Régis Debray: Du Génie
français, Gallimard, 2019, 126pp.
A
l’automne 2018, se pose la question : qui désigner comme « l’écrivain national » apte à
donner son nom au pavillon français de la prochaine Exposition
universelle ? Pour des pays proches et lointains, la chose va sans
hésitation: Dante, Cervantès, Pouchkine, Confucius… En France, l’option gêne
car les Français n’affichent leurs grands écrivains que pour mieux les mettre
en joute ou les éreinter. La présidence de la république demande à la société
des Gens de lettres, établissement d’utilité publique fondé en 1838 et qui eut
les plus prestigieux présidents, de nommer l’élu. Les éminents confrères d’emblée
blackboulent « Molière, pour misogynie petite-bourgeoise, Pascal, pour
incitations aux jeux de hasard, Racine, pour élitisme, Chateaubriand, pour
poses et draperies, Balzac pour surpoids, Flaubert pour abus de gueuloir et
mépris de classe, et le Bonhomme La Fontaine, comme trop attendu, consensuel et
scolaire.» Tardé à être appelé, Régis Debray l’est in fine pour sa
réflexion sur la question nationale. Il est mis au courant du « mortifiant
dézingage » et du verdict « irresponsable » : « ont
émergé du jeu de massacre deux
monuments : Stendhal et Hugo, dans l’ordre, 56-44 ». Lui qui a
vécu dans « la royauté » incontestable de Victor Hugo est révolté.
Dans
sa bataille, Debray n’est convaincant ni
dans la déstabilisation de Stendhal ni dans le plaidoyer pour Hugo. Mais il
réussit pour son propos un ouvrage délicieux de bout en bout, commis d’une
seule traite et qui n’est pas seulement une défense du génie de l’hexagone,
mais son illustration de la plus éclatante des façons. Un feu d’artifice de 120
pages imbu d’esprit et de culture,
d’engagement et de liberté, de sous entendus et de chatoiements. Un survol de
la culture française riche en lumières sur la modernité, la mondialisation,
leurs tares.
Debray
marque les enjeux du débat. Il faut sauver la face devant une concurrence où on
fait face à Shakespeare et Goethe. A l’heure de l’audiovisuel, le poète et le
romancier sont déclassés par le comédien et le chanteur qu’on appelle aux
meetings présidentiels, aux expositions universelles ; c’est à leurs funérailles
que s’agglomèrent les foules. Enfin si le concept de psychologie des peuples
est caduc pour son essentialisme, conservatisme, fétichisme, l’idée de Volksgeist
garde une force de gravité : il est important de rappeler aux Français
déprimés qu’ils en ont du génie mais en leur assignant comme reflet dans le
miroir (un beau mensonge ?) « un congénère agrandissant mais non
humiliant ». Stendhal « porté par les vents ascendants d’un siècle
impeccablement cynique et dépassionné » passe au peigne fin.
L’auteur
de La Chartreuse de Parme détestait la France. Julien Sorel « abhorrait
sa patrie. Tout ce qu’il y voyait glaçait son imagination. » Le refus des
dures réalités de la terre natale peut être une composante du génie national,
elles sont alors à remanier ou à quitter. Stendhal choisit la vallée du Pô et
les lacs lombards. « Ma chère Italie,
c’est mon vrai pays ». «Quand la musique française se joint à l’esprit français,
c’est l’horreur». C’est ce qu’atteste
son épitaphe longuement mûrie
MILANESE. Sa péninsule n’est pas celle
des chemises rouges, mais des comtesses. Dans ses écrits intimes, il se montre anglomane
et anglophone. Cette allergie à l’hexagone fait sa réputation d’ouverture et le
consacre européen pionnier.
Ce
qui a favorise Stendhal, c’est de se choisir un deuxième rang en se fixant la
date de son succès « 1860 ou 1880 » ; ceci lui épargne les jaloux. Les Français attaquent
les premiers de la classe, les Voltaire, Chateaubriand, Hugo, Flaubert… Les auteurs
de droite et de gauche, anarchistes
nationalistes s’admirent en lui. Aucune compromission ne lui est reprochée,
aucun tapis rouge, même pas l’Académie. Cela expliquerait l’unanimité soviétique autour de son nom
malgré son peu de sympathie pour les classes laborieuses. Stendhalien n’est pas
un statut, mais un accent.
