QUAND DIEU JOUE À SATAN
L’abondance aura-t-elle en définitive nui à Marcel Jouhandeau (1888-1979), auteur capital du XXème siècle? Sans aucun doute. Auteur de quelques livres, moins passionné d’écriture, de plume moins facile et d’attrait moins grand pour lui même, Jouhandeau serait mieux cerné et plus intense. S’il lui arrive souvent de se répéter dans une œuvre foisonnante et dépassant la centaine d’ouvrages (26 volumes de Journaliers !), aucun de ses livres n’est indifférent et le moindre laisse en vous une trace et de piquantes quand ce n’est pas de profondes impressions.
Par quel bout l’ai-je abordé, maintenant que près de trente ans de fidélité à sa lecture sont passés ? C’est, je ne crois pas me tromper, un ami tout de flair et d’érudition qui m’a passé l’adresse. De Jouhandeau, il admirait le style élevé et le trait méchant. Ibn haram, disait-il, heureux soit de déléguer aux Lettres un résidu d’agressivité qu’il répugnait à investir dans la vie, soit de se placer sous bonne étoile dans son refus de la médiocrité. L’oncle Henri (1943), dans une collection disparue mais d’indéniable élégance publiée naguère par Gallimard, fut la première œuvre lue. J’en garde encore le choc. La description de la chambre où vivait l’oncle de l’auteur tenait de l’épopée et de l’exactitude réaliste et poussait la description de la misère matérielle et morale à des limites difficiles à atteindre dans un style aussi épuré :
« … je frappai. Une voix qu’on devinait hostile à tout ce qui pouvait venir du dehors fit un effort pour ne pas me dire trop rudement d’entrer, mais sans réussir à ne pas le faire, à peu près sur le même ton qu’un autre eût pris pour me dire de m’en aller. Une fois dedans, impossible de décrire ce que mes yeux contemplaient : dénuement absolu, délaissement complet, solitude sans seconde ; en fait de lit deux tréteaux, une planche et une paillasse sur laquelle gisait sans drap un homme nu dans une couverture brune (…) pas un ornement, pas un objet, pas une image où le regard pût s’accrocher comme à une bouée d’espoir ou qui rappelât une minute de bonheur : non, rien que le néant, le vide. Pour tout meuble une chaise de bois et une table boiteuse dont le tiroir avait disparu ; un peu de charcuterie et de pain y traînait à même le papier, reste du repas du soir, et un litre de vin rouge entamé ; de verre point. A deux pas de moi une caisse entr’ouverte où s’entassaient pêle-mêle quelques nippes. Jamais je n’avais de plus près constaté la misère, jamais je n’avais surpris au monde un homme à ce point abandonné de la Terre et du Ciel et même de lui- même et dans son âme sans doute encore plus que dans son apparence et cet homme n’était pas seulement pour moi un homme, mon semblable, mon frère, cet homme c’était « l’oncle Henri », qui avait ressemblé à s’y méprendre au prince de Galles, c’était le fils de Gabrielle Blanchet, ma grand-mère(…)c’était le frère de ma propre mère, le nabab, l’arbitre des élégances de ma jeunesse qui avait traversé mes rêves d’enfant, entouré de falbalas et d’éclats de rire, de chœurs de jeunes filles et de filles, fêtard fini. » (p.1297)
L’étape suivante dans la connaissance de Jouhandeau, je la dois au nom de Georges Schehadé qui figurait sans S au Sommaire du numéro 26 de la revue Commerce (Hiver 1930) bradé avec d’autres numéros par un bouquiniste. A coté des premières poésies de notre grand poète que le qualificatif national irriterait, publiées ponctuées, virginité que par la suite elles perdront, figurait l’intégralité d’un roman de Jouhandeau, Tite-le-Long. Je le tiens aujourd’hui encore pour la plus achevée des œuvres de l’auteur que je connaisse, et pour une œuvre majeure de son temps, le nôtre. C’est peut-être en la comparant aux romans peu nombreux du théoricien de l’inachèvement et fin connaisseur du monde rural, le polonais Gombrowicz, qu’on pourra en prendre toute la mesure.
