Thursday, 1 December 2011

AURORE BEYROUTHINE 1975


La photo date de la veille de la Guerre du Liban mais fait la pleine page 25 d’un livre savoureux* qui vient de paraître et qui veut tout à la fois ressusciter la mémoire d’un père attaché, et avec quelle méticulosité, à sa cité et du centre-ville de Beyrouth tel qu’il s’est donné à voir et à vivre dans les décennies d’avant guerre riches de joies et couveuses d’orages. Elle est de Georges Sémerdjian (1948-1990), photographe du quotidien An Nahar qui a payé de sa vie son art et son métier. Moins d’un demi-siècle a fait disparaître ce monde plus sûrement que les cendres du Vésuve les maisons de Pompéi.

L’image montre dans un clair-obscur trouble la dernière portion de la Rue de Damas, celle qui reliait la place Debbas, de moyenne dimension, à l’immense place El Bourj. Rue obscure d’être étroite, à sens unique, elle va vers la mer, alors obstruée à la vue des piétons par l’immeuble Rivoli, le nord, l’étendue et la lumière. Entourée de trois prestigieux cinémas sur la voie du déclin à l’heure de l’apothéose de Hamra, elle est captée à une heure matinale où les séances n’ont pas commencé, le rêve est au point mort et le moment au labeur quotidien et aux balayeurs. La propreté matérielle, déjà en mal dans son rituel municipal, est profanée d’une souillure morale : La Ragazzina (film italien aux portes du porno de 1974) devient sur l’affiche racoleuse Al Qazira, la sale ou la salope.

Etroitesse et espace, clartés et ombres, rêve et labeur, mouvement et halte, nettoyage et salissures, essor et déclin…Que d’oppositions et d’alliances sont tissées en cette aurore beyrouthine qui appelle la nostalgie sans se faire regretter vraiment !

*Gabriel Rayes – Tania Rayes Ingea: Beyrouth, Le centre-ville de mon père, Les Éditions de la Revue Phénicienne, 2011, 212 pp.

Wednesday, 2 November 2011

UNE AMITIÉ ESSENTIELLE: LE PEINTRE & LE POÈTE


Mohammad El Rawas, Antoine Boulad : Faiseur de réalités, Maker of Realities, (traduction anglaise de Mishka Mojabber Mourani), 2011, Beyrouth, Éditions

A. Antoine.

On a beau renoncer au slogan soixante-huitard : « Sous le pavé, la plage ! », on le retrouve avec surprise et bonheur en ouvrant ce livre et en le feuilletant. L’austère couverture havane portant le titre de l’ouvrage et le nom des auteurs en marron est d’une rigueur janséniste. Mais à voir les luxuriantes œuvres du peintre reproduites à l’intérieur sur papier couché, on est vite immergé dans l’enchantement des formes et couleurs, dans la perpétuité des arts plastiques et ce que l’artiste appelle leur « exploration, manipulation, réarrangement ». Les poèmes inspirés, doublement inspirés par la muse et les œuvres récentes de Rawas, à Antoine Boulad tracent le pont entre les deux bords : sans excès de lyrisme, ils cherchent avant tout la justesse et l’adéquation. Ils recréent, dans et par les mots sincères, accueillants et précis, le monde de l’artiste dans sa complétude comme dans les créations prises une à une. A preuve le titre, à preuve l’incipit, tout d’art et de vérité :

Le strict nécessaire

Le monde entier des choses.

Cet artifice de la poésie retenue rejoint, mais aussi révèle, une dimension fondamentale de l’art de Rawas : sous la profusion des formes, des dé-formations et re-formations, derrière l’enchantement des couleurs et des teintes, à travers le vaste échantillonnage de l’histoire de l’art et de la peinture, une rigueur implacable, un travail tout d’exigence et de contrainte, la tentative toujours reprise de déplacer ou pousser plus loin les esquisses des prédécesseurs, dieux compris. « Tu soumets la vie à une injonction d’harmonie », écrit Boulad.

L’amitié de Mohammad El Rawas et d’Antoine Boulad date, nous est-il dit, de plus d’un quart de siècle. Cet ouvrage, cette réalité faite, la scelle souverainement pour le bonheur des amateurs de livres, d’art et de poésie.

