Joseph G. Chami: Le mémorial du Liban, t.6, Le Mandat Sleiman Frangié 1970-1976, s.e, 312 pp grand format, 2006.
Avec le sizième tome de son Mémorial du Liban, Joseph G. Chami parvient au cinquième mandat présidentiel de l’indépendance, le plus flamboyant sans doute, aux pires et meilleurs sens du terme, celui de Sleiman Frangié. On ne peut qu’admirer la patience d’un auteur acharné à faire revivre l’histoire contemporaine de son pays, patience nourrie par la maîtrise des meilleurs réflexes du journalisme mais que seule peut expliquer la passion pour un Liban vécu intensément et dans ses moindres méandres.
S’agit-il de commémorer une république indépendante rentrée dans le giron de l’histoire ou au contraire d’en consigner le devenir pour mieux la faire revivre ? Le titre donné à l’entreprise est équivoque, contrairement au volume hors série de la collection paru en version anglaise sous le titre neutre de Chronicle of a war. Mais le courage d’une résurrection aussi ample, tellement précise et sans concession aucune pour les diverses parties livre aux jeunes générations libanaises (francophones en attendant la traduction en arabe) l’usage ou le mésusage des rudiments d’une vérité presque nue.
Les qualités patentes de l’ouvrage ne doivent pas laisser passer sous silence quelques erreurs mineures, des imprécisions, des manques et une lacune importante. D’abord, pour l’iconographie d’une période aussi proche, on reste un peu sur sa faim quant aux illustrations peu connues ou pas assez reproduites ; (mention spéciale doit cependant être faite à la richesse des images portant sur la répression des grèves d’étudiants, d’ouvriers et d’agriculteurs). Le prénom d’un officier chéhabiste change à quelques pages d’intervalle (p100). Le titre d’ « imam des chiites » (p217) donné à Moussa Sadr est imprécis et impropre, vu la pluralité des instances religieuses et communautaires. La notice nécrologique consacrée à Amine Nakhlé est un peu cavalière (p287). Les qualificatifs donnés à Ghassan Kanafani « poète, peintre et dessinateur » (p97) ne manquent pas de surprendre. Certains titres se ressentent de leur rapidité d’écriture (pp147 et 230). On aurait aimé voir dans le livre un dessin de Pierre Sadek représentant Frangié en paysan maronite, le fusil à l’épaule et le chapelet à la main, leitmotiv repris par la majorité des caricaturistes de l’époque ; mais la caricature qui fut florissante en ces années est absente de l’ouvrage et avec elle le grand artiste Naji el Ali qui s’illustra dans le Safir. La lacune majeure dans cette chronique totale est l’effervescence intellectuelle et artistique propre à cette période qui vit paraître les premiers ouvrages de Nassif Nassar, Georges Corm, Waddah Charara, Michel Hayek…, le retour au roman de Toufic Youssef Aouad, la confirmation de maint poète, la publication de la synthèse de Rabbath qui figure dans la bibliographie du livre… De cette effervescence qui fit de Beyrouth la capitale de la culture arabe, nous n’assistons qu’au coté théâtral et spectaculaire, généralement bien mis en relief par Chami, mais le monde des livres et des courants esthétiques marquants demeure dans une pénombre injuste. Le mode de présentation au quotidien n’est pas étranger à cette absence, mais ne la disculpe pas.
Ces failles dont la plupart s’expliquent par le coté titanesque d’une entreprise menée par un seul homme ne méritent d’être signalées qu’au vu de la qualité et de l’exigence de l’ouvrage. L’omission fait mal parce que tous les autres aspects de la vie politique et sociale font l’objet d’un examen pointilleux. Le projet de l’auteur, bien servi par la maquette de Saad Kiwan, est de reprendre année après année, mois après mois, le plus souvent jour pour jour, tout le vécu libanais sans le séparer de la tourmente régionale et de la conjoncture mondiale. L’actualité politique, les événements et acteurs qui font et défont l’Etat, la violence en ses aspects collectifs et individuels (certains crimes sont horribles), les faits économiques et sociaux, l’histoire de l’administration, la chronique mondaine, le retour cyclique de crises communautaires, la résurgence conflictuelle des problèmes libano-syriens, le devenir des mentalités(que pensent les Libanais de la peine de mort en 1971 ?) et bien d’autres rubriques font l’objet d’exposés qui en donnent une idée suffisante. Nous avons même droit à une mémoire dans la mémoire (les précédents sommets libano-syriens à l’occasion de l’actuel). Toute personne désireuse de s’engager sur une route qui la mène à ce que furent le scandale des missiles Crotale, les tentatives avortées de réformer l’Etat et la société, les poursuites judiciaires à l’égard des officiers de renseignement chéhabistes, l’affaire Grégoire Haddad à l’intérieur de l’église melkite, l’enclenchement au quotidien des mécanismes de la guerre, l’état du contentieux sur les eaux de l’Oronte dans les années 1970…dispose désormais d’une voie royale pour son parcours.
Au-delà des événements reconstitués patiemment et principalement à partir de la presse de l’époque, l’auteur tente, pour chaque année écoulée et pour la totalité du Mandat, des bilans. Par là, le journaliste qu’il n’a cessé d’être va au bout de sa probité. Mais la tâche est-elle possible alors que le sexennat, comme il le reconnaît lui-même, relève « bien plus de l’actualité que de l’histoire » ? Peut-on vraiment dire qu’en 1976 « Damas a fini par imposer sa paix » quand on sait les efforts qu’elle aura encore à déployer et les conjonctures qu’elle aura à exploiter ? Retenons cependant ce portrait du Président : « abrupt sans doute dans son comportement, fidèle dans ses amitiés, direct dans l’expression de ses pensées, l’image d’une sorte de seigneur d’un autre âge. »
On peut en conclusion dire, sans exagération ni complaisance, que toute recherche historique sur le Liban contemporain peut trouver son point de départ et son garde-fou dans le Mémorial de Joseph Chami. On doit ajouter que sans la mémoire que ce livre contribue à instaurer, il n’y aura ni démocratie libanaise, ni avancée vers un avenir meilleur.
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