Que raconte Tite-le-Long ? la déchéance d’une famille de Chaminadour, nom que l’auteur emprunte à un patronyme pour s’approprier, décrire et transfigurer son village natal, Guéret dans la Creuse. Histoire banale d’une famille médiocre sans événements saillants, description d’un voisinage où ne règne pas la concorde. Tout l’art de Jouhandeau, toute son « alchimie » (pour s’exprimer comme l’Osservatore romano qui le nomma en 1953 « l’alchimiste du démoniaque ») consistera à métamorphoser cette trame et à l’incurver dans tous les sens pour en faire une œuvre classique et inclassable, toute d’ambiguïté dans ses tropismes psychologiques et spirituels, mais toute d’ordre dans sa forme.
Nous avons d’abord droit à des dialogues soutenus et au vitriol comme en témoigne cet échange entre Sabine Tite-le-Long dont l’habitat des parents se réduit à une cuisine mais qui affirme ne pas être « du monde » des riches épiciers Jéricho-Loreille et sa voisine:
« -Mais de quel monde êtes-vous donc ?
-D’un monde (Sabine réfléchit et insolemment repartit) qui n’admet les épiciers que dans sa cuisine.
-Et pourriez-vous donc, répondit la dame contente de cette réponse, me recevoir ailleurs, je vous prie ?
-Madame, s’écria Sabine, qui regardait Madame Jericho-Loreille en face, je gagerais que c’est parce que le monde dont nous sommes n’est plus et parce qu’il n’y a autour de nous que des épiciers que nous n’avons plus besoin que d’une cuisine. » (p.760)
Nous avons constamment des réflexions pour faire comprendre les valeurs d’un « monde » décrit minutieusement, démonté subtilement et esthétiquement métamorphosé. Comment la même Sabine pouvait-elle dire d’une jeune fille plus instruite et plus intelligente, qu’ « elle n’a pas d’éducation » ? « C’était sans doute cela l’éducation, cette contrainte au dehors ; c’était de paraître farouche, quand on n’était peut-être même pas grave, c’était d’avoir choisi un masque et de le porter sans faiblir, de « savoir vivre » publiquement toujours en accord avec « le personnage » qu’on s’était donné et de ne jamais faire un geste, de ne jamais prononcer une parole qui le contredit devant personne. » (p.761)
Au delà de la méchanceté de Jouhandeau à l’égard de ses personnages et de sa compassion profonde pour eux continuellement mêlées au point de ne cesser de dérouter, de tendre et de détendre le lecteur, au delà de ces personnages construits à l’humanité profonde et à la vie indéniable il y a ce mécanisme de l’inversion qui déstabilise toute situation, toute personne, toute référence et toute valeur, particulièrement le bien et le mal et, en définitive, toute vérité.