L'Orient littéraire, vendredi 28 octobre 2011

2011: POUR DES ASSEMBLÉES CONSTITUANTES



Afin de fonder un État de droit à l’ère de la souveraineté populaire, une assemblée constituante élue au suffrage universel paraît être la voie royale pour élaborer et voter la loi organique. La constitution pourrait être préparée par des commissions et soumise ultérieurement à un référendum, mais les représentants des divers partis sont seuls à pouvoir établir le consensus légitime.
Dans « l’Orient compliqué », les choses ne sont pas aussi simples. À supposer neutralisées par un contrôle international violence et fraude, la question se pose : quelle loi électorale pour choisir les Constituants ? Seule une loi complexe prenant en compte la représentation des minorités religieuses, nationales et linguistiques sans léser la majorité et ne mettant pas en péril l’efficience du régime à naître est la bienvenue. Mais quels Sages, quels Clisthène(s), quels De Gaulle(s) pourront lui donner le jour ?
Autre problème : et si des élections libres donnaient le pouvoir à des ennemis de la liberté, de l’égalité et des droits de l’homme, à un courant qui obstrue toute alternance ? N’est-il donc pas légitime de se méfier d’un peuple trop longtemps opprimé, donné en pâture aux intégrismes et dont les organisations et les élites ont été continuellement décimées. Hitler lui-même est venu au pouvoir par la voie électorale à l’heure d’une crise économique pointue et d’une république parlementaire impotente.
Le printemps arabe a donc, lors même où l’Occident démocratique souffre de plus d’un mal, à répondre à des défis qui ne lui sont pas seulement propres, mais qui pourraient grever l’avenir de toutes les sociétés humaines.
L'Orient littéraire, les mots de la liberté, Vendredi 28 octobre 2011

Sunday, 23 October 2011

SAMIR KASSIR ET LE PRINTEMPS ARABE


Des rives de la Seine aux bords de la Méditerranée, et des Palestines emmurées aux cités soulevées de Syrie et d’ailleurs, le nom de pionnier et d’intellectuel qu’on associe le plus spontanément au Printemps arabe est celui de Samir Kassir, lâchement assassiné en juin 2005 et qui a prêté son plus beau visage à la Révolution du cèdre. « En quête du printemps de Damas » en 2000, au cœur des manifestations de Beyrouth en février et mars 2005, il relie entre elles ces « stations » et en montre l’unité en marche. Il est temps d’énumérer les principaux points de son legs vivant:

1. Le courage intellectuel et moral, le refus par cet amoureux de la vie, de toutes les peurs jusqu’à la séduction par la mort même.

2. Le droit, le devoir de se révolter contre des régimes iniques, tyranniques, sanglants, mafieux qui forment autant d’insultes à l’intelligence, à la raison, aux lumières, aux droits de l’individu et des peuples. Fi donc de leur mensongère idéologie de Résistance et de la manne de 4 sous distribuée à leurs clercs, intellectuels ou politiques!

3. La tâche n’est pas, pour l’intellectuel, de remplacer les soulèvements en cours, mais de s’en faire l’écho, d’en affiner les analyses, d’en réduire les contradictions, d’en assurer l’unité, d’en accroître la portée. Plus qu’aucun autre, Kassir militant a cherché à renouveler les slogans de «Beyrouth 05» et à leur assurer la modernité de la médiation. Il aurait aimé, de ce regard complice et un peu hautain, ce qui ira plus loin sur sa propre voie, en 2011.

4. Samir n’a pas seulement perçu l’unité organique de 3 pays, de 3 Etats et de 3 révolutions, le Liban, la Syrie et la Palestine, il l’a vécue dans sa chair et ses rêves comme dans ses combats. Il en a tâté les déséquilibres et les contradictions, n’épousant pas constamment le même point de vue, mais restant toujours ancré dans l’idée d’une harmonie nécessaire et à portée de la main.

5. Cette unité, intégrée dans son espace culturel et politique, ne se confine pas dans un héritage clos, encore qu’il fût glorieux au-delà même de ce qui est habituellement connu. Dans leur ambition de redevenir un sujet et un acteur de l’histoire, les Arabes s’accommodent de toutes les ouvertures : la modernité, l’Occident, la francophonie… Ils l’ont déjà fait sur divers plans et ils continueront à le faire, préjugés écartés.

6. L’une des facettes du courage intellectuel de Samir Kassir est son option pour une éthique de la responsabilité à l’heure où il est si facile pour le commun de se morfondre dans une éthique de la conviction : la question palestinienne est juste, mais cela n’est pas une raison pour qu’elle vienne à bout des Palestiniens.

7. Partisan indéfectible des libertés et adepte de la modernité, Samir Kassir n’a jamais renoncé à un cœur de gauche qui garde dans sa ligne de mire la justice sociale et n’oublie pas les déshérités de la Terre.

Courage et générosité, droit et devoir de se révolter pour se retrouver sujet de l’histoire et possibilité de l’être, telles sont les principales leçons de cet acteur qui ne cesse d’accompagner les ennemis de toutes les injustices et de les inspirer.

