. Qu’il soit ici remercié
de tous ses efforts.
pierrenehman: Place des Martyrs, Beyrouth |
Depuis la
formation du Grand Liban, décision mandataire française en 1920, par
l’adjonction au Mont Liban, province ottomane autonome (moutassarrifiyya) de
territoires appartenant aux provinces de Beyrouth et de Damas (wilayet), puis
la proclamation de la République libanaise en 1926 et l’obtention de son
indépendance en 1943, le pays n’a pas connu un soulèvement de cette ampleur ou
de cette nature. Le Liban était réputé être un pays de querelles (souvent sanglantes)
et de compromis, mais jamais une contestation n’avait eu une telle étendue géographique
et n’a transcendé autant les appartenances régionales et communautaires. Elle
s’est déclenchée le 17 octobre 2019 et dure depuis, mais elle est de plus en plus menacée par des
ennemis qui défendent leurs pouvoirs et les assises sociétales qui les
maintiennent. Face à une violence préfigurée, les révoltés n’ont que leur
pacifisme et face à la dureté des autorités et des structures ils n’ont que
leur bonne volonté, leur persévérance, leur fraternité, leur solidarité et l’espoir
de dépasser la crise et de devenir les maîtres de leur destin.
Si le déclencheur du soulèvement (ou révolution, plus
exactement du soulèvement qui cherche à être une révolution) est un projet de
taxe gouvernementale sur un réseau social gratuit et très courant, le WhatsApp,
taxe qui risquait de limiter la
communication et dont la gratuité est mondiale, une triple crise est à son
origine : économique, politique, écologique et culturelle.
La crise économique et financière est ample et sans
précédent. Prévue, longtemps annoncée, non seulement elle n’a pu être écartée
mais elle s’est amplifiée d’année en année et de gouvernement en gouvernement, se
surpassant tous en gaspillage et malversations. L’endettement public a atteint 150%
du Produit National Brut ; les balances commerciale et de paiement sont
devenues largement déficitaires suite d’une part au surplus des importations et
aux difficultés de l’exportation (frais de production élevés), d’autre part à
une rentrée de devises en chute. En 2019, la croissance est nulle. Sur le plan
social, plus de 30% des habitants vivent désormais au dessous du seuil de
pauvreté et les classes moyennes qui donnent au pays sa pesanteur voient leur
statut déchoir. Le chômage (près de 30%) est fréquent parmi les jeunes. Chez
les élites, il prend une dimension tragique : après le labeur estudiantin
et des frais d’éduction excessifs, les diplômés ne trouvent pas de travail. L’immigration
prive le pays de leurs aptitudes, mais peut servir de solution familiale et
individuelle pleine d’avantages. Elle est désormais presque interdite vu la
tendance au repli de l’Europe et de l’Amérique, les mauvaises relations du
gouvernement avec certains pays du Golfe et la fin de l’euphorie économique
dans ces régions d’accueil suite aux guerres et tensions. Il est donc
artificiel et faux de séparer la crise nationale des événements régionaux, de
l’affrontement américano-iranien, du combat sunnite-chiite, de l’interminable
guerre de Syrie et de ses suites. Au Liban, le Hezbollah qui affiche son
allégeance au régime des mollahs de Téhéran est particulièrement l’objet de
sanctions américaines financières et politiques dont l’effet se répercute mutatis
mutandis sur la population entière.