Au coeur de l’intrigue féminine qui narre la résistance des filles Tite-le-Long à la déchéance sociale au prix de bizarreries vestimentaires et d’épisodes tragi-comiques dont la pittoresque promenade quotidienne des Tite-le-Long avec leurs poules interdites de jardin (la famille acceptait de souffrir, mais non de voir souffrir ses animaux !), et en étroite union avec elle, s’inscrit le drame du commandant Tite-le-Long, statue érigée et habillée par sa femme qui sentencieuse le dit « seul dans son cabinet avec Shakespeare » : « Il était vêtu comme un prince de sang, comme s’il eût voulu signifier par là que la tenue est l’envers de l’âme ou comme si Mme Tite-le-Long eût voulu compenser par cet excès de soin et de luxe quelque défaillance intime. » Quelle « phobie » meuble-t-elle cette intériorité ? « devant le plus faible et le plus déshérité des êtres (il) éprouvait comme une terreur panique, la peur d’être encore plus faible et plus déshérité que lui, la peur d’être nul. Le commandant Tite-le-Long se croyait « la Nullité » même. » (p. 728) Que pouvait-il arriver au Commandant renvoyé de la guerre pour « inutilité » ? le bonheur de vivre sa nullité sans remords, le retour à la vie, une élévation morale au prix d’un abaissement social : « C’est qu’il ne se cachait plus, c’est qu’il ne cachait rien maintenant de lui, à lui ni à personne…Il y avait en lui une sérénité parfaite, une si complète adéquation de soi à soi-même, une communion si étroite et si totale avec la vérité, avec le peu de vérité qui lui était départie, un aveu, un abandon universel, aucune prétention à rien qu’à sa propre mesure qui était misère, mais loin de l’annihiler davantage, cette adhésion au « néant » l’exaltait. » (p. 734)
Les persécuteurs sont-ils plus heureux que les persécutés ? l’affirmer, c’est parier sur une univocité et une permanence que déjoue continuellement la narration de Jouhandeau. Après bien des péripéties qui semblent autant de victoires des Jéricho, la rage n’est pas où on l’attend : « La simplicité » des Tite-le-Long ne leur permettait d’être de plain-pied tout de suite qu’avec Dieu et avec les bêtes, mais avec personne d’autre. C’était ce dont les Jéricho enrageaient. » (p.760) « Les Jéricho-Loreille se sentaient si inférieurs sous tous les rapports, excepté en richesse et en bon sens, aux Tite-le-Long que les seules choses qui dussent avoir du prix pour eux n’en avaient plus, dès qu’ils se souvenaient seulement de l’existence des Tite-le-Long qui ne permettaient pas qu’on les oubliât et du moment qu’il y avait les Tite-le-Long, c’était tout ce que les Jéricho-Loreille n’avaient pas qui les fascinait dans leurs victimes, tout ce que leurs victimes avaient conservé de grandeur et de distinction dans l’abaissement qui leur devenait désirable, tout ce que les Tite-le-Long avaient gardé de la maison du « Colombier » qui leur semblait nécessaire à leur bonheur, au point de les empêcher à force de regret, de dormir, si bien qu’on n’eût plus su dire à une minute donnée qui étaient les victimes et qui étaient les bourreaux, tant les bourreaux eux-mêmes souffraient. » (p.756)
Et le Bien dans tout cela, et le Mal ? ces valeurs se correspondent, se rejoignent et sont en parfaite adéquation comme le montrera Jouhandeau dans un essai théorique, Algèbre des valeurs morales (1935). Le séisme qui attaque les personnages et les situations n’épargne pas les points d’attache et ce tremblement semble plus émaner de la chair du roman qu’y trouver un champ d’expérimentation abstrait. Quant à la fin de Tite-le-Long, nous y assistons non seulement à un renversement des rôles sociaux (l’épicier devient commandant en raison de la guerre et le commandant se fait voyageur en épicerie), mais surtout à une « Apothéose » (titre du dernier chapitre) métaphysique. Dans le dénuement total, « le néant » devient Dieu et s’adresse ainsi à lui: « Vous êtes le Pauvre, mon Dieu, le Pauvre Commandant Tite-le-Long et le Pauvre Commandant Tite-le-Long est établi où rien ne peut plus l’atteindre, parmi les Anges, sur le trône de l’Eternel. » (p.781) S’agit-il d’une élévation mystique ou des élucubrations d’un médiocre ? On comprend que Walter Benjamin, traducteur de Jouhandeau en allemand, ait dit de son œuvre qu’elle « frise le satanisme.»
Jouhandeau perturbe ses personnages et les console en inversant les destinées et en déstabilisent les valeurs. Ils en sortent grandis et purs, vivant de leur vie littéraire propre même quand ils sont refusés par leurs modèles réels. Il est le sismographe de séismes qu’il repère, métamorphose, enregistre et provoque. En montrant le coté créateur de la littérature, il dévoile son coté satanique. Peut-être dévoile-t-il ainsi le coté satanique de Dieu lui-même. Le propre de l’auteur Jouhandeau est d’être entre Dieu et Lucifer et, vice suprême, de les réconcilier jusqu'à l’identification pour les jeter ensemble au Néant afin de rester seul maître des destinées.