FAISEUR DE RÉALITÉS: SUR MOHAMMAD EL RAWAS


LIMINAIRE
Faiseur de réalités, Maker of Realities, Mohammad El Rawas, Antoine Boulad, 2011, A. Antoine.
Des images dans des images pour parachever la toile, les nuances de la carnation sur des lumières bleues soulignées de notes grises pour enchanter la composition : les œuvres récentes (2008-2010) de Mohammad el Rawas ne cessent d’enrichir et d’émonder un cheminement artistique déployé tout entier sous le signe de la rigueur. Envoûtement immédiat, méticulosité et clôture artistique sont les termes clefs de cette peinture, mais leurs relations sont loin d’être simples. D’où la haute tenue de l’œuvre, d’où ces mots essentiels du poète Antoine Boulad pour l’accueillir, en (re)produire la (dé)mesure, croiser le fer avec « l’allié substantiel » selon les termes de René Char, l’attraper au lasso selon sa propre expression.
Hegel a fait de la peinture un art médian entre l’architecture et la sculpture, arts de l’extériorité et de la spatialité, la musique et la poésie, arts de l’intériorité. Rawas fait appel à tous les moyens et matériaux de la peinture ancienne et moderne pour arracher la création picturale à son insularité esthétique, gardant le bleu comme témoignage de la séparation maritime. Résolument moderne, il tente d’intégrer les grandes périodes historiques de sa discipline et tous les arts sont présents sur ses surfaces, les plans et maquettes, comme la statuaire, comme les mots. Sa peinture n’est ni un art parmi d’autres, ni un pont des arts, mais un carrefour giratoire à la limite du tourbillon. La tension permanente et secrète de la toile s’en délecte. L’accélérateur et les freins sont appuyés ensemble. L’enchantement général et premier est démonté par ce qui le mine, le trouble, l’empêche, l’interdit.
Tous les arts sont présents sur la surface un peu épaissie mais toujours vibrante de couleur de Rawas, mais ils y sont à leur place dans une peinture qui ne s’est jamais autant voulue l’art majeur. L’architecture est un élément blanc d’arrière fond ou de coté ; la poésie, art hégélien suprême, est détrônée et refusée comme telle pour faire place à une poésie au rabais, jeux de mots, slogans ou anti slogans, titres intégrés et affichés. Rien ne peut supplanter la peinture, rien n’équivaut à une visualité à l’apogée de ses puissances.
L’importance du verbe d’Antoine Boulad est ici capitale : découvrir une poésie de la toile qui échappe à ses mots, la refuser où elle se déclame pour la saisir où elle ne semble pas être, exprimer ce qui se dispense généreusement mais qu’on peine à dire. Tout comme la poésie, la musique et l’architecture sont bien plus dans la composition picturale que dans la place à eux sagement (ou follement) indiquée. Témoin ces Las Meninas toujours déjà revisités, infiniment à retrouver sous une maison corbuséenne et par une danse solitaire en miroir. Indice ces strophes concises d’un poète qui n’a consenti à ne plus revendiquer « le ministère de l’intérieur »* que pour
Le strict nécessaire :
Le monde entier des choses
ressaisi à travers le peintre.
L’œuvre de Rawas est essentiellement plastique. Elle n’est ni morale, ni politique, ni religieuse, ni psychologique. Malgré un discours qu’il lui arrive de tenir, elle ne se met au service d’aucune libération, et n’est ni pour ni contre les traditions. Elle enchante et barre tout enchantement par ses moyens propres qu’elle ne cesse d’étendre, de maîtriser et de mettre en procès. Une esthétique qui équivaudrait à une anthropologie fondamentale si elle ne se ramifiait dans une représentation du monde menacé par lui-même, par ses clonages, sa géométrisation, sa mécanisation et jusque par ses nobles idéaux, sa haute culture et sa jouissive luxure. No Exit, semble dire chaque composition : à la mi-journée de toutes les saisons les femmes sont belles et sensuelles, mais leurs seins absents sont d’un métal ténu au milieu de poupées de plastique et d’autres semblances d’instruments et de maisons. La silhouette des arbres redessinés par le peintre dans un esprit mécanique est ensorceleuse, mais les grands nus de la tradition classique vont connaître un démembrement fatal. Jamais peut être autant d’enchantement visuel n’a été accouplé à une vision aussi sombre, rarement les éléments sourdement bellicistes du chaos universel et actuel ne figurèrent dans une si harmonieuse entente.
Avons-nous donné de Rawas une interprétation trop personnelle, l’avons-nous acculé à des limites auxquelles il échappe par mille chemins de traverse (dont l’humour et l’ironie maniés avec doigté)? Peut être. Mais on ne peut que saluer une œuvre enchanteresse et recherchée dans ses moindres détails, indomptable par le spectateur et par là négatrice de la double présomption de la toile à la transparence absolue et de l’artiste à l’omnipotence et l’omniscience divines. Nourrie des exigences du peintre, de son ambition et de cette grâce d’émerveiller qui est un peu son secret, l’œuvre vit désormais de sa vie propre. Au voisinage d’une amitié qui l’interroge et le fera indéfiniment.
Farès Sassine
Le 14 août 2010

Tuesday, 6 September 2011

D. MENDELSOHN: LA CRITIQUE COMME L'UN DES BEAUX-ARTS



Daniel Mendelsohn: Si beau, si fragile, Essais critiques, 428pp, Flammarion, 2011.



