Thursday, 9 October 2014

KALAMUN À DAWAWINE : L’ENTRETIEN CONTINU DE MICHEL FOUCAULT










L’entrevue avec Michel Foucault dont j’ai pris l’initiative en 1979 pour la publier au Nahar arabe et international qui paraissait alors à Paris m’a à deux et même trois reprises été un grand bonheur. D’abord lors de sa parution qui coïncida avec mon retour à Beyrouth. J’avais terminé la veille de mon départ de la capitale française, avec mon ami Farouk Mardam Bey dans un café proche de la place de la Contre escarpe, la mise au point d’une traduction directe sur écoute et la rédaction de l’article. Je ne savais pas, en quittant Paris, si le long papier allait être publié, quelle forme il prendrait, à quelle date il paraîtrait. C’est le premier samedi après sa remise qu’il parut signalé en haut de la une et sur deux pages entières, avec trois photos et une petite, mais honteuse coquille pour le journal, au titre. A Beyrouth, il fut largement connu et discuté. Il amenait un peu d’air frais aux adversaires de la révolution religieuse. Talal Husseini me parla du ravissement et du vent libre et nouveau que lui procura sa lecture. Hazem Saghié, longtemps après, affirmait que je lui devais une belle somme car il en acheta de nombreux exemplaires et les distribua à ses amis et connaissances. Jacques Aswad évoqua devant moi une belle interview de Foucault sans soupçonner que j’en étais le partenaire.
          Plus de 30 ans après, j’évoquais devant Sandra Iché un entretien qui dormait dans sa cassette et n’avait pas été publié ni en français, ni dans son intégralité. Sandra sortait de sa vocation d’historienne[1], et après avoir étudié la danse et pratiqué brillamment le ballet, passa à la création et mettait sur une scène d’avant-garde ses nombreux talents. Elle se proposa, avec son amie Laure de Selys, jeune artiste vidéaste adorant jongler avec les mots et résidant à Beyrouth, d’accomplir le travail patient et ingrat de transcrire l’entretien. Ayant perçu l’importance du texte, elle en fit le cœur du deuxième numéro d’une revue annuelle qu’elle faisait paraître avec un collectif d’ami(e)s à Lyon, Rodéo, revue qui fait une large part aux arts et dont la mise en pages s’affirme tout à la fois luxueuse et d’un raffinement sobre. Elle fit appel à des foucauldiens, réputés ou jeunes, qui mirent en perspective l’entrevue et l’entourèrent d’un dossier des plus sérieux. L’entretien centré sur la révolution iranienne mais ouvrant sur de nombreuses perspectives philosophiques et historiques trouva dans ses nouvelles distribution et présentation, et sur son élégant support une vita nuova. L’écho en fut notable[2]. La présentation du numéro de Rodéo à Beyrouth, animée par Sandra Iché dans une belle et traditionnelle maison jaune de Zouqaq el Blatt rebaptisée Mansion  se déroula dans une atmosphère détendue et réunit des anciens et de nouveaux amis d’abord autour d’agapes puis dans une discussion.
          La version intégrale de l’entretien, la floraison puis les flétrissures du printemps arabe portèrent deux, au moins, des plus prestigieuses revues paraissant à Beyrouth à projeter de livrer une nouvelle traduction arabe pour un public qui n’avait ni connu l’ancienne ni lu la version française. A l’amitié d’Ahmad Beydoun nous devons non seulement sa parution dans Kalamon mais une double traduction exceptionnelle. D’une part, il a su rendre l’oralité des phrases de Foucault, leurs hésitations, leur balbutiement comme leur débit magistral. D’autre part, il a donné de ma présentation une version précise et de la plus haute envolée littéraire. Seules l’amitié et la générosité peuvent expliquer ce présent sans prix de la part d’un penseur très absorbé par ses propres écrits.





          Pour lancer le nouveau numéro de la revue, Manal Khodr, sa  belle et dynamique rédactrice en chef, eut l’idée d’un débat. Il eut lieu à Dawawine, maison de culture montée et animée par Sara Sehnaoui, sise rue al Arz en prolongement de la rue Pasteur. Le nombre d’amis d’Ahmad Beydoun et de Kalamon présents en cette fin d’été ne manqua pas de nous être une belle surprise. Il fallut ouvrir toutes les portes pour donner place à une assistance essentiellement jeune et féminine, issue de tropismes journalistiques et artistiques divers. La discussion entre Ahmad et moi, puis avec la salle, frôla bien des angles et mit le doigt sur de nombreux paradoxes. L’ambiance générale était à l’enjouement. Les deux débatteurs furent parmi les premiers à quitter les lieux laissant rires et discussions se prolonger au milieu d’épaisses fumées de cigarettes et d’odeurs de boissons grisantes.
          De bout en bout, cette entrevue fut une aventure heureuse conduite par le fil de l’amitié. Je ne peux que saluer le grand historien à qui je la dois et dont la pensée et les positions sont toujours au centre de nos débats. Ce n’est nullement amoindrir Michel Foucault que de dire que sa parole en août 1979 révèle, pour moi, une double fragilité :
1.      Fragilité de l’intellectuel pris entre les limites étroites de combats spécifiques et les dangers d’un appui risqué à une cause collective. Dans la révolte juste  contre la tyrannie, l’oppression guette et les paradis promis tournent en leur contraire comme l’expérience historique en donne de multiples exemples. Mais peut-on se retenir devant le soulèvement, sa fascination, son ivresse ?
2.    L’homme de la « science historique» ne cesse de vouloir échapper à la philosophie mais sait, dans sa rigueur, revenir sur ses présupposés («archéologie » ou « généalogie »)  et ne pas se fier au positivisme d’une expérience béate. Mais voilà que le plus implacable de ces historiens, Michel Foucault, découvre son impensé philosophique et est obligé de revenir « à une vitesse grand V », comme il le dit lui-même, à Sartre, à Hegel, à Fichte pour ne pas nommer Nietzsche…
Double vulnérabilité, me susurrera Sandra, mais combien incitative et féconde en chacun de ses quartiers!

Quelle belle aventure demeurent ces propos tenus, lors d’un après midi, dans son appartement du XVème arrondissement, par un Michel Foucault  fatigué et malade mais en pleine possession de sa pensée et la forçant à se remettre en cause.          




[1] Sandra Iché: L’Orient-express : chronique d'un magazine libanais des années 1990, cahiers de l’ifpo, Beyrouth, 2009.


[2] J’évoquerai seulement le long article de Waddah Charara in Al Mustaqbal, le 7/7/2013 (supplément Nawafiz) et maintenant sur le blog Akhbar Al Khabar. 

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