« La triade conceptuelle que
forment la sphère publique, la discussion et la raison a, de fait, dominé tant
mon travail de chercheur que ma vie de citoyen. »
La revue Esprit consacre à
Jürgen Habermas, le représentant
le plus notoire de la deuxième génération de l'École de
Francfort, né en 1929 à Düsseldorf, un dossier copieux, sérieux et critique (août-septembre
2015). Le penseur allemand a pris part aux principaux débats théoriques en Allemagne
et dans le monde : il s’illustre, dès les années 1960, dans la querelle du
positivisme aux cotés d’Adorno contre Popper et les siens, et met à jour l’aspect
force productive de la science dans le monde contemporain et sa dimension
intersubjective refoulée; il se prononce
sur divers événements sociopolitiques et historiques du mouvement étudiant (années
1960) à l’actuelle crise grecque (2015) en passant par le 11 septembre (débat
avec Derrida)[1]. Michaël Foessel qui
présente le dossier prend soin de signaler que l’intitulé Le dernier
philosophe ne signifie pas la fin de la philosophie et que Habermas avait
donné ce titre, en 1971, à Hegel qui maintenait la tutelle de la discipline sur
les sciences. A l’instar de Hegel, il cherche à « conceptualiser ce qui
est », mais à son encontre il ne pense pas que tout soit rationnel. Pour
lui, il est des formes de rationalité dans le présent qu’il faut repérer pour aller
plus loin. Dans sa condition « postmétaphysique », la philosophie -ouverte
aux sciences et dans un « espace public » où s’élabore une universalité
communicationnelle- sauvegarde sa
réflexivité générale sur la société, ouvre au changement et combat sur deux
fronts : la critique des illusions dogmatiques et la reconstruction de la
raison. « La triade conceptuelle que forment la sphère publique, la
discussion et la raison a, de fait, dominé tant mon travail de chercheur que ma
vie de citoyen. »
Cette phrase de Habermas est extraite
du discours prononcé lors de la réception du prix Inamori à Kyoto[2].
Texte remarquable où le penseur, tout en réaffirmant l’inutilité pour un
philosophe de « parler de soi » au vu de l’importance des idées et de
leur formulation, « soupçonne » quatre « expériences »
d’être à « la source de ses intérêts ». D’abord celle de la maladie
et de plusieurs interventions chirurgicales lors de la prime enfance puis à
l’âge de 5 ans mieux ancré dans la
mémoire. Elle lui a sans doute communiqué le sens de la dépendance à l’égard
des autres et l’importance du lien. Ce qui distingue l’homme des espèces
animales qui vivent en communauté, c’est d’exister « dans un espace
public », de ne pouvoir devenir une personne qu’en développant les
compétences que lui assure son insertion. L’intérêt pour la constitution
intersubjective de l’esprit humain développée par C. S. Peirce, G. H. Mead,
Cassirer, Wittgenstein et bien d’autres puise à cette source.
Ensuite, un « handicap »
d’articulation empêchait les autres écoliers de comprendre leur collègue
Habermas et les poussait à le rejeter. Viennent de là une approche
philosophique centrée sur le langage et une théorie morale qui lui est liée.
Les philosophes classiques ont toujours associé le langage à la
représentation ; pour notre auteur, « nous usons du langage à des
fins plus communicationnelles que purement cognitives. Le langage n’est pas le
miroir du monde ; il nous permet d’accéder au monde», de prendre position
vis-à-vis des énoncés d’autrui. Suite au handicap aussi, la conviction de la
supériorité de l’écrit sur l’oral et la place prééminente de la
« discussion pas qu’orale », appuyée sur des raisons, dans la
communication. L’impératif éthique qui en procède est le refus de la
discrimination sociale et la nécessité d’intégrer dans le réseau mutuel
les personnes menacées d’être exclues ou marginalisées.