« Les critiques sont, avant tout, des gens qui aiment les belles choses et craignent que ces belles choses ne soient brisées. » (D. Mendelsohn)
Ecrire sur le recueil d’articles de Daniel Mendelsohn, critique américain d’arts et de lettres imbu de culture grecque, mieux connu en France que dans son pays d’origine et dont les études réunies dans cet ouvrage ont paru essentiellement dans The New York Review of Books durant les années 2002-2010 , est une occasion plurielle de s’interroger sur une pratique à laquelle nous nous attelons tous les mois, sur la nature de l’époque présente, sur soi même et son itinéraire, s’autorisant de la brèche ouverte par l’auteur…
Un assemblage d’écrits épars est la tentation permanente de tout auteur contemporain, même attaché à l’actualité factice ; elle s’avère le plus souvent arbitraire et inutile. Dans Si beau, si fragile - deux adjectifs repris à un commentaire scénique de Tennessee Williams, « l’Euripide du XXe siècle », et qui posent avec simplicité et concision « l’inévitable enchevêtrement» de la vie et des nécessités dures qui la menacent, fondement confirmé, pour Mendelsohn, de l’émotion esthétique qui prévaut dans les grandes œuvres, des tragiques grecs à Almodovar et Sofia Coppola- tout semble justifier la reprise, la réunion et la conservation des écrits en volume.
D’abord, le fait d’appartenir à un genre particulier qui va au-delà de la revue de presse ou de la note de lecture, l’« essai critique » comme le précise le sous-titre. L’article est plus long, plus fouillé ; il glisse l’élément examiné dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, le compare à des réalisations proches ou éloignées, l’introduit dans son contexte historique et fait appel à de nombreuses disciplines pour le décrypter et l’évaluer ; le nec plus ultra, c’est l’élévation de la méditation à des considérations générales sur l’essence même de l’art, ou d’un de ses genres, ou la signification et la portée de l’existence. Cette rubrique ne semble aujourd’hui avoir de place que dans quelques périodiques d’Angleterre et d’Amérique. Elle fut naguère bien illustrée par les articles de la revue Critique signés Eric Weil, Georges Bataille ou Maurice Blanchot… dans les années 1950. Partant de livres plus ou moins importants sur Machiavel, Rousseau ou l’empire austro-hongrois, Weil en arrivait à des interprétations majeures de ces pensées ou réalités ; Bataille en était à redéfinir la littérature dans son lien au mal et Blanchot à élaborer la notion d’espace littéraire. Mendelsohn affirme appartenir à une autre voie, « une tradition anglo-saxonne de critique populaire et largement informelle - hantée par un ‘je’ très présent et parfois passionné». Un pont est ainsi établi entre un genre défini et souvent délimité par des commandes extérieures et les préoccupations les plus personnelles : « On finit toujours par écrire sa propre autobiographie intellectuelle ». Des thèmes communs dominent l’ouvrage : la représentation de la féminité et de la masculinité dans la culture (l’auteur qui s’affiche gay est très sensible à la question), les versions grand public des œuvres classiques, l’art et la politique en temps de guerre, le privé et le public…Ils en commandent le principe de regroupement en cinq parties : Héroïnes ; Héroïsmes ; Éros ; Guerres ; Vies privées.
Mais c’est surtout la qualité indéniable de chacun des essais, consacrés à la littérature (Cavafy, Wilde, Les Bienveillantes…), au cinéma et établissant des relais den l’une à l’autre discipline (la critique théâtrale a été omise pour être trop américaine et de peu d’intérêt pour le lecteur français) qui fait l’extrême pertinence du livre et ses saveurs multiples. Pas un film que l’auteur ne revoie une seconde fois pour son papier. Pour son « Pas peur de Virginia Woolf » qui cherche à saisir les continuités et les discontinuités entre Mrs Dalloway (1925, mais aussi d’autres œuvres de la romancière britannique comme ses Journaux et le merveilleux Une chambre à soi), le roman de Michael Cunningham The Hours (1999) et le film homonyme de Stephen Daldry (2002), les œuvres ont eu droit à trois visites soutenues : le résultat est d’une telle richesse et d’une telle saisie de nuances qu’on est mené à une véritable aperception de l’essence de la féminité créatrice.
Enfin, le fil conducteur le « plus significatif » de l’ouvrage, celui qui en inscrit la nécessité à notre époque de crise, c’est le recours continuel à « un certain type de rigueur » issu à l’origine d’une formation universitaire grecque et latine et qui appelle à des critères sûrs, associe profondément le classicisme à l’expérience humaine et exige des œuvres « une cohérence riche de sens dans la forme comme dans le contenu ». On comprend alors pourquoi Mendelsohn qui a été si sensible aux charmes du film Marie-Antoinette (2006) ne lui épargne pas ses plus acerbes critiques : l’œuvre doit être défendue contre elle-même.
On peut se demander si les films (Troy, Alexander…) auxquels l’auteur a portés des coups décisifs méritaient de si fines et longues analyses (pleines, il est vrai, d’enseignements); on peut se sentir quelque peu gêné à la longue par une imprégnation gay à laquelle n’échappe presque aucune page de l’ouvrage... On ne peut cependant que se délecter de la culture, du jugement, de l’émotion, de l’intelligence et de la liberté qui animent chacun des essais du livre et redonnent à l’activité critique son sens et sa mission la plus libre et la plus profonde.
L’Orient littéraire, 8/9/2011