De cette crise économique, la classe politique est
largement responsable. Depuis la mainmise syrienne sur le pays et le
détournement des accords de Taëf (1989) conclus par des parlementaires libanais
sous l’égide de l’Arabie saoudite et de la Syrie (avec bénédiction américaine),
le gouvernement et le parlement sont livrés aux miliciens et seigneurs de
guerre au nom de la nouvelle répartition communautaire du pouvoir. De facto,
ceux-ci qui se sont entrelacés avec les anciens maîtres du jeu[1]
se répartissent les ressources de l’Etat et font main basse sur ses biens ce
qui leur permet de fonder et reproduire leurs assises et… d’accumuler des
fortunes. Les institutions en place sont réparties et de nouvelles sont nées distribuées
selon les mêmes critères. Le Hezbollah prend la place de la Syrie après le
retrait de ses troupes suite à l’assassinat de Rafic Hariri en 2005 et
supervise l’ensemble. En 2008, suite à un coup de force du parti chiite, le
parti aouniste, majoritaire parmi les parlementaires chrétiens et qui avait
conclu une alliance avec « le parti de Dieu », retrouve au nom de sa
communauté, une place au banquet. Le tripartisme confessionnel
sunnite-chiite-druze perd son monopole et les aounistes s’affirmant
réformateurs et intègres ne brillent pas par une quelconque différence avec les
caciques en place. Les élections législatives qui ont lieu en 2018 selon une
nouvelle loi électorale à la proportionnelle étaient censées représenter la
diversité dans chaque communauté et frayer une voie aux groupements
minoritaires. Elles aboutissent à une surconfessionalisation de la
représentation, à l’élimination des partisans du progrès, à la reconduction des
mêmes clans enrichis de partisans soumis, nantis et affairistes. Il faut noter
cependant le changement de majorité, celle-ci désormais aux mains du Hezbollah
et de ses alliés le mouvement chiite Amal et
du Courant Patriotique Libre (les chrétiens aounistes).
La corruption, l’appât du profit, l’incompétence dans une
atmosphère d’audace et de complicité inconnues jusque là devinrent tels que ni
le problème des déchets (ses solutions empirant toujours) ni celui des égouts
allant dans la Méditerranée ou les fleuves ne peuvent être réglés. Les stations
de filtrage des eaux usées qui avaient couté plus d’un milliard de dollars ne
sont pas relayés aux tuyaux appropriés. Les plages côtières, propriétés de
l’Etat sont accordées aux puissants et à leurs pourvoyeurs et interdites aux
simples citoyens. Des cheminées d’usines et de centrales électriques mettent
certaines agglomérations du Liban au rang des plus polluées de la planète. Les
carrières de pierre sans foi ni loi défigurent partout la montagne. Ce qui
précède ne dessine qu’une partie du sombre tableau. Les protestations
populaires ne donnent lieu qu’aux promesses mensongères des politiciens et
laissent scandaleusement les dégâts en l’état. Les fauteurs demeurent anonymes et
aucune sanction n’est prise. Quand enfin un incendie risque d’emporter les
forêts et les habitants, on découvre que les avions achetés sont hors d’usage.
LES GRANDS TRAITS DE LA
REVOLUTION
Au-delà des victoires tactiques du soulèvement (chute du
gouvernement suite à la démission du premier ministre; 2 séances du parlement pas très
constitutionnelles empêchées; refus des
propositions présidentielles & gouvernementales inappropriées; projets de nomination d’un premier ministre
avortés ; crise financière et bancaire mise à nu et obligation imposée d’y
remédier en priorité…) et d’une lutte toujours en cours où les coups bas du
pouvoir et de certains de ses partis sont nombreux et ne connaissent aucune
norme, nous pouvons déjà dégager les traits d’un soulèvement qui cherche à être
une révolution et dont les Libanais espèrent des acquis définitifs.
Le trait le plus saillant du soulèvement libanais
n’est pas une revendication mais une réalisation animée par une poussée
exigeante : l’adhésion des Libanais à la patrie libanaise. Le mot patrie
est utilisé ici pour éviter des termes plus rigoureux, donc plus sujets à
débats et polémiques comme nation ou Etat-nation[2]…
Quand le Grand Liban est proclamé en 1920, des régions et des confessions y voient
une imposition du colonialisme et la mainmise de la communauté maronite sur tout
le territoire. Les rêves de panarabisme et de pansyrianisme ne cessent de se
manifester tout au long de l’histoire du mandat français et de la république
indépendante. Ce que le soulèvement du 17 octobre a bien mis en lumière, c’est
l’accord des régions, villes et campagnes, et des communautés, chrétiennes et
musulmanes, dans le sentiment national et autour de ses principaux emblèmes. Le
drapeau naguère symbole, pour une partie
de la population et pour de nombreux intellectuels, de l’isolationnisme, de la réaction, de
l’impérialisme…est arboré partout. Tripoli, la plus irrédentiste des cités du
« littoral syrien », ne jouit de ses soirées quotidiennes qu’au
milieu de ses couleurs et de son cèdre vert. L’hymne national connaît une
faveur semblable. La fête de
l’indépendance est célébrée le 22 novembre Place des Martyrs avec une
ferveur et un enthousiasme exceptionnels.