La quête des autres livres de Jouhandeau continua, rive gauche, sous le signe de l’amitié. J’avais la passion de Pierre Jean Jouve et tentai de ramasser ses recueils, romans et autres œuvres poétiques. Farouk se mit à collectionner Jouhandeau (pour regretter dernièrement : « Que n’ai-je collectionné Rimbaud…au lieu de ces Elise interminables !») Les deux auteurs avaient la volupté et la ferveur religieuse en partage et un ami peintre en commun les ayant illustrés l’un et l’autre, André Masson. Mais il est difficile d’imaginer univers, humains et littéraires, et choix politiques, plus séparés comme l’a montré l’Occupation allemande. Jouhandeau et Jouve* voisinaient sur les étagères des librairies d’éditions rares et de livres anciens et il était difficile de repérer l’un sans tomber sur l’autre. Une émulation s’institua et prenait prétexte de Beau Regard et Du pur amour pour nous rendre familiers de la caverne de M. Kieffer, rue Saint André des Arts, ou discuter de diverses éditions avec M. Nicaise (le nom de la personne était-il celui de la librairie ?) face à Saint Germain-des-près. Il arriva même qu’on se partageât Don Juan et Les carnets de Don Juan, du cycle dit de la Duchesse, si voluptueux au toucher et à la vue, mais dont le second seul donnait le plaisir de dénouer les rubans de la chemise pour accéder à l’oeuvre. Diverses collections furent découvertes dont, chez Gallimard Une œuvre, Un portrait (où, dans Les Mystérieuses noces, Jouve était gravé par Sima et, dans Les Térébinthe, Jouhandeau l’était par Masson) et surtout Métamorphoses lancée par Paulhan en 1939 où la première édition de De l’abjection ne portait pas de nom d’auteur et où les titres étaient insignes ou magistraux. Chaque livre appelait l’autre et la dissipation, sans avoir de bornes, se nourrissait de ses charmes, de collectionner, de découvrir et de flâner.
-------------------------------
Nous nous sommes trop attardés sur deux œuvres du cycle de Chaminadour qui en compte une vingtaine et qui vient d ‘être tout entier réuni sous cette appellation dans la collection Quarto publiée par Gallimard, mais elles nous semblent exemplaires. Il n’était que temps pour Jouhandeau, à qui on avait promis de son vivant La Pléiade, de communiquer avec notre modernité. Qu’apporte cette édition outre des repères biographiques, une iconographie intéressante et la belle préface de Richard Millet ? Le regroupement des œuvres ne permet pas seulement de les retrouver toutes , d’y établir des correspondances, de mesurer l’ampleur d’un cycle entretenu pendant quarante ans(1921-1961). Il entame surtout la restructuration d’une œuvre trop abondante et trop disparate pour être facile à apprécier. Ajoutons à cela que la collection, le format, la typographie…semblent bien accueillir Jouhandeau mal reçu, à notre avis, par la belle collection L’imaginaire qui a mieux convenu, pour des raisons insignes à ses contemporains et cadets, Apollinaire, Max Jacob, Michaux, Aragon, Blanchot…
Pour terminer, piquons à Chaminadour cet aimable échange conjugal :
« La femme du mutilé :
-Plains-toi. La jambe que tu as perdue te rapporte plus que celle qui te reste.
Lui.- Tu en profites plus que moi et tu as les deux tiennes. » (p.1070)
En définitive, ce « fils de boucher et professeur de quatre sous », comme il se désignait lui-même, aura été « un écrivain complet » (Roger Nimier). Si ce livre copieux nous donnera à lire pour des années, nous attendons impatiemment déjà les autres cycles.
*Jouhandeau et Jouve ont la première syllabe commune et le premier, en fils de boucher, a révélé, un jour, que le morceau de viande le plus savoureux est la joue de bœuf, ce que les gens de la corporation évitent de dire à leurs clients pour se le garder. Signalons que ce morceau est paradoxalement vendu à la triperie.