Thursday, 1 September 2011

LES CARICATURISTES AGRESSÉS


L’hommage sanguinaire du vice à la vertu

Si nul ne perçoit la tyrannie, dans son étendue et ses mécanismes, comme ses victimes, on peut répéter la chose de la caricature sociopolitique encore que le terme de cibles leur convienne mieux. D’où cette haine que les régimes totalitaires et leurs maîtres lui portent, haine que justifient sa puissance dans la lutte contre les fondements mêmes de leur oppression, sa mise à nu de l’arbitraire et de la barbarie… A première vue, le combat est inégal : le pouvoir surarmé d’un coté et l’intelligence démunie de l’autre. En vérité, les deux ennemis sont imbus chacun de la force de l’autre ; le premier flaire ce qui lui porte atteinte, le second possède une force décisive. Ce qui, au bout du compte, fait le partage, c’est la qualité de l’intellection, la droiture de l’engagement, la propagation du mensonge ou son refus, le respect ou la dénégation des citoyens et des faits, la création ou la destruction.
La caricature, par son dessin même, se saisit d’un trait, l’exagère et retire aux roitelets narcissiques leur imaginaire image dans l’onde. Mais dans la société de spectacle d’aujourd’hui, vaut mieux être défiguré qu’absent. Par ailleurs, le rire, dans ses analyses les plus classiques, ne peut se soutenir que d’une situation sans grandes conséquences. Mais tel n’est nullement le cas dans les variantes toujours grotesques et meurtrières du « malheur arabe ».
Il a appartenu aux nouveaux caricaturistes de nos contrées, trop nombreux pour qu’on les cite, de relever des défis multiples. De donner des leçons de courage et de persévérance. De permettre à la caricature une nouvelle diffusion par delà la presse écrite et en relation avec la télévision et l’informatique. D’aiguiser l’esprit critique dans sa chasse à toute forme d’indécence politique ou sociale. D’embrasser la société entière dans une vision ramassée et de l’incarner dans des dessins et dialogues simples et d’une portée évidente pour le plus grand nombre. De rehausser cet art, en principe mineur, au rang des majeurs par des visions et des styles personnels et novateurs.
Naji al Ali a été assassiné (1987). Ali Farzat vient d’être agressé, enlevé et se voit broyés les doigts de la main gauche. Un hommage sanguinaire du vice à la vertu, de la barbarie à la civilisation, de la racaille des services aux élites du peuple, de la brutalité souillée au propre de l’homme.