Les couches populaires et les diverses professions et catégories ne sont pas
dans les tribunes qui disparaissent,
mais surtout dans le défilé même. Les chiites
que certains croyaient totalement acquis au Hezbollah et encadrés par lui, ont
montré un attachement profond à leurs
concitoyens soulevés; ils souffrent des mêmes maux et veulent partager le même
avenir. A Tyr, Baalbeck, Nabatiyyé, Kfar Remman et dans une moindre mesure dans la banlieue sud de Beyrouth très
contrôlée …ils soulèvent le même drapeau
et entonnent le même hymne avec plus de courage et sans renier la Résistance à
qui ils sont reconnaissants d’avoir libéré le territoire. On peut dire, sans
aucune exagération, que les intellectuels d’origine chiite ont été les meilleurs
commentateurs du soulèvement. Ecartés des postes administratifs malgré leurs
aptitudes et en raison de leur indépendance et leur refus du tandem chiite dominant,
ils auraient pu servir le pays de la plus adéquate des manières.
La République libanaise qui a assuré à ses citoyens
(et à ses composantes) de grandes libertés, de vastes droits et une certaine
prospérité a fini par accueillir leur assentiment général.[3]
Mais cette adhésion se fait non à une entité
accomplie, mais à un projet à parfaire
en le débarrassant de tout ce qui entache ses libertés et ses inégalités. Ce
qui nous permet de passer aux revendications politiques.
Un mot est revenu souvent au début du soulèvement
et ne cesse d’animer les Libanais, celui de
dignité. La classe politique par son mépris de l’intérêt général, par sa
corruption, ses rapines, la complicité de ses factions, l’audace de ses
méfaits, son népotisme, son clientélisme, son inefficacité dans le règlement
des problèmes, son recours continuel au communautarisme, son affiliation à des
puissances étrangères, son cynisme et ses mensonges ne fait que porter atteinte
à la dignité des citoyens. Leurs droits voire leur sécurité doivent
passer par leur soumission. Leur santé s’efface devant les profits et
alliances. Le chantage politique, comme cet entretien présidentiel qui appelle
les mécontents à émigrer, ou les menaces réitérées de retour de la guerre
civile, ranime toujours la flamme de l’insoumission et la volonté de jouir de
sa liberté et de la mettre au service du pays. Face au soulèvement,
les partis au pouvoir ne pensent qu’à redistribuer
les parts, à liquider la révolte ou à l’exploiter sans tenir compte des
revendications, à convenir à la puissance
étrangère qui les appuie.
« Tous,
cela signifie tous », scandent les protestataires pour n’épargner
aucun clan au pouvoir et pour ne laisser à aucun son aura. Les prétentions à la
réforme ne lavent pas de la réalité de la corruption ; la 3ème
face du Hezbollah est mise en lumière : résistant et libérateur, inféodé à
l’Iran, il protège la corruption générale l’acceptant contre l’appui politique
de ses alliés, quand il ne la pratique pas lui même. Mais outre la négation
d’un système générateur d’une classe parasitaire et pillarde, les manifestants cherchent
à construire un ordre nouveau sans en connaître les contours précis. S’ils
empruntent aux révolutions arabes le slogan « le peuple veut détruire an-nizâm
(le système, l’ordre, le régime) », ils reconnaissaient volontiers qu’ils
veulent plutôt construire un ordre ou un Etat, car ils n’ont face à eux qu’une
anarchie irrespectueuse des lois et des règles et attachée aux seuls intérêts
et lubies des gouvernants.