L’abondance aura-t-elle en définitive nui à Marcel Jouhandeau (1888-1979), auteur capital du XXème siècle? Sans aucun doute. Auteur de quelques livres, moins passionné d’écriture, de plume moins facile et d’attrait moins grand pour lui même, Jouhandeau serait mieux cerné et plus intense. S’il lui arrive souvent de se répéter dans une œuvre foisonnante et dépassant la centaine d’ouvrages (26 volumes de Journaliers !), aucun de ses livres n’est indifférent et le moindre laisse en vous une trace et de piquantes quand ce n’est pas de profondes impressions.
Par quel bout l’ai-je abordé, maintenant que près de trente ans de fidélité à sa lecture sont passés ? C’est, je ne crois pas me tromper, un ami tout de flair et d’érudition qui m’a passé l’adresse. De Jouhandeau, il admirait le style élevé et le trait méchant. Ibn haram, disait-il, heureux soit de déléguer aux Lettres un résidu d’agressivité qu’il répugnait à investir dans la vie, soit de se placer sous bonne étoile dans son refus de la médiocrité. L’oncle Henri (1943), dans une collection disparue mais d’indéniable élégance publiée naguère par Gallimard, fut la première œuvre lue. J’en garde encore le choc. La description de la chambre où vivait l’oncle de l’auteur tenait de l’épopée et de l’exactitude réaliste et poussait la description de la misère matérielle et morale à des limites difficiles à atteindre dans un style aussi épuré :
« … je frappai. Une voix qu’on devinait hostile à tout ce qui pouvait venir du dehors fit un effort pour ne pas me dire trop rudement d’entrer, mais sans réussir à ne pas le faire, à peu près sur le même ton qu’un autre eût pris pour me dire de m’en aller. Une fois dedans, impossible de décrire ce que mes yeux contemplaient : dénuement absolu, délaissement complet, solitude sans seconde ; en fait de lit deux tréteaux, une planche et une paillasse sur laquelle gisait sans drap un homme nu dans une couverture brune (…) pas un ornement, pas un objet, pas une image où le regard pût s’accrocher comme à une bouée d’espoir ou qui rappelât une minute de bonheur : non, rien que le néant, le vide. Pour tout meuble une chaise de bois et une table boiteuse dont le tiroir avait disparu ; un peu de charcuterie et de pain y traînait à même le papier, reste du repas du soir, et un litre de vin rouge entamé ; de verre point. A deux pas de moi une caisse entr’ouverte où s’entassaient pêle-mêle quelques nippes. Jamais je n’avais de plus près constaté la misère, jamais je n’avais surpris au monde un homme à ce point abandonné de la Terre et du Ciel et même de lui- même et dans son âme sans doute encore plus que dans son apparence et cet homme n’était pas seulement pour moi un homme, mon semblable, mon frère, cet homme c’était « l’oncle Henri », qui avait ressemblé à s’y méprendre au prince de Galles, c’était le fils de Gabrielle Blanchet, ma grand-mère(…)c’était le frère de ma propre mère, le nabab, l’arbitre des élégances de ma jeunesse qui avait traversé mes rêves d’enfant, entouré de falbalas et d’éclats de rire, de chœurs de jeunes filles et de filles, fêtard fini. » (p.1297)
L’étape suivante dans la connaissance de Jouhandeau, je la dois au nom de Georges Schehadé qui figurait sans S au Sommaire du numéro 26 de la revue Commerce (Hiver 1930) bradé avec d’autres numéros par un bouquiniste. A coté des premières poésies de notre grand poète que le qualificatif national irriterait, publiées ponctuées, virginité que par la suite elles perdront, figurait l’intégralité d’un roman de Jouhandeau, Tite-le-Long. Je le tiens aujourd’hui encore pour la plus achevée des œuvres de l’auteur que je connaisse, et pour une œuvre majeure de son temps, le nôtre. C’est peut-être en la comparant aux romans peu nombreux du théoricien de l’inachèvement et fin connaisseur du monde rural, le polonais Gombrowicz, qu’on pourra en prendre toute la mesure.