Avec la troisième
« expérience », nous passons du personnel au politique et l’année
1945 devient charnière. Le passé nazi de l’Allemagne, criminel et pathologique,
appelle à reconnaître la « responsabilité collective » (Jaspers) et à
une nouvelle théorie qui, tout en reconnaissant la différenciation présente dans
les sociétés modernes (Marx), retient ce que Brecht appelle les formes
« amicales » du vivre-ensemble. Il fallut surtout penser avec le
Heidegger du Dasein et d’Être et temps (1927) contre le Heidegger des années hitlériennes (Introduction
à la métaphysique publié en 1953), celui de l’appel à la « violence
créatrice », de la clôture platonicienne de la pensée authentique à « quelques uns » (Discours du
rectorat, 27 mai 1933), du rejet de l’universalisme égalitaire des Lumières…
Enfin dans le climat morose de
l’après-guerre en République Fédérale, face à des penseurs réunis par le mépris
de la masse et la célébration de l’homme supérieur (Heidegger, C. Schmitt,
Jünger, Gehlen…) et grâce aux perspectives ouvertes par la Théorie critique de
Horkheimer et d’Adorno (dont il devient le premier assistant en 1956 à
l’Institut de recherche sociale de Francfort), Habermas met au centre de sa
pensée le concept d’Espace public. Seul il peut, dans les structures
complexes de la modernité, « unir ce qui est
différent sans aplanir les différences »,
constituer le cœur de la démocratie et œuvrer à l’intégration sociale.
La médiatisation par le droit lui est nécessaire. Quant aux interventions de
l’intellectuel, elles doivent livrer les meilleurs arguments, relever le niveau
des débats tout en se sachant faillibles. A l’intérieur de l’Allemagne, de
l’Europe ou dans le monde, il doit toujours prendre soin de séparer rôles
public et professionnel. « Il ne doit donc pas confondre
« influence » et « pouvoir ».
***
Si nous avons donné tant de place à
ce Discours, c’est parce qu’en croisant la vie de Habermas aux thèmes de
sa pensée, par sa plume même et dans l’esprit de synthèse qui le caractérise,
il donne du penseur une image concrète éloignée de sa sécheresse supposée et fidèle
à « sa personnalité disponible, fraternelle et bienveillante » ( J-M
Durand Gasselin). Le numéro d’Esprit comporte, par ailleurs, un long entretien avec
le philosophe qui revient plus en détail sur son itinéraire, ses problématiques
et ses débats. Il se répartit en 3 chapitres, l’un centré sur l’Allemagne, le deuxième
évoquant surtout « l’effet Habermas » en France[3]
(divergence avec Ricœur, controverses[4]
puis dialogue avec Foucault[5] et
Derrida…). Le dernier est consacré aux interventions politiques du citoyen
Habermas, à sa réflexion sur le droit international où il reprend l’idéal
cosmopolitique kantien à la lumière des objections de Carl Schmitt (J-Cl Monod),
et à cet ouvrage monumental Droit et démocratie, Entre faits et normes (1992)[6]
qui avec Théorie de l’agir communicationnel (1981)[7]
constitue l’apport théorique le plus important de Habermas.
Ce que nous devons surtout à cet
éminent penseur, c’est la restauration de la place et de l’importance de la
raison après sa « destruction » par le fascisme et la désillusion née
chez ses aînés de l’Ecole de Francfort[8]
quant aux Lumières. Habermas critique la raison
« instrumentale »[9]
(l’assujettissement des moyens à une fin) qu’il préfère appeler
« fonctionnaliste » et qui tend à « coloniser le monde
vécu » par les logiques du marché et de la bureaucratie. Il nomme
« raison communicationnelle » celle née dans et de la discussion. Il
retrouve par là Kant qu’il « détranscentalise » grâce au paradigme
nouveau du langage.
[1] Jacques Derrida, Jürgen Habermas: Le “concept »
du 11 septembre, Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna
Borradori, Galilée, 2003.
[2] Inédit en français et inclus dans le
numéro.
[3] On regrette l’absence de Castoriadis dans
le dossier. Habermas dans Le discours philosophique de la modernité (Gallimard,
1988) a consacré à L’Institution imaginaire de la société (Seuil, 1975)
un des plus pertinents commentaires sur l’ouvrage (pp.387-396)
[4] Une des méprises à l’origine des
controverses est le fait d’avoir appelé Foucault et Derrida « jeunes
conservateurs » et qui fut traduit en français par
« néoconservateurs ». Esprit, p.44.
[5] Le dialogue avec Habermas est l’une des
origines du texte de Foucault : « Qu’est-ce que les
Lumières ? ».
[6] Traduction française chez Gallimard,
1997.
[7] Traduction française en 2 volumes chez
Fayard, 1987.
[8] Horkheimer, Adorno: Dialectique de
raison, 1947 ; Adorno : Prismes, 1955.
[9] Le concept et le mot sont de Max Weber.
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