Le
premier pilier de l’Etat de droit est un pouvoir judiciaire autonome. Il
faut soustraire les juges au pouvoir politique, à la corruption de l’argent, à
une justice sélective qui ne s’attaque qu’aux adversaires du zaîm et
clan qui soutiennent le magistrat ou dont celui-ci cherche la protection, qui
ne met pas seulement en accusation les corrompus des autres communautés. Les
premières démarches prises par les aounistes furent de nommer leurs partisans
aux postes clefs et une vidéo a montré un ministre de la justice menacer un
magistrat dans les prochaines mutations. Un Club de Juges (CJL) s’est
formé ; il mène de l’intérieur, par
des positions publiques et des avis sur les nouvelles législations, un combat similaire.
Il
reste que de l’avis commun, l’origine même de la corruption et de la plupart
des maux est le système communautaire qui répartit les pouvoirs et les
postes administratifs entre les communautés.
D’abord, il condamne l’Etat à l’inefficacité : il faut que les 7
grandes communautés (maronite, sunnite, chiite, druse, grecque orthodoxe,
grecque catholique, arménienne) soient d’accord pour promulguer une loi ou
décider une réforme ; chacune d’elles (par le biais de ses autorités)
appuie ses candidats indépendamment de leur compétence et de leur honnêteté ou
en dépit d’elles ; toute corruption est multipliée par 3 pour satisfaire
les 3 principales communautés. Les
citoyens y sont inégaux suivant l’importance de leur ‘tribu’. Ensuite, les
leaders de chaque ‘groupe’ montent leurs coreligionnaires contre les autres
comme moyen de rester en place et de se renforcer : d’où une unité
nationale toujours sur la brèche car leur clientélisme et leur aplomb
n’ont pas de bornes. Enfin (s’il y a un
enfin, les maux étant incalculables et innombrables), on appartient par les
registres dès la naissance à un ‘clan’ et on doit obligatoirement suivre ses
lois civiles (mariage, divorce, succession…). Les tribunaux de chaque
communauté, et non les tribunaux de droit commun, examinent les litiges. Une loi de mariage civil (même optionnel) est
continuellement empêchée par les hiérarchies religieuses unanimes sur ce point
et les Libanais appartenant à des confessions différentes, et de plus en plus à
la même, doivent se rendre à l’étranger pour pouvoir contacter une alliance à
leurs conditions.
Ce système est condamné par tous les manifestants qui en
souffrent à un degré ou à un autre. Mais on ne peut dire que le soulèvement ait
dégagé un accord sur la manière d’en sortir ou d’y remédier. D’abord, il n’est
pas exclu que bien des protestataires y soient encore attachés par crainte de
grands bouleversements démographiques et politiques et parce qu’il assure une
certaine protection ; ils pourraient penser qu’on peut y introduire des améliorations
quant à l’égalité, l’efficacité, la lutte contre la corruption et pour la
justice. Ensuite, deux grands courants proposent leurs réformes. Le premier est
laïciste et cherche à séparer totalement, à la française, l’Etat des communautés reconnues et à
instaurer un statut civil unifié. Le second madanî militant pour une
république civile dont les principaux traits sont un parlement bicaméral
comportant une chambre des députés élue sans répartition confessionnelle et un
sénat élu sur une base communautaire et intervenant dans des domaines
restreints, des référendums à double
majorité et un mariage civil facultatif ouvert à tous les citoyens. Une telle
république sauvegarderait l’unité, l’efficacité et le pluralisme. Aucun des 3
remèdes n’est sans difficultés réelles, mais le soulèvement doit trouver sa
voie et la tracer.
Soulevés
contre une classe politique mafieuse et improductive et résolus à bâtir un Etat
moderne où règnerait la justice sociale, les insurgés ont opté pour une
révolution excluant la violence. Décision sage qu’ils avaient tout intérêt
à prendre vu la nature belliqueuse[4]
de leurs adversaires et leur absence de scrupules, et vu l’appréhension de
l’armée libanaise à recourir à une
répression dure et continue. La résolution pacifiste a pris surtout en compte les leçons d’une
guerre qui a duré de 1975 à 1990 et qui dénaturait tout soulèvement populaire à
caractère revendicatif en affrontements communautaires sanglants. Le miracle a cette fois perduré grâce
à la prudence (phronêsis aristotélicienne et Prudentia machiavélienne) du peuple, à une
nouvelle ambiance dans le pays, à la bonne humeur générale, à une atmosphère de
fraternité et de solidarité, à la communion générale des diverses régions dans
l’unité du Liban. Les manifestations se transforment en fêtes, la musique moderne
sert de catalyseur, les DJs jouent un rôle enchanté, les soirées se prolongent,
les loisirs retrouvent leur sens dans la gratuité offerte. Les menaces ne
s’évanouissent pas, certains réveils sont durs ; les raisons de la colère ne faiblissent point.