Que raconte Tite-le-Long ? la déchéance d’une famille de Chaminadour, nom que l’auteur emprunte à un patronyme pour s’approprier, décrire et transfigurer son village natal, Guéret dans la Creuse. Histoire banale d’une famille médiocre sans événements saillants, description d’un voisinage où ne règne pas la concorde. Tout l’art de Jouhandeau, toute son « alchimie » (pour s’exprimer comme l’Osservatore romano qui le nomma en 1953 « l’alchimiste du démoniaque ») consistera à métamorphoser cette trame et à l’incurver dans tous les sens pour en faire une œuvre classique et inclassable, toute d’ambiguïté dans ses tropismes psychologiques et spirituels, mais toute d’ordre dans sa forme.
Nous avons d’abord droit à des dialogues soutenus et au vitriol comme en témoigne cet échange entre Sabine Tite-le-Long dont l’habitat des parents se réduit à une cuisine mais qui affirme ne pas être « du monde » des riches épiciers Jéricho-Loreille et sa voisine:
« -Mais de quel monde êtes-vous donc ?
-D’un monde (Sabine réfléchit et insolemment repartit) qui n’admet les épiciers que dans sa cuisine.
-Et pourriez-vous donc, répondit la dame contente de cette réponse, me recevoir ailleurs, je vous prie ?
-Madame, s’écria Sabine, qui regardait Madame Jericho-Loreille en face, je gagerais que c’est parce que le monde dont nous sommes n’est plus et parce qu’il n’y a autour de nous que des épiciers que nous n’avons plus besoin que d’une cuisine. » (p.760)
Nous avons constamment des réflexions pour faire comprendre les valeurs d’un « monde » décrit minutieusement, démonté subtilement et esthétiquement métamorphosé. Comment la même Sabine pouvait-elle dire d’une jeune fille plus instruite et plus intelligente, qu’ « elle n’a pas d’éducation » ? « C’était sans doute cela l’éducation, cette contrainte au dehors ; c’était de paraître farouche, quand on n’était peut-être même pas grave, c’était d’avoir choisi un masque et de le porter sans faiblir, de « savoir vivre » publiquement toujours en accord avec « le personnage » qu’on s’était donné et de ne jamais faire un geste, de ne jamais prononcer une parole qui le contredit devant personne. » (p.761)
Au delà de la méchanceté de Jouhandeau à l’égard de ses personnages et de sa compassion profonde pour eux continuellement mêlées au point de ne cesser de dérouter, de tendre et de détendre le lecteur, au delà de ces personnages construits à l’humanité profonde et à la vie indéniable il y a ce mécanisme de l’inversion qui déstabilise toute situation, toute personne, toute référence et toute valeur, particulièrement le bien et le mal et, en définitive, toute vérité.
