Manifestation à Beyrouth août 2015
Franck Mermier: Récits
de villes: d’Aden à Beyrouth, Sindbad Actes Sud, 2015, 272pp.
Prendre la Ville, le projet était naguère politique et
émanait de groupuscules qui voulaient « changer la vie » dans
l’Europe des années 1970. Pour être seulement théorique ou anthropologique,
l’assaut de Franck Mermier n’en est pas moins ambitieux. Il s’agit de saisir,
au milieu des sociétés, des pays, des villages et des tribus, une
« citadinité » propre à travers ses nombreuses implications, de
l’identifier dans ses manifestations particulières (hiérarchie, institutions,
métiers…) sans la couper des connexions voisines et tout en dépassant les
oppositions classiques et inadéquates Ville/campagne et citadin/tribal. Le
champ de l’enquête, malgré la prééminence donnée à Beyrouth et Aden (2
chapitres pour chaque ville), couvre tout l’espace arabe, du Golfe au Yémen, de
Bilâd al-Châm à l’Egypte et au Maghreb. En perpétuel devenir, il ne se
coupe ni de la sphère géographique méditerranéenne ni de l’antécédence
historique ottomane et parfois antique. Certes ce vaste domaine est prospecté
depuis longtemps et le nombre de monographies et œuvres de synthèse, faites
autant par des américano-européens que par des nationaux et perpétuellement en
cours, impressionne. Mermier ne semble pas seulement avoir tout lu, mais
parvient à donner une idée nette d’un grand nombre de recherches multilingues
les exposant l’une après l’autre sans répit et dégageant leur apport, leurs
dissonances et leurs convergences. L’empirie est loin cependant d’être le souci
unique et l’auteur ne cesse de chercher à mettre à l’épreuve l’impact des
observations et des conclusions dans le concept et la problématique.
De mère libanaise, Franck Mermier, que les lecteurs de L’Orient
littéraire connaissent pour des collaborations disparates, a longtemps
séjourné à Beyrouth (été 1975 et 2002-2009) et dans les cités du Yémen (Taez,
Sanaa, Aden entre 1979 et 1997). Chercheur, il dirigea des centres d’études
dans ces pays à des périodes cruciales et très mouvementées de leur histoire.
Il relate dans ses « Chroniques citadines » liminaires son « récit
ethnographique » ; non seulement les axes réflexifs de la présence
sur le « terrain », mais aussi les méandres « des cadres
mémoriel et émotionnel ». La
« jeunesse », la « timidité », l’initiation au qât,
l’étiquette liée aux règles de l’hospitalité, l’ambiance diverse des villes et
des quartiers …et bien d’autres traces s’intègrent dans la narration. Une forme
d’exotisme imbue d’illusions identitaires a disparu ou doit le faire, mais une
autre fondée sur la quête du même dans le déplacement demeure de retombée
gratifiante comme l’ont montré Segalen et Nizan.
La richesse des analyses de Mermier est toute dans les
détails. La première étude sur Beyrouth est molaire et porte sur ses
« frontières » internes et externes, horizontales (quartiers
confessionnels) et verticales (dimension de classe des tours) ; elle
décrypte à travers divers niveaux, événements et situations les décalages et
« effractions »entre «symbolique urbaine » rigide et
« réalité urbaine » diversifiée et mouvante. La seconde est poctuelle
et toute de précisions: l’édification de la mosquée Muhammad al-amîn sur la
Place des Martyrs et « la bataille du ciel » qui en a résulté avec la
cathédrale Saint Georges avoisinante. Cette association des perspectives
globale et moléculaire se retrouve mutatis mutandis dans le domaine
adéni : à un vaste panorama historique succède l’évocation d’une de ses
étapes, « Aden au temps de l’étoile rouge. »
Quant à l’analyse de la « citadinité arabe », si
fouillée, si enchevêtrée, si complexe, on n’ose la reprendre succinctement sans
craindre d’en défigurer des éléments ou d’en oublier certains de première
importance. On ne peut toutefois, parmi d’autres exemples très nombreux, que :
distinguer les unes des autres les villes de l’espace arabe : Casablanca,
créée sous le Protectorat français, n’est pas la traditionnelle Fès et les
grandes villes palestiniennes de la côte d’avant 1948 ne nourrissent pas les
mêmes idéologies que celles de l’intérieur (S. Tamari) ; applaudir au
« flou » dénoncé du contenu sociologique de la notion de asabiyya « légitimée
par la référence prestigieuse à Ibn Khaldoun » dont on use et abuse pour
parler des groupements traditionnels et contemporains ; bien accueillir des notions comme celle de
« seuils » (et non de murs) introduite par J-C. Depaule entre les
espaces d’une même ville…La distinction entre « urbanité » et
« citadinité » (elles mêmes plurielles suivant les auteurs et les
cités) est capitale pour passer d’une « essence » propre à une ville,
plus ou moins ancienne, à celle d’une agglomération où ce registre
traditionnel, sans disparaître, devient lié à l’une des composantes et l’enjeu
d’une dispute incessante avec d’autres composantes. La pluralité des
imaginaires et leur importance est dorénavant une donnée de base.
Riche et dense, l’ouvrage de Mermier est au carrefour de
toute réflexion sur les cités de l’espace arabe.
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