Ahmad Beydoun: Libérations
arabes en souffrance, Actes Sud-L’Orient des livres, 2019.
En faisant figurer en guise d’introduction à son recueil
d’études écrites entre 1983 et 2017, un texte de circonstance, Ahmad Beydoun
n’a pas seulement choisi un discours remarquable par sa qualité littéraire, son
humour savoureux ou caustique, sa pertinence linguistique, mais aussi un texte qui
dévoile l’unité du présent ouvrage en l’enracinant dans le foisonnement de
l’auteur, plus simplement de l’homme. Nous y trouvons l’aveu de la difficulté à coïncider avec une
« étiquette », de se restreindre dans un « genre », la
volonté de joindre la magie du verbe (arabe) à la rigueur de l’analyse intellectuelle
(française), la mention de l’accouplement de l’irrévérence et de la minutie, la
confession du malaise d’écrire au prix d’efforts la langue seconde. Autant
sinon plus que la complémentarité des thèmes et la convergence des analyses invoquées,
le récit autobiographique inaugural fournit une clef des méandres du livre
comme de sa cohésion.
Le propre de l’offensive Beydoun, car chaque recherche revêt
un aspect combatif - qu’il s’agisse d’un phénomène global (la modernité, le
passage contemporain entre langues
occidentales et arabe…) ou d’une point circonscrit (la polémique interminable
autour de l’ouvrage de Taha Hussein sur la poésie antéislamique, l’image du
corps dans le livre d’un grand savant chiite…) - c’est de balayer les concepts
dominants ou simplificateurs , de proposer
d’autres catégories plus riches, plus nuancées, plus adéquates aux réalités et
d’appuyer la nouvelle problématique sur une connaissance et une érudition précises,
concrètes, étendues. Dans le nouveau réseau cognitif, les faits sont bien mieux
installés, plus généreux, et la conceptualisation ne perd pas ses droits mais
se débarrasse des pièges verbeux. Pour être compris, un événement s’intègre dans
la totalité qui lui donne sens ; la polémique autour de l’ouvrage de T.
Hussein ne peut être ainsi saisie qu’incorporée dans ses 3 dimensions politique
(TH est un homme du pouvoir), institutionnelle (bataille azharite contre
l’université égyptienne), doctrinale.
Le travail sur la modernité balaie, de prime abord, les
idées reçues ou en cours sur la question. Ni les novateurs ni les intégristes
(ou fondamentalistes, à présent islamistes, toutes appellations inadéquates) ne
se la représentent dans son imbrication complexe avec les structures historiques.
Introduite en Orient par la machine, développée par l’urbanisation, elle ne
peut plus être conçue comme un « vernis » face à des traditions
« vestiges ». Gardant les traces de la violence par laquelle elle fut
parfois imposée, elle est désormais en « compromis multiformes » avec
ses antécédents dans la totalité sociale et ses secteurs divers, dans chaque
individu et dans le rapport entre individus duels. « Deux logiques de fonctionnement
alliant le conflit à la complicité et deux systèmes de valeurs à la fois
opposés et imbriqués » ont envahi tout le milieu humain sans aboutir à une
synthèse faute d’assumer un point
de vue lucide sur les complexités et les
ambigüités.
Il est difficile de résumer une étude de Beydoun tant le
texte est dense et l’investigation poussée, tant les détails s’y intègrent nombreux et font partie de la
démonstration, tant elle abonde en formules uniques. Cela sans mentionner la
perte de saveur du gommage de l’humour et des continuelles flèches d’ironie. Nous
allons cependant nous atteler brièvement à 2 d’entre elles, l’une consacrée au
rapport entre chiisme et démocratie, l’autre aux images contemporaines de la
ville de Beyrouth.
Comme les autres doctrines religieuses du pouvoir qui le
font découler de sources sacrées, le chiisme est réticent à l’idée de
souveraineté populaire. Les mouvements islamistes [sunnites] variaient dans
leur position : la plupart plaidaient pour l’Autorité exclusive de Dieu (hâkimiyya)
et l’imposition de sa loi (ach charî’a), mais un courant se réclamait
d’un islam laïc et démocratique arguant de la chûrâ (délibération),
de l’ijtihâd (effort d’interprétation), de l’accord fondamental entre
Loi et fitra (nature première). L’imamat
infaillible et investi par Dieu étant au cœur du chiisme, l’opposition au
principe de la démocratie est on ne plus nette. Le premier imam Ali a été
désigné par le prophète transmettant un décret divin et, dans le chiisme
duodécimain, onze autres ma‘sûm (infaillibles
ou impeccables) de sa descendance lui succèdent élus par Dieu. Le dernier,
occulté en bas âge vers l’an 260 de l’hégire et, toujours en vie, n’apparaîtra
qu’à la fin des temps pour faire régner la justice sur la Terre.
Un
courant s’est alors développé pour postuler la nécessité d’un « vicariat
général » (niyâba ‘amma) pour assumer la conduite spirituelle de la
communauté en l’absence de l’imam. Cette autorité ne pouvait échoir qu’aux
grands mujtahid d’une époque donnée en raison de leur connaissance du
legs des imams et de leur capacité d’interpréter la Loi. C’est dans ce
mouvement qu’a émergé la notion de wilâyat al-faqîh (tutorat du
jurisconsulte). Née du droit privé, elle connut plusieurs tentatives
d’extension au domaine politique et finit par triompher avec Khomeini en Iran.
Le guide (Murchid) de la révolution a désormais droit de regard sur les
institutions et pratiques de la république démocratique et dispose de
conseillers, de revenus, de grands pouvoirs.
Toutefois cette conception n’est pas une conséquence
inévitable de la Doctrine. De grands savants l’ont refusée et le faqîh ne saurait
prétendre à l’infaillibilité. Les mujtahids sont nombreux, ils divergent
sur les questions débattues, et aucun dogme n’oblige un muqallid (imitateur)
à suivre l’un plutôt que l’autre malgré la vénération dont les descendants du
prophète sont l’objet. Certains ont proposé de transférer le vicariat
général à la communauté entière, mais leur avis fut jugé d’assise faible. Reste
que la voie démocratique peut toujours inspirer le chiisme dans les diverses
communautés nationales où il est présent.
Le Paris que vous aimâtes
N’est pas celui que nous
aimons
Et nous nous dirigeons
sans hâte
Vers celui que nous
oublierons
disent le poète[1]
et sa chanson. Ahmad Beydoun glane dans sa mémoire des souvenirs de
conversations, avec des intellectuels principalement, et conclut à 3 catégories
de visions de la capitale libanaise : celle des étrangers vantant le
soleil et la mer, le farniente et l’exubérance de la vie culturelle ;
celle des arabes qui apprécient « la bouffe et la boisson » et
surtout discuter entre eux de politique et de culture dans des lieux publics et
privés loin relativement des dangers ; celle des Libanais
« ressassant » des louanges à Beyrouth « mère des lois » et
« capitale des libertés », largement ou en partie fantasmatique, mais
toujours apte à ressusciter. S’il conclut à une « capitale de la double
licence », « indissociablement meurtrière et créatrice de
beauté », le soulèvement que nous vivons en cet octobre 2019 nous fait
attendre le meilleur et le prévoir malgré les grandes embûches.
Avec hâte nous nous y dirigeons.
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