Joseph El-Hourany: Henri Eddé, Architecte moderne,
alba, 2019, 216pp.
Si dans l’histoire contemporaine du Liban, Henri Eddé (1923-2010)
reste ancré dans la mémoire publique comme une belle figure, il le doit plus à
ses courts passages dans la politique et à ses positions intègres et
courageuses qu’à ses travaux d’architecte ignorés ou occultés. Deux fois
ministre au début des années 1970, il renonce rapidement à sa fonction pour
défendre ses idées ou pour se donner les moyens de les appliquer. Nommé
aux Travaux publics et Transports en
1970, il démissionne en 1971 pour protester contre une affaire de corruption et s’opposer
aux coupes budgétaires imposées à son ministère. Le « gouvernement des
jeunes » formé par Saëb Salam sous le mandat Franjieh ne fait pas long
feu. En 1972, Henri Eddé est appelé à l’Education nationale ; cette fois, il est révoqué la même année par le président de la
république suite au désaccord sur un plan de réforme de l’enseignement public,
une première dans l’histoire constitutionnelle libanaise. Un réformateur probe, attaché au
droit, sûr de ses valeurs et renonçant au pouvoir pour
les défendre et les mettre en place, la chose n’est pas commune dans la classe
politique libanaise et parmi les candidats à sa coterie. Démis mais toujours animé
par son honnêteté, sa cohérence et sa
rigueur, Henri Eddé donne à sa résilience une assise médiatique en fondant avec
d’autres réformateurs la revue Al-Mustaqbal en 1974. Paraissant en arabe
jusqu’à la guerre de 1975, elle amène à ses lecteurs un souffle nouveau ;
la jeunesse universitaire et révolutionnaire d’alors est heureuse d’y pouvoir
porter sa voix et y trouver ressources et emplois.
En 1989, Rafic Hariri lui confie la direction du projet de
reconstruction du centre ville de Beyrouth. Il le présente 3 ans plus tard (1992)
mais démissionne peu après en raison d’un désaccord avec le commanditaire
sur la densité des lieux à bâtir. Les critiques et injures assenées à
l’architecte-ingénieur par certains de ses collègues s’arrêtent net et son
indépendance comme son intégrité s’imposent universellement. En 1997, on trouve dans Le Liban d’où je
viens publié chez Buchet Chastel son récit des faits.
Si l’élection d’Eddé à la
présidence de l’ordre des ingénieurs en 1961 est connue, ainsi que mainte
réalisation comme la fondation de la revue Al Mouhandess (1963), son œuvre d’architecte l’est beaucoup
moins. Le livre de Joseph El-Hourany cherche à combler ce vide et y parvient
généreusement au prix d’efforts de recherche (ses bureaux du Starco ont été incendiés
ainsi que ses archives en 1975), et grâce à une illustration de qualité
comprenant photos, dessins, relevés et plans…Les commentaires sont riches, alliant professionnalisme et clarté et
abondants de notes explicatives…L’ouvrage évite l’hagiographie. Il assemble un
vaste panorama d’œuvres (maisons et immeubles), cherche à en dégager les lignes
directrices et parvient à proposer une appréciation esthétique et historique scrupuleuse
et objective digne d’être retenue ou discutée.
Avant d’envisager le livre même, on ne peut que saluer la
belle préface de Dominique, sa fille. Affectueuse et juste, toute de pertinence
et de style, l’auteure de Pourquoi il fait si sombre ? saisit les
traits importants de l’homme, les formule avec concision, tente de les expliquer
par le milieu social et familial sans tomber dans le déterminisme. Nous
apprenons ainsi qu’Henri fut un « caractère », mais aussi « un
grand timide » « adorable et odieux ». Enfant de la bourgeoisie
libanaise, il hérite de son père le grand avocat Camille Eddé, « le goût
de la joute et du panache ». Mais il est élevé dans un milieu familial
dominé par le deuil et l’austérité dominants suite à la mort de son frère aîné
à l’âge de 13 ans. Troisième de quatre fils, Henri est un « enfant
solitaire » puis un « homme très seul » plus sûr de ses
principes que de sa personnalité. Ouvert
à la modernité dans tous les domaines et surtout à l’avant-garde artistique, il
sait ne pas être servile à la mode. Toutefois sa carrière polyvalente ne s’achève
dans aucun domaine. Sur l’œuvre caractérisée par « la précision, la cohérence et le
respect de la nature », la
préfacière conclut : « Affirmer qu’il n’avait pas le sens du
patrimoine, comme certains le prétendent, n’a pas de sens. C’est un certain
sens de l’irrationnel qui lui a fait défaut. »
L’œuvre d’Henri Eddé
s’inscrit historiquement dans la période qui va de la fin du mandat français à
la guerre de 1975, une époque qui voit Beyrouth prendre « son caractère
moderne de cité internationale », note El-Hourany. Il est même un des
acteurs majeurs du passage, trouvant comme d’autres collègues, dont Pierre El
Khoury, désuètes l’architecture traditionnelle et les innovations mandataires.
L’heure après les deux guerres
mondiales est au rationalisme et au
fonctionnalisme des Gropius, Le Corbusier, Mies Van der Rohe…Pour Eddé, la
modernité doit servir à résoudre des problèmes réels. « Il s’agit, à
chaque fois, d’un ensemble d’ouvertures conçues en fonction de toutes les
opportunités qu’offre un site. »
Respectueux de la nature entourant la ville de Beyrouth au
point de toujours chercher à y intégrer ses maisons (Hazmieh, Yarzé, Baabdate…),
soucieux d’utiliser des matériaux locaux
et de les valoriser en harmonie avec l’espace interne et externe, Eddé n’est
pas sans trouver une synthèse de l’Orient et de l’Occident sous l’autorité
d’une cohérence et d’une précision
« cartésiennes ».
En feuilletant et en lisant cet ouvrage, on est heureux de découvrir
ces maisons disséminées, invisibles à partir de la route. Leur attrait reste
entier. Chaque détail est une
composition de l’intelligence. Henri Eddé vient de récupérer son patrimoine.
Que les maîtres d’œuvre en soient loués.
No comments:
Post a Comment