Au coeur de l’intrigue féminine qui narre la résistance des filles Tite-le-Long à la déchéance sociale au prix de bizarreries vestimentaires et d’épisodes tragi-comiques dont la pittoresque promenade quotidienne des Tite-le-Long avec leurs poules interdites de jardin (la famille acceptait de souffrir, mais non de voir souffrir ses animaux !), et en étroite union avec elle, s’inscrit le drame du commandant Tite-le-Long, statue érigée et habillée par sa femme qui sentencieuse le dit « seul dans son cabinet avec Shakespeare » : « Il était vêtu comme un prince de sang, comme s’il eût voulu signifier par là que la tenue est l’envers de l’âme ou comme si Mme Tite-le-Long eût voulu compenser par cet excès de soin et de luxe quelque défaillance intime. » Quelle « phobie » meuble-t-elle cette intériorité ? « devant le plus faible et le plus déshérité des êtres (il) éprouvait comme une terreur panique, la peur d’être encore plus faible et plus déshérité que lui, la peur d’être nul. Le commandant Tite-le-Long se croyait « la Nullité » même. » (p. 728) Que pouvait-il arriver au Commandant renvoyé de la guerre pour « inutilité » ? le bonheur de vivre sa nullité sans remords, le retour à la vie, une élévation morale au prix d’un abaissement social : « C’est qu’il ne se cachait plus, c’est qu’il ne cachait rien maintenant de lui, à lui ni à personne…Il y avait en lui une sérénité parfaite, une si complète adéquation de soi à soi-même, une communion si étroite et si totale avec la vérité, avec le peu de vérité qui lui était départie, un aveu, un abandon universel, aucune prétention à rien qu’à sa propre mesure qui était misère, mais loin de l’annihiler davantage, cette adhésion au « néant » l’exaltait. » (p. 734)
Les persécuteurs sont-ils plus heureux que les persécutés ? l’affirmer, c’est parier sur une univocité et une permanence que déjoue continuellement la narration de Jouhandeau. Après bien des péripéties qui semblent autant de victoires des Jéricho, la rage n’est pas où on l’attend : « La simplicité » des Tite-le-Long ne leur permettait d’être de plain-pied tout de suite qu’avec Dieu et avec les bêtes, mais avec personne d’autre. C’était ce dont les Jéricho enrageaient. » (p.760) « Les Jéricho-Loreille se sentaient si inférieurs sous tous les rapports, excepté en richesse et en bon sens, aux Tite-le-Long que les seules choses qui dussent avoir du prix pour eux n’en avaient plus, dès qu’ils se souvenaient seulement de l’existence des Tite-le-Long qui ne permettaient pas qu’on les oubliât et du moment qu’il y avait les Tite-le-Long, c’était tout ce que les Jéricho-Loreille n’avaient pas qui les fascinait dans leurs victimes, tout ce que leurs victimes avaient conservé de grandeur et de distinction dans l’abaissement qui leur devenait désirable, tout ce que les Tite-le-Long avaient gardé de la maison du « Colombier » qui leur semblait nécessaire à leur bonheur, au point de les empêcher à force de regret, de dormir, si bien qu’on n’eût plus su dire à une minute donnée qui étaient les victimes et qui étaient les bourreaux, tant les bourreaux eux-mêmes souffraient. » (p.756)
Et le Bien dans tout cela, et le Mal ? ces valeurs se correspondent, se rejoignent et sont en parfaite adéquation comme le montrera Jouhandeau dans un essai théorique, Algèbre des valeurs morales (1935). Le séisme qui attaque les personnages et les situations n’épargne pas les points d’attache et ce tremblement semble plus émaner de la chair du roman qu’y trouver un champ d’expérimentation abstrait. Quant à la fin de Tite-le-Long, nous y assistons non seulement à un renversement des rôles sociaux (l’épicier devient commandant en raison de la guerre et le commandant se fait voyageur en épicerie), mais surtout à une « Apothéose » (titre du dernier chapitre) métaphysique. Dans le dénuement total, « le néant » devient Dieu et s’adresse ainsi à lui: « Vous êtes le Pauvre, mon Dieu, le Pauvre Commandant Tite-le-Long et le Pauvre Commandant Tite-le-Long est établi où rien ne peut plus l’atteindre, parmi les Anges, sur le trône de l’Eternel. » (p.781) S’agit-il d’une élévation mystique ou des élucubrations d’un médiocre ? On comprend que Walter Benjamin, traducteur de Jouhandeau en allemand, ait dit de son œuvre qu’elle « frise le satanisme.»
Jouhandeau perturbe ses personnages et les console en inversant les destinées et en déstabilisent les valeurs. Ils en sortent grandis et purs, vivant de leur vie littéraire propre même quand ils sont refusés par leurs modèles réels. Il est le sismographe de séismes qu’il repère, métamorphose, enregistre et provoque. En montrant le coté créateur de la littérature, il dévoile son coté satanique. Peut-être dévoile-t-il ainsi le coté satanique de Dieu lui-même. Le propre de l’auteur Jouhandeau est d’être entre Dieu et Lucifer et, vice suprême, de les réconcilier jusqu'à l’identification pour les jeter ensemble au Néant afin de rester seul maître des destinées.
