les inscrit dans le monde réel des
« intérêts » et de « l’action » et les éclaire dans leur
contexte historique et leurs avatars suite à l’accord Fayçal/Clemenceau et à
son échec dû aux forces antagonistes dans chacun des deux camps. J. Maïla s’attaque
à la « légende vraie » des accords Sykes-Picot et pointe « le
caractère sordide » qu’en ont retenu les politiques et l’historiographie
arabes. Mais l’effondrement des États d’Irak et de Syrie est loin de pouvoir
leur être imputé et les revoir ou les reconstituer sur d’autres bases
territoriales peut difficilement être imaginé. Karim É. Bitar qui met au devant
la part de l’imaginaire dans l’action historique, parle du « syndrome
Sykes-Picot », donc de l’utilisation faite par les autorités politiques d’une
séquence mémorielle assemblée, modelée et remodelée au gré des circonstances pour
en faire découler tous les maux et ne pas s’attaquer aux causes des malheurs.
La Grande Guerre, les accords secrets, les
mandats de la Société des Nations, la formation d’entités plus ou moins
justifiées par l’histoire et la géographie n’appartiennent pas seulement au
passé. A l’heure actuelle des déchirements et des violences dans les anciennes
provinces arabes de l’Empire ottoman et au delà, il faut assumer la
construction ou la reconstruction d’Etats qui défendent la liberté, l’égalité
et le bien être des citoyens et qui s’acceptent et collaborent pour leur bien
commun.