Pierre Bayard: Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? Collection Paradoxe, Les Editions de Minuit, 162p.
Et d’abord faut- il lire ce livre pour en parler ? En tout cas on perd beaucoup à ne pas le faire tant sa lecture est enrichissante, amusante, ludique…Mais d’emblée elle pose le problème : en aurait-on entendu parler ou l’aurait-on simplement parcouru, nous livrerait-t-il ses méandres et la force de ses arguments ? Jamais la collection ‘paradoxe’ n’a autant mérité son intitulé.
On peut présenter de plusieurs façons l’ouvrage de Bayard enseignant, psychanalyste, critique et auteur de livres aux titres provocateurs (Comment améliorer les œuvres ratées ? 2000 ; Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? 2004). Ce n’est pas un manuel pratique, mais un texte qui met sur un même plan les multiples façons de lire et les analyse avec brio et insolence. Partant en guerre contre ‘le fantasme d’une lecture intégrale’ et ‘l’image oppressante d’une culture sans faille’, il cherche à déculpabiliser une lecture habitée de manques et d’approximations. Il en résulte un triptyque aux volets d’égalité presque parfaite. Le premier est consacré aux « manières de ne pas lire » : les livres inconnus, parcourus, connus par ouï-dire, oubliés. Le deuxième traite des « situations » où l’on parle de ces ouvrages : la vie mondaine ; l’enseignement ; la présence de l’écrivain ; le dialogue amoureux. Le dernier décrit les « conduites à tenir » : ne pas avoir honte ; imposer ses idées ; inventer les livres ; parler de soi. Ainsi chaque volet comporte un nombre égal de parties (quatre) et cette harmonie de la forme n’est pas sans amadouer la position déstabilisante du livre qui nous confronte, selon l’auteur, à « notre propre incertitude, c'est-à-dire notre folie ».
La démarche de Bayard s’appuie par ailleurs sur un procédé exclusif : utiliser un morceau littéraire, et occasionnellement un témoignage anthropologique et un film, pour traiter chacun des points analysés. Cet artifice donne au livre sa saveur et en fait un assemblage de scènes cocasses pertinemment choisies et finement commentées. De L’homme sans qualités aux Illusions perdues en passant par Le nom de la rose, les romans de David Lodge et l’inévitable Paul Valéry, désormais de tous les antidotes, l’auteur dégage manières, situations et conduites où la lecture est impliquée. Mais l’attention prêtée par lui aux textes outrepasse ses affirmations (ouvrages ‘parcourus’ !), quand même ses narrations sont agrémentées volontairement de détails non avérés dans les oeuvres originales.
L’attrait de l’exposé se conjugue toutefois avec l’émission de concepts fort intéressants tels ‘le livre fantôme’, ‘le livre écran’, ‘le livre intérieur’…Il sert surtout à chercher pour le domaine de la lecture un espace d’interprétation proche de celui de la psychanalyse, ouvert au jeu et où peut se déployer une créativité authentique.
On ne sort pas innocent de la lecture d’un ouvrage qui dévoile avec autant de bonne humeur les règles d’un jeu culturel convenu et qui met à nu l’hypocrisie des milieux intellectuels en incitant à la clémence pour les pécheurs. On peut regretter l’absence d’une multiplicité des plans : le plaidoyer vaut-il pour tous les livres et autant pour l’honnête homme que pour le spécialiste ? Mais surtout on craint pour la vie culturelle tout entière (lecteur, auteur, éditeur, critique) d’être ‘le jeu de dupes’ dépeint par Balzac.
Mais c’est par deux paradoxes qu’il faut entamer le dialogue avec ce livre. Le premier : D’une part, l’auteur se fait l’avocat de la non lecture cherchant à déculpabiliser ceux qui parlent d’ouvrages à peine lus et à libérer le lecteur de l’emprise des livres et, d’autre part, il place très haut la barre de la critique littéraire en faisant de celle-ci avec Wilde « une activité plus créatrice que toute création ». Mais ne prend-il pas ainsi les risques de déplacer le foyer des angoisses comme l’atteste le goût de cendre de ses propres commentaires comparé au goût de braise des textes de Wilde dans les pages où ils s’entremêlent?
Le deuxième : en ‘inventant’ les livres non lus, en mobilisant les capacités d’écoute des ‘virtualités de l’œuvre’ et en prêtant attention aux autres ‘non lecteurs’ et à leurs réactions, ne risque-t-on pas de remplacer le génie par l’opinion publique et de gommer ce qu’a de révolutionnaire et de subversif une création authentique ? Avec une pincée de mauvaise foi, Sartre disait que le succès de l’ouvrage de Foucault Les mots et les choses montrait qu’il était attendu et qu’un livre attendu n’est jamais génial. Parler d’un grand livre non lu ou seulement parcouru, n’est-ce pas gâcher ce qu’il réserve de fondamental ?
Une question enfin : on note dans le livre l’absence de Borges qui a uni au plus haut point création et érudition. Cette lacune vient-elle de ce qu’il a été lu ou non lu
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