Le
romancier « a donné son titre de noblesse à la révolution égotique ».
« Après l’ère altruiste dite
chrétienne, il a lancé, sans se cacher, celle du tout-à-l’ego », le régime
de singularité, « l’empire du moi-je ». « Croyant porter
Napoléon aux nues, il hissait Fabrice sur le pavois ». Ses personnages
n’épousent pas une grande querelle, se libèrent des servitudes vulgaires, dédaignent
les folies militantes. « Là où Hugo décrit et Flaubert s’efface, Stendhal
se raconte ». Il ne se quitte pas. L’intérêt est le mobile unique et
déploie l’énergie pour le réaliser. Rousseau
et Chateaubriand ont ouvert la voie, mais
le premier est trop vert pour les foules urbaines, le second se pavane en grand
paon. Stendhal rayonne de son strapontin. Il est le spectateur dégagé d’une
époque mouvementée et ne partage aucun de ses enthousiasmes. Contrairement à Hugo,
il ne se soucie ni de l’oppression, ni de l’exploitation. Réclamer sa part de
plaisirs ne peut être subversif.
Quelles
sont les raisons du retour en grâce d’un auteur qui n’a pas été fils de son temps et dont la majeure partie de
l’œuvre est posthume ? Son rejet du romantisme ; son « laconisme nerveux » ;
son style alerte fait de « raccourcis,
ellipses, télescopages : ce décousu main devenu standard » à notre époque qui
opte pour le discontinu contre l’enchaînement et l’explication ; son
« jeunisme », l’âge où l’on s’admire et s’interroge sans porter des responsabilités.
Dans le parallèle avec Balzac, le premier a vieilli et lui rajeuni : nous
préférons la célérité à la totalité, le profil au type, l’allégé à l’exhaustif.
Le héros stendhalien bifurque et se contredit ; il est libre.
L’enracinement social balzacien est robuste. Comme lui, à de rares exceptions
près, notre génération a zappé les guerres et les révolutions : il ne
s’est occupé que des affaires du cœur et nous leur avons ajouté un peu de sexe.
L’hérésie
égotiste est passée en quelques décennies d’éthique pour happy few à main stream. Pour Debray, la
conjonction de « trois imprévus imprévisibles » explique ce chemin.
1. Un répulsif géopolitique séparant
un bloc de casernes d’un autre de boutiques ; les entreprises totalitaires
étouffent le moi, et le moi-je insurgé étouffe un possible nous. 2. L’avènement
de la photographie élargit le domaine de la singularité; le réel devenu visible précipite « une esthétique
du fragment, une morale du fragment, et une politique de l’ici-maintenant. »
3. Le global village a pour contrecoup le repli de chacun sur son bled
d’origine; on aime se distinguer par un air d’impertinence et d’irrévérence ; le
mot clef est partout le bonheur et pour le trouver il faut être à l’abri.
Pourquoi
maintenant Hugo? Pourquoi voter non jeune mais « vieux con » et opter
pour « le grand bonhomme » contre « le petit malin » ?
Le poète force la dose, a trop de dons
réunis. Mais ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est le parti pris contre les
nantis[1].
« Les Illusions perdues, L’Education sentimentale, Voyage
au bout de la nuit sont des chefs-d’œuvre. Les Misérables constitue
notre roman national, parce qu’en tirant les bas-fonds vers le haut, en
dénonçant les iniquités au nom de l’égalité, le genre romanesque quitte
l’imaginaire pour le mythe. »
Et si le génie français ne s’attache pas à un
seul auteur[2],
mais est d’emblée pluriel ? Ce serait là sa marque originale voire originelle.
[1] Selon Debray, ce qu’on ne pardonne pas
à Victor Hugo, c’est d’avoir été dans sa jeunesse pour Charles X et d’avoir terminé
sa vie avec les Communards, les intellectuels suivant généralement le chemin politique inverse.
[2] La France a-t-elle intérêt à une confrontation
individuelle ? Baudelaire disait que si les Anglais nous disent : nous
avons Shakespeare et les Allemands : nous avons Goethe, nous leur répondrons :
nous avons Victor Hugo et Théophile Gautier. Gide refusait la proposition (Incidences)
car elle lui rappelait le proverbe : Le poireau est l’asperge du pauvre, et
il ne savait pas pour qui elle était insultante : le poireau, l’asperge ou
le pauvre.
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