Monday, 4 July 2011

LA PHILOSOPHIE AU DÉFI DE LA DANSE CONTEMPORAINE


Frédéric Pouillaude: Le désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse, Vrin, 2009.
La tâche de la philosophie, Merleau Ponty le notait, ne cesse d’être l’apprivoisement du Sphinx, monstre fantasmatique, composite, interrogateur et dévorateur. En s’attaquant à la danse, « création originaire » de l’homme au même titre que le langage et l’outil, phénomène universel et variable selon les cultures, en introduisant les nivellements historiques nécessaires et en cherchant pour la danse contemporaine les concepts les plus adéquats, Frédéric Pouillaude fait éminemment œuvre sapientielle. Non que la danse ait toujours été exclue de la philosophie: Platon dans le livre VII des Lois lie l’orthopédie du mouvement à une théorie de la transe bachique et classe les danses selon le guerrier et le pacifique ; Xénophon, Plutarque, Plotin, Lucien, Mersenne…dans leur diversité théorique et sémiotique présupposent la danse comme une configuration technique et artistique soumise à des règles et des usages précis. Au 18ème siècle même, les Condillac, Diderot, Rousseau…ne cessent de prolonger le courant précédent et de faire part de leurs réflexions sur la question. Mais voici qu’à l’aube de l’époque moderne, les 3 grands livres qui jettent les fondements de l’Esthétique expulsent la danse de la classification des Beaux-arts : la Critique de la faculté de juger de Kant, les Leçons d’esthétique de Hegel, la Philosophie de l’Art de Schelling. Pour être un mélange impur des arts du temps et de l’espace, du jeu des sensations (musique) et du jeu des figures (arts plastiques), Kant l’évoque en quelques paragraphes ; nullement les deux autres. Cet « absentement » « littéral » engendre un autre : de ne pas être un art, la danse devient « le transcendantal de tout art », « le lieu anthropologique de la possibilité de chacun ». Quant à Nietzsche, il a commencé par se référer positivement à la danse la rapportant tantôt au dionysiaque, tantôt à l’apollinien, mais surtout à partir de Zarathoustra, il ne dit rien d’elle, mais beaucoup « grâce » à elle : instrument de combat, pierre de touche, modèle d’écriture, morale nouvelle…
Pouillaude place son approche sous le signe de Derrida. Empirique et philosophique, proche et distante des objets d’analyse sans vouloir les surplomber, sa méthode invoque Canguilhem et Foucault et se concentre principalement sur 4 lectures : Valéry, Erwin Straus (Du sens des sens, 1935), Mallarmé et Artaud.
Pour Valéry, au-delà des variations de ses 3 textes sur la danse, celle-ci est « une poésie générale de l’action des êtres vivants ». Elle n’échappe au statut d’art mineur et à la frivolité que par un « double déni ». De l’empiricité d’abord : son essence se passe des œuvres et des artistes où elle s’incarne et n’en a nul besoin ; de la scène, horizon du spectacle ensuite (et ce contrairement à Mallarmé). L’absence d’œuvre se décèle doublement dans la danse : elle est le moment où l’action vitale se poétise, travaille dans l’inutile et le raffine, moment dont tout art dérive ; comme le poème abandonné mais toujours perfectible et n’existant que dans un rapport singulier au lecteur, elle n’atteint jamais son terme, sinon accidentellement. C’est le danser plutôt que la danse qui fait foi.
L’absence d’œuvre que Valéry réfléchit dans le temps, Straus la marque dans l’espace. La danse montre, pour lui, l’unité phénoménologique de la sensation et du se mouvoir, elle prolonge immédiatement par une activité corporelle l’écoute musicale. « La danse, avant toute empiricité artistique, révélerait dans son articulation au sonore une activité de création s’inscrivant à même la réceptivité sensible. A ce titre, elle figurerait le point d’origine de tout art, sa condition de possibilité ». Danser, c’est rompre avec les mouvements utilitaires, conventionnels, finalisés pour inventer des directions inutiles et improbables, sortir de l’espace strié par les us et coutumes pour un espace lisse (concepts librement empruntés à Deleuze et Guattari). Mais si ce dernier espace est libre et créatif, il ne porte pas comme son opposé, la marque de l’histoire qui rend possible la répétition et la pratique collective. Serait-il capable de s’incarner dans un vocabulaire, celui-ci ne serait que « fragile et transitoire ».
Si Valéry et Straus font tous deux se jeter la danse dans les eaux de la jouissance et de l’extase, ce n’est pas, nous dit l’auteur, « seulement en vertu d’une métaphysique de la présence ou d’un grand fantasme de l’originaire », mais pour la raison bien simple que la chorégraphie et les mouvements de danse ne trouvent pas un support matériel permanent et ne sont confiés qu’ « à la mémoire des corps labiles » qui les incarnent.
En introduction à son ouvrage, Pouillaude affirme avoir voulu au départ tenir un discours philosophique sur la danse « contemporaine », et n’être parvenu à l’arrivée qu’à expliquer son échec. Quatre fois, et dans les quatre parties de son étude, il a montré comment le concept de désœuvrement, connexe mais différent d’absence d’œuvre, est déterminant pour la chorégraphie. Mais les chemins empruntés, et dont nous n’avons vu qu’une petite partie, sont d’une extrême richesse, prennent en compte de manière pointue les méandres du spectacle et des rituels contemporains et affronte bien des classifications (celle de Goodman en particulier). Si échec de sa tentative il y a, c’est un échec salutaire.
L’Orient littéraire, 7/7/2011