D’où ce caractère carnavalesque [5]qui
allie la joie et la fureur, qui se joue des mots et des mélodies (hela hela
ho)[6]…
dans une révolution sans revendications précises affirmées, sans
plans d’action, sans commandement commun. Des avantages d’un côté, une
faiblesse structurelle et stratégique de l’autre. D’où cet humour qui a
explosé dans les rues et sur les réseaux sociaux. « Vous avez 150 mille
fusées, nous avons une blague par minute »[7]…
La
présence persévérante des femmes
non seulement à la belle devanture du soulèvement par leur liberté et leur
courage, mais en son centre par leur participation aux débats, la mise en place
des réseaux informatiques[8],
les repas préparés et offerts[9],
l’ardeur à innover sur le plan culturel et festif… a donné un lustre
particulier au soulèvement libanais. La femme a certes des revendications
particulières dans ce pays[10],
mais elle s’est trouvée bien au-delà de ces revendications : protection
des manifestants, initiatives de réconciliations de quartiers… « Même
pas peur parce que je suis femme, parce que je me sens invincible en dépit de
ma fragilité… » écrit Nayla Majdalani dans un très beau texte[11].
PhotoAP/Hassan Ammar |
Si le soulèvement est principalement celui d’une jeunesse
menacée plus que d’autres catégories par le chômage et l’émigration, les places de la révolution s’avèrent accueillantes
aux autres générations[12].
Le troisième âge qui a perdu ses plus belles années dans la guerre et ses avatars
s’y sent chez lui et vient apporter sa caution. Après que le président de la
république s’est surnommé « le père de tous », la fraternité des
protestataires vient détruire toute hiérarchie générationnelle et toute
symbolique totémique. Le droit à la ville[13] et l’accès de toute la population à des lieux
réservés depuis la reconstruction aux
nantis sont à ajouter aux acquis du soulèvement. « La révolution a
ramené dans des territoires froids et dépeuplés une partie de l’âme urbaine qui
les avait désertés. En l’espace d’une soirée, la place des Martyrs est
redevenue cette Sahat el-Bourj[14]
grouillante et populaire, et la très sérieuse Tripoli a dansé pour appeler au
changement. La texture même de ces lieux s’altère lorsque leur utilisation est
modifiée, ils font ville. » (Camille Ammoun)
Il y a bien des aspects de ce
soulèvement auxquels nous n’avons fait place : le rôle des réseaux sociaux (Face book, Twitter, Instagramm…) dans la propagation des idées,
nouvelles, dans la mise en place des manifestations ; la place des médias[15]
et des émissions directes et continues dans la formation et le soutien de
l’opinion publique (évidemment en lutte contre d’autres médias anti soulèvement) ;
le rôle des petits groupes écologistes, légalistes, militants des droits de
l’homme, ennemis de la corruption, partisans du mariage civil et du droit des
femmes … dans la lente et patiente préparation de l’insurrection générale ; Le combat
pour la reconstruction des syndicats et des ordres (professions
libérales) devenus simples instruments de partis politiques souvent en
collision : l’élection d’un nouveau bâtonnier des avocats marque une
grande victoire ; l’éclosion culturelle dans tous les domaines de la
musique, aux graffitis, à la photo, à la poésie, à la peinture et le modernisme
des moyens utilisés.[16]
Deux points mériteraient des analyses poussées et
indépendantes mais que nous ne pouvons développer ici. D’abord, la place du
soulèvement libanais dans le printemps arabe. Parti du Liban en 2005, la
belle saison y est revenue après ses plus récentes manifestations au Soudan, en
Algérie et en concomitance avec les soulèvements d’Iraq et d’Iran. Ensuite la vision du monde contenue dans le
soulèvement : refus du racisme, du chauvinisme,
du machisme, de l’homophobie. La défense des réfugiés ne figurait pas au
programme, mais la défense de la barbarie par les opposants et les accusations
sordides contre les rebelles d’exécuter un complot d’homosexuels les obligent à
achever la totalité de leur représentation.
