Samir
Khairallah: Khairallah Tannous Khairallah (1882-1930), La France, le Liban et
la question arabe de l’Empire ottoman, Préface d’Albert
Broder, Geuthner, 2014, 340 pp.
De tous les vétérans qui
ont accompagné par leur action et leurs écrits la fin de l’Empire Ottoman et la
naissance de nouvelles frontières et de nouveaux Etats au lendemain du premier
conflit mondial, Khairallah Tannous Khairallah (1882-1930) est le plus méconnu encore que
fort célèbre. Il n’était donc que juste qu’une thèse et un livre lui soient
entièrement consacrés.
Né à Jrane, au Bilad al Batroun, petite agglomération
d’une trentaine de foyers à l’époque, située à une quinzaine de km de la cité
qui donne au district son nom, Khairallah fait ses études
primaires à l’école du village puis à Saydet
an-nasr à Kfifane : arabe et
syriaque, mais aussi rudiments d’éducation moderne. Il passe ensuite au
pensionnat de Mar Youhanna Maroun à Kfarhay où sont formés, sur les mêmes bancs,
séminaristes et laïcs. En septembre 1895, il est transféré au collège lazariste
Saint Joseph d’Antoura. Il s’adapte facilement aux normes éducatives
européennes et le français devient sa langue d’élection. A 19 ans, il est
envoyé par le patriarche maronite au séminaire Saint Trond à Liège (Belgique).
Après 3 années de formation, il annonce en 1904 à Mgr Hoyeck que « la
prêtrise n’est pas (s)a vocation » et qu’il «aime travailler pour quelque
chose de grand comme la patrie, surtout quand la patrie est si malheureuse ».
De
retour à la terre natale, le moutassarrif d’origine polonaise Muzaffar Pacha
(1902-1907), dont il apprécie les qualités et la politique, lui crée un poste à
sa mesure de commis au service du génie et de traducteur particulier du
Gouverneur. Mais au remplacement de celui-ci, le poste est supprimé suite à des
querelles de partis et à des vues obtuses. Khairallah, de 1907 à 1911, enseigne,
traduit, interprète et écrit dans divers journaux et périodiques. Il publie en
1908 un ouvrage Autour
de la question sociale et scolaire en Syrie. Puis il quitte pour Paris où une bonne réputation
l’a précédé.
Grâce sans doute à André Tardieu
rédacteur en chef de Le Temps, qui « le premier découvrit (son)
inestimable valeur », Khairallah entra dans le quotidien qui, malgré
quelques avatars, fut le journal le plus prestigieux de la troisième république.
Bien des sociétés (la société asiatique) et des publications (Journal des débats,
L’Asie française…) lui ouvrirent aussi leurs portes. Des années durant et jusqu’à sa mort, il fut le
« correspondant exclusif » du Temps dans une vaste région
allant de l’Afghanistan à L’Egypte et dont le nom le plus usité est alors
« L’Asie antérieure ».
Ses qualités intellectuelles et sa position centrale à Paris
et dans la presse faisaient se rendre à son petit appartement du 77, rue
Denfert-Rochereau, des intellectuels et des politiques de première importance :
Saad Zaghloul, l’émir Fayçal, le patriarche Hoyeck, Ryad Solh, Gébrane, Rihani Ahmad
Chawqi, Victor Bérard[1],
Daladier, de Jouvenel …Il fonda et anima, avec Chekri Ganem, le « Comité
libanais de Paris » (1912) dont il fut le secrétaire général, l’auteur d’Antar
en étant le président. Comme l’Alliance
libanaise d’Egypte créée en 1909, et à
la tête de nombreuses associations fondées dans les villes américaines
d’émigration[2], ce
Comité joua un rôle pionnier dans la défense des intérêts du Liban tout en
proclamant –jusqu’à la guerre- que le pays restait « fidèlement attaché à
l’intégrité de l’Empire » : rattachement des plaines de la Békaa et
de Baalbeck, « restitution » des ports de Tripoli, de Saida et de
Beyrouth, compensations financières, un rôle plus grand pour le Conseil
représentatif…
En 1913, Khairallah n’est pas de ceux qui prennent
l’initiative du « Congrès arabe » de Paris[3],
mais il est de ceux qui en font le mieux
connaître les buts. Son entretien avec son président Abdul Hamid al Zahraoui
paru dans Le Temps figure en bonne place dans les Actes publiés
en 1913 au Caire[4]. On le
voit aussi intervenir souvent et sur divers points comme représentant des
émigrés de Paris. « L’empire turc sera réformateur ou ne sera pas. »,
note-t-il.
Quand éclate la guerre mondiale, poussé par son animosité
libanaise et arabe contre les Turcs, il s’engage dans l’armée française mais
est bientôt réformé et se consacre à la coordination de l’action de ses
compatriotes dispersés dans tous les continents tout en persévérant dans
l’action idéologique (mémorable conférence en 1915 sur « La question du
Liban ») et les contacts politiques.