Friday, 3 June 2011

LA NRF EN 1939 : UN TEMOIGNAGE LIBANAIS


Décembre 1938, Fouad Abi Zeyd a 24 ans et a déjà publié à Beyrouth les Poèmes de l’été (1936). Il est à Paris titulaire d’une bourse misérable pour 3 ans. Désargenté et ambitieux, il fait la connaissance des plus grands écrivains (Gide, Claudel, Duhamel, Giraudoux…) et écrit des articles pour les journaux de Beyrouth et de Paris. Il rencontre Mauriac et Montherlant qui « vant(ent) son talent ». Ses contacts avec les éditeurs le convainquent « qu’on ne peut pas débuter avec des poèmes en France » et que la poésie y est « invendable ». Il compte sur le premier pour le présenter à Grasset, sur le second pour le « faire entrer » à la NRF et aux Nouvelles littéraires.
Appuyé par une lettre de Bounoure, Valéry le « recommande » à Paulhan, directeur de la NRF, en ces termes : « Il vous apporte aussi un petit volume de poèmes en prose (mais non sans quelques vers) où j’ai trouvé des beautés certaines et une promesse véritablement rare de poésie aiguë, parfois –comme il sied- trop douce. » Abi Zeyd est heureux de faire paraître quelques poèmes « à côté des plus grands écrivains de France ! » Paulhan « impressionné probablement » par la lettre de Valéry dit qu’il le publierait avec plaisir mais demande un délai d’une dizaine de jours pour étudier de près ces poèmes. (28/2/39). « Pourvu que ces salauds de la NRF ne me jouent pas une farce ! » (9/3/1939). Il revoit Paulhan. « Un des poèmes a été admis…Il m’a dit de sa voix de chat ‘qu’il ne peut paraître que novembre ou décembre’…Avec ça qu’il m’a chapitré, lui et sa femme, me disant qu’on n’a jamais encore admis de jeunes poètes dans sa boite, que ci que ça- je l’écoutais avec patience. ‘Mes amis et moi avons lu vos poèmes- woui woui woui’, je ferai la mimique quand je rentrerai au Liban. Il m’a conseillé de lire un certain [Maurice] Scève, vague poète du XVIe siècle, père des surréalistes, cubisme et autres pareilles m… Je lui dis : ‘Bien sûr, Maître, M. Paulhan, certainement !’ Sitôt dans la rue, je me suis précipité sur lui avec forces jurons arabes, lui et ses amis et le défunt Scève. Il a une volupté aiguë à assommer les gens. Je suis admis. L’essentiel est fait. » (3/4/1939)
En juillet, Les Poèmes de l’été est couronné par l’Académie française.
*Les sources de cet article sont les lettres, en grande partie inédites, de Fouad Abi Zeyd à son frère Nabih, journaliste.

LE SIECLE DE LA NRF




Gallimard, un siècle d’édition, sous la direction d’Alban Cerisier et de Pascal Fouché, 390 pages avec des milliers d’illustrations, Gallimard/BnF.
Un siècle Nrf, iconographie choisie et commentée par François Nourissier, Album de la Pléiade 2000.
Gallimard, Un éditeur à l’œuvre, Alban Cerisier, Découvertes Gallimard, 2011.