La quête des autres livres de Jouhandeau continua, rive gauche, sous le signe de l’amitié. J’avais la passion de Pierre Jean Jouve et tentai de ramasser ses recueils, romans et autres œuvres poétiques. Farouk se mit à collectionner Jouhandeau (pour regretter dernièrement : « Que n’ai-je collectionné Rimbaud…au lieu de ces Elise interminables !») Les deux auteurs avaient la volupté et la ferveur religieuse en partage et un ami peintre en commun les ayant illustrés l’un et l’autre, André Masson. Mais il est difficile d’imaginer univers, humains et littéraires, et choix politiques, plus séparés comme l’a montré l’Occupation allemande. Jouhandeau et Jouve* voisinaient sur les étagères des librairies d’éditions rares et de livres anciens et il était difficile de repérer l’un sans tomber sur l’autre. Une émulation s’institua et prenait prétexte de Beau Regard et Du pur amour pour nous rendre familiers de la caverne de M. Kieffer, rue Saint André des Arts, ou discuter de diverses éditions avec M. Nicaise (le nom de la personne était-il celui de la librairie ?) face à Saint Germain-des-près. Il arriva même qu’on se partageât Don Juan et Les carnets de Don Juan, du cycle dit de la Duchesse, si voluptueux au toucher et à la vue, mais dont le second seul donnait le plaisir de dénouer les rubans de la chemise pour accéder à l’oeuvre. Diverses collections furent découvertes dont, chez Gallimard Une œuvre, Un portrait (où, dans Les Mystérieuses noces, Jouve était gravé par Sima et, dans Les Térébinthe, Jouhandeau l’était par Masson) et surtout Métamorphoses lancée par Paulhan en 1939 où la première édition de De l’abjection ne portait pas de nom d’auteur et où les titres étaient insignes ou magistraux. Chaque livre appelait l’autre et la dissipation, sans avoir de bornes, se nourrissait de ses charmes, de collectionner, de découvrir et de flâner.
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Nous nous sommes trop attardés sur deux œuvres du cycle de Chaminadour qui en compte une vingtaine et qui vient d ‘être tout entier réuni sous cette appellation dans la collection Quarto publiée par Gallimard, mais elles nous semblent exemplaires. Il n’était que temps pour Jouhandeau, à qui on avait promis de son vivant La Pléiade, de communiquer avec notre modernité. Qu’apporte cette édition outre des repères biographiques, une iconographie intéressante et la belle préface de Richard Millet ? Le regroupement des œuvres ne permet pas seulement de les retrouver toutes , d’y établir des correspondances, de mesurer l’ampleur d’un cycle entretenu pendant quarante ans(1921-1961). Il entame surtout la restructuration d’une œuvre trop abondante et trop disparate pour être facile à apprécier. Ajoutons à cela que la collection, le format, la typographie…semblent bien accueillir Jouhandeau mal reçu, à notre avis, par la belle collection L’imaginaire qui a mieux convenu, pour des raisons insignes à ses contemporains et cadets, Apollinaire, Max Jacob, Michaux, Aragon, Blanchot…
Pour terminer, piquons à Chaminadour cet aimable échange conjugal :
« La femme du mutilé :
-Plains-toi. La jambe que tu as perdue te rapporte plus que celle qui te reste.
Lui.- Tu en profites plus que moi et tu as les deux tiennes. » (p.1070)
En définitive, ce « fils de boucher et professeur de quatre sous », comme il se désignait lui-même, aura été « un écrivain complet » (Roger Nimier). Si ce livre copieux nous donnera à lire pour des années, nous attendons impatiemment déjà les autres cycles.
*Jouhandeau et Jouve ont la première syllabe commune et le premier, en fils de boucher, a révélé, un jour, que le morceau de viande le plus savoureux est la joue de bœuf, ce que les gens de la corporation évitent de dire à leurs clients pour se le garder. Signalons que ce morceau est paradoxalement vendu à la triperie.
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