La crise économique
Le soulèvement libanais est parti le 17 octobre contre
une classe politique qui a pillé les ressources, empli ses poches, fait
parvenir la dette publique à un chiffre astronomique, détruit les institutions de l’éducation
nationale, englouti dans l’énergie électrique des milliards de dollars sans
aucune amélioration palpable. Le citoyen se retrouve face à une crise
économique dont l’ampleur le consterne : il ne confronte pas seulement un
Etat et ses (Ir) responsables mais un système bancaire qui lui restreint
l’accès à ses économies et dépôts. On lui explique qu’une grande arnaque s’est
installée depuis des années que les économistes nomment « pyramide de
Ponzi »[17] .
Elle est légale parce que des lois appropriées ont été votées par la classe
politique.
Pour simplifier, le mécanisme est le suivant :
L’Etat pompé par la corruption, le gaspillage et l’incapacité de la classe
politique est de plus en plus déficitaire; il emprunte à la banque
centrale qui emprunte aux banques privées
qui utilisent l’argent des dépositaires à des taux d’intérêt de plus en
plus élevés. Quand le système se grippe suite à la grande dette de l’Etat, les
dépôts des citoyens en font les frais. Les banques sauvegardent leurs capitaux
et bénéfices et les expatrient. Les puissants font de même pour leurs fortunes.
Les économies des simples citoyens ne leur sont reversées qu’au compte-gouttes
en attendant des solutions… probablement à leurs dépens. La situation actuelle
est la suivante : l’Etat ne peut plus payer ses fonctionnaires et retraités.
Le secteur privé ferme de plus en plus ses portes et jette ses employés dans la
rue. L’argent déposé dans les banques est devenu nominal et scripturaire. La
classe politique est toujours aussi cupide et incapable, quand elle n’est pas
aveugle. Les raisons de la colère se sont multipliées dans un climat où le
« miracle libanais » semble avoir pris fin. Un économiste
affirme : « Le véritable miracle libanais
se réalisera lorsque le pays s’engagera solidement, à partir d’une base de
revenus inférieure, sur une trajectoire ascendante qui lui permettra de
réaliser progressivement son potentiel créatif ainsi redécouvert. »[18] Un tel miracle ne peut
être conduit sous l’égide d’une classe dirigeante pourrie. Il lui faudra un
leadership issu du soulèvement, de sa force, de ses valeurs.
Cet article doit
énormément aux idées du Centre Civil Pour
l’Initiative Nationale[19]
dont Talal Husseini est le secrétaire général et l’animateur et dont je suis
membre fondateur ; mais je ne
prétends engager la
responsabilité d’aucun membre sur mon texte. Il ne cache pas sa dette envers
les interventions sur les réseaux sociaux, articles et enquêtes de : Adnane
Al Amine, Ahmad Beydoun, Samer Franjieh, Elias Khoury, le Lebanese Center
for Political Studies (LCPS), Zyad Majed, Chibli Mallat, Jihad al Zeyn et
bien des oubliés.
Cf. aussi les
articles et illustrations rassemblés dans le numéro spécial de L’Orient Le
Jour : La Révolution en marche, jeudi 21 novembre 2019.
Pour un dossier
complet des événements cf. en français ou en anglais :
[1] « l’oligarchie libanaise, nébuleuse
hétéroclite d’aristocrates de carton-pâte, d’illustres « notables », de fils
des « grandes familles », de chefs de clans, de cheikhs de tribus et d’émirs
moyenâgeux, de beks des montagnes et d’effendis des villes, de banquiers
spéculateurs, de généraux fantasmant sur la présidence de la République et
surtout d’avocats et de juges véreux, réunis toutes communautés confondues dans
leur quête inassouvie de ‘prestige’ » ».Vahé Nourbatlian, L’Orient Le
Jour,3/12/2019.