Célébrer le centenaire de Gallimard ou un siècle Nrf est une entreprise qui ne cesse, d’année en année, de se répéter et qui risque de continuer à le faire. Elle peut s’expliquer par la dualité du périodique, La Nouvelle Revue Française (novembre 1908 puis, après une scission, février 1909), créé par André Gide et ses amis, et du comptoir d’édition qui lance, marquée du monogramme Nrf, la collection Blanche à filets rouges et noirs sur fond ivoire en juin 1911. Gaston Gallimard est de la première heure pour veiller à l’impression mais son nom n’apparaît pas et le véritable point de départ des Éditions Gallimard est le printemps 1919. L’année 2011 devrait cependant marquer le point culminant du centenaire avec l’exposition de la Bibliothèque nationale de France (et le beau catalogue qui lui sert d’appoint) où sont exhumées des archives comme la correspondance échangée entre l’éditeur et ses auteurs et surtout, ce qui était considéré jusque là comme le plus secret, les fiches du comité de lecture.
Il est certes de l’intérêt de l’honorable maison de la rue Sébastien Bottin de se mettre au devant de la scène, d’entretenir un attrait qu’on devrait avoir moins pour l’entreprise que pour ses produits. Mais le secret de Gallimard est d’abord de s’être presque identifiée, pour une bonne partie du vingtième siècle, avec l’histoire des lettres et de la pensée françaises ; d’avoir toujours recruté des équipes notoires dont les récits d’intervention dans les choix et les destinées littéraires ont revêtu une aura narrative dans la mythologie de l’histoire éditoriale; d’avoir navigué contre vents et marées en obtenant des résultats probants où l’indépendance de la maison s’affirmait par l’alliance de choix d’auteurs judicieux et de réussite commerciale; par la fondation d’une dynastie aux portes de sa quatrième génération, Gaston (1881-1975), Claude (1914-1991), Antoine (né en 1947), à qui revenaient et reviennent les décisions définitives.
Les erreurs de choix n’étaient pas exclues dont, au moins, trois de taille : le refus de Proust (1912) (« la plus grave erreur de la NRF et (…) l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie », écrit Gide le 11/1/1914 après la publication de Du côté de chez Swann chez Grasset en 1913) ; de Voyage au bout de la nuit (avril, 1932) que Céline présentait ainsi dans sa lettre : « Il s’agit d’une manière de symphonie littéraire, émotive plutôt que d’un véritable roman » ; du Château d’Argol (1938), premier roman de Julien Gracq. Mais l’astuce de Gaston Gallimard était de réparer les erreurs et de rapatrier ce qui avait été perdu. De même, quand une collection née ailleurs, telle « La Pléiade »(1931), connaissait des difficultés financières (1933), la NRF la reprenait et pouvait sauvegarder son fondateur, Jacques Schiffrin, et sa formule (le papier bible, Garamond, la reliure de peau dorée…)
Dès sa fondation, « l’esprit NRF » fut une école d’écriture. Il voulut rompre avec l’époque, restaurer le classicisme sans tomber dans l’académisme, pratiquer l’art de la litote et choisir entre deux mots le moindre : « Pas de ‘panache’ : plutôt Racine que Rostand ; que le rideau tombât sur les langueurs symbolistes ; que fussent bannis les plats en sauce du naturalisme, les amuse-gueule épicés du « style artiste », le lyrisme cocardier. », écrit François Nourissier. Mais cet appel à la rigueur formelle, à la règle qui libère, n’allait pas sans une quête profonde de sincérité et ne craignait pas le scandale. D’où la grande liberté et la grande diversité des premiers livres imprimés, Gide et Claudel, Valéry et Saint-John Perse… L’élan rénovateur qui caractérise la fondation fut de tous les recommencements et la librairie, puis les éditions, Gallimard surent s’ouvrir à tous les courants pionniers et être aux premières loges des grands bouleversements de la littérature et de la pensée, au niveau français comme sur le plan cosmopolite.
Unité et diversité, classicisme et renouveau, continuité historique et rupture des formes, voilà les grands axes qui tendent un travail éditorial qui se perpétue. Entre-temps que de collections perdues (« Une œuvre, un portrait », « Métamorphoses »…), que de collections (re)trouvées (avec quel bonheur nous voyons la collection Poésie s’enrichir, s’embellir et s’étendre, la collection L’imaginaire remettre en circulation des introuvables…et de quel approfondissement sont, pour la culture française et universelle, les Bibliothèques des Sciences humaines, des Histoires, de Philosophie…). Et toujours cette collection Blanche dont la couverture ne cesse imperceptiblement de changer.
Fiches de lecture
Les fiches confidentielles adressées au plus prestigieux des comités de lecture, mis en place en 1925 et dont la réunion est hebdomadaire, forment le clou de l’exposition qui se tient à la BnF à Paris jusqu’au 3 juillet. En voici quelques extraits :
· Jean Paulhan sur L’Ombilic des limbes d’Antonin Artaud : « C’est un ensemble incohérent de poèmes, de réflexions, de lettres, de films, de critique d’art(…) Je ne connais pas de texte surréaliste qui me paraisse aussi vrai, inquiétant, direct, sans ruses, et plein d’une violence naïve. Mais Artaud ne le retirera-t-il pas au dernier moment, ne le surchargera-t-il pas d’obscénités ? » (21 janvier 1925)

· Jean Paulhan sur Qui je fus d’Henri Michaux: « Ce n’est pas détestable, quoique parfois obscur. Il y a de la ténacité, de la délicatesse et une foule de tentatives sympathiques pour forcer l’expression. Il y a aussi de petites plaisanteries, qui ne sont vulgaires que par un côté...Michaux écrira un jour ou l’autre de très belles choses ; c’en est peut-être déjà une. » (14 octobre 1925)

· Jean Paulhan sur L’Étranger d’Albert Camus : « …Qu’un roman dont le sujet est à peu près « M. est exécuté pour être allé au cinéma le lendemain de la mort de sa mère » soit vraisemblable et, ce serait peu, passionnant, cela suffit. C’est un roman de grande classe qui commence comme Sartre et finit comme Ponson du Terrail. A prendre sans hésiter » (Novembre 1941)

· Raymond Queneau sur Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras : «Excellent. Evidemment, ça rappelle les premiers romans américains, un peu trop parfois. L’auteur aurait intérêt à supprimer la page 12, trop analogue à la Ford de La Route au tabac –et aussi à plus situer son roman- il parle bien du Pacifique. Mais encore une fois avis très favorable. » (13 décembre 1949)