L’entrevue avec Michel
Foucault dont j’ai pris l’initiative en 1979 pour la publier au Nahar arabe
et international qui paraissait alors à Paris m’a à deux et même trois reprises
été un grand bonheur. D’abord lors de sa parution qui coïncida avec mon retour
à Beyrouth. J’avais terminé la veille de mon départ de la capitale française,
avec mon ami Farouk Mardam Bey dans un café proche de la place de la Contre
escarpe, la mise au point d’une traduction directe sur écoute et la rédaction
de l’article. Je ne savais pas, en quittant Paris, si le long papier allait
être publié, quelle forme il prendrait, à quelle date il paraîtrait. C’est le
premier samedi après sa remise qu’il parut signalé en haut de la une et sur deux
pages entières, avec trois photos et une petite, mais honteuse coquille pour le
journal, au titre. A Beyrouth, il fut largement connu et discuté. Il amenait un
peu d’air frais aux adversaires de la révolution religieuse. Talal Husseini me
parla du ravissement et du vent libre et nouveau que lui procura sa lecture.
Hazem Saghié, longtemps après, affirmait que je lui devais une belle somme car
il en acheta de nombreux exemplaires et les distribua à ses amis et
connaissances. Jacques Aswad évoqua devant moi une belle interview de Foucault
sans soupçonner que j’en étais le partenaire.
Plus de 30 ans après, j’évoquais devant Sandra Iché un
entretien qui dormait dans sa cassette et n’avait pas été publié ni en
français, ni dans son intégralité. Sandra sortait de sa vocation d’historienne[1],
et après avoir étudié la danse et pratiqué brillamment le ballet, passa à la
création et mettait sur une scène d’avant-garde ses nombreux talents. Elle se
proposa, avec son amie Laure de Selys, jeune artiste vidéaste adorant jongler
avec les mots et résidant à Beyrouth, d’accomplir le travail patient et ingrat
de transcrire l’entretien. Ayant perçu l’importance du texte, elle en fit le
cœur du deuxième numéro d’une revue annuelle qu’elle faisait paraître avec un
collectif d’ami(e)s à Lyon, Rodéo, revue qui fait une large part aux
arts et dont la mise en pages s’affirme tout à la fois luxueuse et d’un
raffinement sobre. Elle fit appel à des foucauldiens, réputés ou jeunes, qui
mirent en perspective l’entrevue et l’entourèrent d’un dossier des plus sérieux.
L’entretien centré sur la révolution iranienne mais ouvrant sur de nombreuses
perspectives philosophiques et historiques trouva dans ses nouvelles
distribution et présentation, et sur son élégant support une vita nuova.
L’écho en fut notable[2].
La présentation du numéro de Rodéo à Beyrouth, animée par Sandra Iché
dans une belle et traditionnelle maison jaune de Zouqaq el Blatt rebaptisée Mansion
se déroula dans une atmosphère détendue et réunit des anciens et de nouveaux
amis d’abord autour d’agapes puis dans une discussion.
La version intégrale de l’entretien, la floraison puis les
flétrissures du printemps arabe portèrent deux, au moins, des plus
prestigieuses revues paraissant à Beyrouth à projeter de livrer une nouvelle
traduction arabe pour un public qui n’avait ni connu l’ancienne ni lu la
version française. A l’amitié d’Ahmad Beydoun nous devons non seulement sa parution
dans Kalamon mais une double traduction exceptionnelle. D’une part, il a
su rendre l’oralité des phrases de Foucault, leurs hésitations, leur
balbutiement comme leur débit magistral. D’autre part, il a donné de ma
présentation une version précise et de la plus haute envolée littéraire. Seules
l’amitié et la générosité peuvent expliquer ce présent sans prix de la part
d’un penseur très absorbé par ses propres écrits.
Pour lancer le nouveau numéro de la revue, Manal Khodr,
sa belle et dynamique rédactrice en
chef, eut l’idée d’un débat. Il eut lieu à Dawawine, maison de culture
montée et animée par Sara Sehnaoui, sise rue al Arz en prolongement de la rue
Pasteur. Le nombre d’amis d’Ahmad Beydoun et de Kalamon présents en
cette fin d’été ne manqua pas de nous être une belle surprise. Il fallut ouvrir
toutes les portes pour donner place à une assistance essentiellement jeune et
féminine, issue de tropismes journalistiques et artistiques divers. La
discussion entre Ahmad et moi, puis avec la salle, frôla bien des angles et mit
le doigt sur de nombreux paradoxes. L’ambiance générale était à l’enjouement.
Les deux débatteurs furent parmi les premiers à quitter les lieux laissant
rires et discussions se prolonger au milieu d’épaisses fumées de cigarettes et
d’odeurs de boissons grisantes.
De bout en bout, cette entrevue fut une aventure heureuse
conduite par le fil de l’amitié. Je ne peux que saluer le grand historien à qui
je la dois et dont la pensée et les positions sont toujours au centre de nos débats.
Ce n’est nullement amoindrir Michel Foucault que de dire que sa parole en août
1979 révèle, pour moi, une double fragilité :
1.
Fragilité de l’intellectuel pris entre les limites
étroites de combats spécifiques et les dangers d’un appui risqué à une cause
collective. Dans la révolte juste contre
la tyrannie, l’oppression guette et les paradis promis tournent en leur
contraire comme l’expérience historique en donne de multiples exemples. Mais
peut-on se retenir devant le soulèvement, sa fascination, son ivresse ?
2.
L’homme de la « science historique» ne cesse de
vouloir échapper à la philosophie mais sait, dans sa rigueur, revenir sur ses
présupposés («archéologie » ou « généalogie ») et ne pas
se fier au positivisme d’une expérience béate. Mais voilà que le plus
implacable de ces historiens, Michel Foucault, découvre son impensé
philosophique et est obligé de revenir « à une vitesse grand V »,
comme il le dit lui-même, à Sartre, à Hegel, à Fichte pour ne pas nommer
Nietzsche…
Double
vulnérabilité, me susurrera Sandra, mais combien incitative et féconde en chacun
de ses quartiers!
Quelle
belle aventure demeurent ces propos tenus, lors d’un après midi, dans son appartement
du XVème arrondissement, par un Michel Foucault fatigué et malade mais en pleine possession de
sa pensée et la forçant à se remettre en cause.
[1] Sandra
Iché: L’Orient-express : chronique d'un magazine
libanais des années 1990, cahiers de l’ifpo,
Beyrouth, 2009.
[2] J’évoquerai seulement le long article de
Waddah Charara in Al Mustaqbal, le 7/7/2013 (supplément Nawafiz) et
maintenant sur le blog Akhbar Al Khabar.
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