Thursday, 5 December 2019

AHMAD BEYDOUN : UNITE D’UN HOMME, VARIETE D’UNE RECHERCHE






Ahmad Beydoun: Libérations arabes en souffrance, Actes Sud-L’Orient des livres, 2019. 

          En faisant figurer en guise d’introduction à son recueil d’études écrites entre 1983 et 2017, un texte de circonstance, Ahmad Beydoun n’a pas seulement choisi un discours remarquable par sa qualité littéraire, son humour savoureux ou caustique, sa pertinence linguistique, mais aussi un texte qui dévoile l’unité du présent ouvrage en l’enracinant dans le foisonnement de l’auteur, plus simplement  de l’homme. Nous y trouvons  l’aveu de la difficulté à coïncider avec une « étiquette », de se restreindre dans un « genre », la volonté de joindre la magie du verbe (arabe) à la rigueur de l’analyse intellectuelle (française), la mention de l’accouplement de l’irrévérence et de la minutie, la confession du malaise d’écrire au prix d’efforts la langue seconde. Autant sinon plus que la complémentarité des thèmes et la convergence des analyses invoquées, le récit autobiographique inaugural fournit une clef des méandres du livre comme de sa cohésion.
          Le propre de l’offensive Beydoun, car chaque recherche revêt un aspect combatif - qu’il s’agisse d’un phénomène global (la modernité, le passage contemporain  entre langues occidentales et arabe…) ou d’une point circonscrit (la polémique interminable autour de l’ouvrage de Taha Hussein sur la poésie antéislamique, l’image du corps dans le livre d’un grand savant chiite…) - c’est de balayer les concepts dominants ou simplificateurs ,  de proposer d’autres catégories plus riches, plus nuancées, plus adéquates aux réalités et d’appuyer la nouvelle problématique sur une connaissance et une érudition précises, concrètes, étendues. Dans le nouveau réseau cognitif, les faits sont bien mieux installés, plus généreux, et la conceptualisation ne perd pas ses droits mais se débarrasse des pièges verbeux. Pour être compris, un événement s’intègre dans la totalité qui lui donne sens ; la polémique autour de l’ouvrage de T. Hussein ne peut être ainsi saisie qu’incorporée dans ses 3 dimensions politique (TH est un homme du pouvoir), institutionnelle (bataille azharite contre l’université égyptienne), doctrinale.
          Le travail sur la modernité balaie, de prime abord, les idées reçues ou en cours sur la question. Ni les novateurs ni les intégristes (ou fondamentalistes, à présent islamistes, toutes appellations inadéquates) ne se la représentent dans son imbrication complexe avec les structures historiques. Introduite en Orient par la machine, développée par l’urbanisation, elle ne peut plus être conçue comme un « vernis » face à des traditions « vestiges ». Gardant les traces de la violence par laquelle elle fut parfois imposée, elle est désormais en « compromis multiformes » avec ses antécédents dans la totalité sociale et ses secteurs divers, dans chaque individu et dans le rapport entre individus duels.  « Deux logiques de fonctionnement alliant le conflit à la complicité et deux systèmes de valeurs à la fois opposés et imbriqués » ont envahi tout le milieu humain sans aboutir à une synthèse  faute d’assumer un  point de vue  lucide sur les complexités et les ambigüités.
          Il est difficile de résumer une étude de Beydoun tant le texte est dense et l’investigation poussée, tant les détails s’y  intègrent nombreux et font partie de la démonstration, tant elle abonde en formules uniques. Cela sans mentionner la perte de saveur du gommage de l’humour et des continuelles flèches d’ironie. Nous allons cependant nous atteler brièvement à 2 d’entre elles, l’une consacrée au rapport entre chiisme et démocratie, l’autre aux images contemporaines de la ville de Beyrouth.
          Comme les autres doctrines religieuses du pouvoir qui le font découler de sources sacrées, le chiisme est réticent à l’idée de souveraineté populaire. Les mouvements islamistes [sunnites] variaient dans leur position : la plupart plaidaient pour l’Autorité exclusive de Dieu (hâkimiyya) et l’imposition de sa loi (ach charî’a), mais un courant se réclamait d’un islam laïc et démocratique arguant de la chû(délibération), de l’ijtihâd (effort d’interprétation), de l’accord fondamental entre Loi et fitra (nature première).   L’imamat infaillible et investi par Dieu étant au cœur du chiisme, l’opposition au principe de la démocratie est on ne plus nette. Le premier imam Ali a été désigné par le prophète transmettant un décret divin et, dans le chiisme duodécimain, onze autres ma‘sûm (infaillibles ou impeccables) de sa descendance lui succèdent élus par Dieu. Le dernier, occulté en bas âge vers l’an 260 de l’hégire et, toujours en vie, n’apparaîtra qu’à la fin des temps pour faire régner la justice sur la Terre.  
Un courant s’est alors développé pour postuler la nécessité d’un « vicariat général » (niyâba ‘amma) pour assumer la conduite spirituelle de la communauté en l’absence de l’imam. Cette autorité ne pouvait échoir qu’aux grands mujtahid d’une époque donnée en raison de leur connaissance du legs des imams et de leur capacité d’interpréter la Loi. C’est dans ce mouvement qu’a émergé la notion de wilâyat al-faqîh (tutorat du jurisconsulte). Née du droit privé, elle connut plusieurs tentatives d’extension au domaine politique et finit par triompher avec Khomeini en Iran. Le guide (Murchid) de la révolution a désormais droit de regard sur les institutions et pratiques de la république démocratique et dispose de conseillers, de revenus, de grands pouvoirs.
          Toutefois cette conception n’est pas une conséquence inévitable de la Doctrine. De grands  savants  l’ont refusée et le faqîh ne saurait prétendre à l’infaillibilité. Les mujtahids sont nombreux, ils divergent sur les questions débattues, et aucun dogme n’oblige un muqallid (imitateur) à suivre l’un plutôt que l’autre malgré la vénération dont les descendants du prophète sont l’objet. Certains ont proposé de transférer le vicariat général à la communauté entière, mais leur avis fut jugé d’assise faible. Reste que la voie démocratique peut toujours inspirer le chiisme dans les diverses communautés nationales où il est présent.
Le Paris que vous aimâtes
N’est pas celui que nous aimons
Et nous nous dirigeons sans hâte
Vers celui que nous oublierons 

 disent le poète[1] et sa chanson. Ahmad Beydoun glane dans sa mémoire des souvenirs de conversations, avec des intellectuels principalement, et conclut à 3 catégories de visions de la capitale libanaise : celle des étrangers vantant le soleil et la mer, le farniente et l’exubérance de la vie culturelle ; celle des arabes qui apprécient « la bouffe et la boisson » et surtout discuter entre eux de politique et de culture dans des lieux publics et privés loin relativement des dangers ; celle des Libanais « ressassant » des louanges à Beyrouth « mère des lois » et « capitale des libertés », largement ou en partie fantasmatique, mais toujours apte à ressusciter. S’il conclut à une « capitale de la double licence », « indissociablement meurtrière et créatrice de beauté », le soulèvement que nous vivons en cet octobre 2019 nous fait attendre le meilleur et le prévoir malgré les grandes embûches.

 Avec hâte nous nous y dirigeons.                   



[1] Raymond Queneau chanté par Catherine Sauvage.

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