Au sortir du conflit et après la victoire des Alliés,
trois grandes tendances politiques se dessinent pour les provinces arabes de
l’Empire : Une Syrie arabe indépendante et unifiée sous un chérif du
Hedjaz ; une Syrie sous protection française où le Liban servirait de
modèle et de pilote ; une entité libanaise indépendante ayant retrouvé ses
frontières naturelles et protégée par la France. Ces tendances ne sont par
ailleurs pas étanches, la décentralisation se retrouvant plus ou moins dans les
deux premières et des indépendantistes libanais préférant la garantie des
grandes puissances à la protection française. Malgré sa profonde francophilie,
Khairallah est plutôt de ceux là. Il est pour toutes les aspirations arabes à
la liberté qu’il décrit fort lyriquement dans ses articles, mais reste un ferme
partisan de l’indépendance libanaise : « L’action politique arabe n’existait pas
ou, du moins, la grande idée arabe ne s’était pas encore assez dégagée des
langes du rêve, quand déjà l’idée libanaise avait pris une forme concrète et
s’était affirmée dans le monde entier (…) Si par sa situation privilégiée, le
Liban a pu rendre quelques services à l’idée arabe, il est appelé, par son
indépendance, à lui en rendre de plus grands encore (…) Que chaque région du
monde arabe assure pour le moment son indépendance, sans gêner sa voisine, et
le résultat est assuré : Chacun pour soi et l’indépendance pour tous. »
Une telle position ne pouvait que déplaire à nombre de ses amis comme aux
autorités mandataires. Elle se trouvait en harmonie avec celle de députés
libanais arrêtés sur le
chemin de Damas où ils se rendaient pour négocier l’indépendance avec Fayçal et qui furent exilés en Corse.
Nous arrêtons là
la narration du riche destin de Khairallah qui connut une disgrâce parisienne,
écrivit sous pseudonyme, se présenta en 1925 aux élections du Nord Liban
(contrairement à une légende tenace, il obtint 20 voix contre 68 et 66[5]
aux deux maronites gagnants dans un vote à 2 degrés) et demeura, par son
érudition, sa puissance d’analyse et son style brillant, le plus profond
connaisseur et le meilleur défenseur de l’Asie antérieure. Il meurt à Tunis le 25 juillet 1930 où il se
rendait pour mener une enquête sociopolitique
pour le compte du quotidien égyptien Al Ahram. Il n’avait que 48 ans. Le
cortège populaire et officiel qui accompagna sa dépouille du port de Beyrouth à
Jrane montra combien il était connu et apprécié dans la jeune République.
Traducteur multilingue, poète (son récit Caïs[6],
1921, est inspiré de l’histoire du Majnoun), journaliste, réformateur social,
styliste, publiciste, historien, érudit, homme intègre qui vécut dans la
sobriété et parfois la gêne, socialiste à ses heures[7],
homme de paradoxes, et par-dessus tout champion d’indépendances, K. T.
Khairallah ne cessera de nous révéler ses multiples visages.
[2] P. 161
[3] Le Congrès vise essentiellement à
« assurer aux arabes ottomans l’exercice de leurs droits politiques »
et à « établir dans chacun des vilayets syriens et arabes un régime décentralisateur
approprié ». Cf. pp 72-73.
[4] Allijna al’uliya allamarkazia Bi Misr :
Wathâ’iq almu’tamar al’arabî al’awal, Le Caire 1913.
L’initiative
du Congrès est due « à cinq jeunes de notre élite de Paris » : A. Gh. Al
Araissy (Beyrouth), Aouni Abdel Hadî (Naplouse), M. al Mahmassanî (Beyrouth),
Jamil Mardam (Damas), Toufic Fayed (Beyrouth). P. 4. Le cercle ensuite ne fera que s’étendre.
[5] Majid Khalil Majid: Kitab alintikhabât
1861-1992. Al qawânîn wal natâ’ij, 1992,
p. 35. Massoud Younes obtient 68
voix et Wadih Tarabay 66.
Il est à noter que les seules élections auxquelles ait participé Khairallah soient celles qui se sont déroulées sous le haut commisaire Sarrailh "le seul général républicain de l'armée francaise" - qui a succédé aux généraux droitiers Gouraud et Weygand - et sous le gouvenerat de Léon Cayla, franc-macon notoire.
Il est à noter que les seules élections auxquelles ait participé Khairallah soient celles qui se sont déroulées sous le haut commisaire Sarrailh "le seul général républicain de l'armée francaise" - qui a succédé aux généraux droitiers Gouraud et Weygand - et sous le gouvenerat de Léon Cayla, franc-macon notoire.
[6] Caïs est
le premier livre illustré par Gio Colucci (1892-1974) peintre et graveur qui ornera les plus grands
auteurs : Dante, Villon, Valéry, Claudel...
[7] Le 1/7/1919, Khairallah fonde avec I.
Naggiar, T. Abdelnour, N. Choucair, M. Younes, Y. Hoyek…fonde le « Parti
Socialiste, section arabe de l’Internationale ouvrière », p. 88.
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