[2] De même, nous utilisons comme
valables l’un pour l’autre, les mots confessionnalisme et communautarisme.
[3] « Pas un Libanais qui ne doit au Liban plus que ce qu’il lui a donné ».
(Talal Husseini)
[4] Surarmée et milicienne.
[5] Le premier à le noter fut le romancier
Rawi Hage en référence aux travaux de Mikhael Bakhtine sur Rabelais et la
culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance.
[6]
Cf. Google: Gebran Bassil song.
[7] Poste Facebook de Lockman Slim.
[8] Acil Tabbara: La revolution sans leader
s’organise, L’Orient Le Jour, le 21/11/2019.
[9] Suzanne Baaklini: Regenerate Lebanon:
organisation Ecolo, OLJ, 21/11/2019.
[10] Droit de la femme libanaise à donner sa
nationalité à des enfants nés de pères étrangers; Human Rights
Watch énumère plusieurs atteintes aux
droits individuels, notamment les droits des femmes qui continuent de faire
l’objet de discrimination, « à cause de 15 lois distinctes sur le statut
personnel » : « La discrimination comprend l’inégalité d’accès au divorce,
à la garde des enfants et aux droits de succession et de propriété. »
[11] Même pas peur, OLJ, 30/11/2019.
[12] La cinéaste Carol Mansour déclare à
une journaliste : « Dans cette
révolution, la jeunesse porte elle-même son propre message et moi je me
contente d’être dans la rue, avec eux, en tant que Carol Mansour, citoyenne
libanaise lambda. Être là, tout simplement. Être fière, et leur dire mon
respect. Une génération au discours cohérent, aux gestes justes, aux messages
respectueux, empreints de sagesse et de bienveillance. Être là pour assister
aux ego qui se fracassent, à l’arrogance qui s’écroule, à la haine qui part en
fumée. Être là, enfin, pour participer à cette communion, à cette grande
révolution qui, pour une fois, depuis des années, a fait de nous des êtres
d’amour. »
[13] Antoine Atallah: Le droit à la ville, cet
autre acquis de la « Thawra », OLJ , 30/11/2019.
[14] Cf. Ghassan Tuéni et Farès Sassine: El
Bourj place de la liberté et porte du Levant, Dar Annahar, 2000.
[15] Principalement les chaînes télévisées et postes de
radios.
[16] La presse a évoqué, entre autres « le somptueux et émouvant mapping vidéo
sur le monument de l’œuf » d’Amin Sammakieh.
[17] Du nom de l’escroc italien Charles Ponzi (1882-1949). Cf. l’entretien avec deux auteurs d’une étude sur le système financier libanais, Sami Halabi et Jacob Boswall, OLJ , 29/11/2019 . « Les grands perdants sont l’État, qui se retrouve de plus en plus endetté, et les contribuables, qui se font de plus en plus imposer pour permettre au système de perdurer quand la mécanique du système se grippe – donc quand il n’y a plus assez d’argent frais qui est déposé dans les banques du pays. »
[18] Ishac Diwan : Economie : La mort du miracle libanais ?, OLJ ,le 29/11/2019.
[17] Du nom de l’escroc italien Charles Ponzi (1882-1949). Cf. l’entretien avec deux auteurs d’une étude sur le système financier libanais, Sami Halabi et Jacob Boswall, OLJ , 29/11/2019 . « Les grands perdants sont l’État, qui se retrouve de plus en plus endetté, et les contribuables, qui se font de plus en plus imposer pour permettre au système de perdurer quand la mécanique du système se grippe – donc quand il n’y a plus assez d’argent frais qui est déposé dans les banques du pays. »
[18] Ishac Diwan : Economie : La mort du miracle libanais ?, OLJ ,le 29/11/2019.
[19] Cf. Le Manifeste civil, opuscule
en 3 langues (arabe, français et anglais).
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