Monday, 16 November 2009

L’EMIGRE GEORGES, RETOUR DE TUNISIE



Ridha Bourkhis: Georges Schehadé, L’émotion poétique, L’Harmattan, 2009, 204p.

Un livre sur Georges Schehadé poète (‘‘ Qui l’est plus que lui ?’’, écrivait Saint-John Perse) ne peut que faire plaisir, car le mystère de ses Poésies, malgré quelques études importantes mais courtes, demeure à élucider : la tâche pour paraître facile n’en est pas moins ardue. Que ce livre soit d’un Tunisien, professeur à l’université de Sousse, ne peut qu’aiguiser le plaisir tant les chemins francophones du Machreq au Maghreb sont coupés et détournés vers Paris. On n’en voudra pour preuve que l’auteur de l’ouvrage ignore qu’une édition de l’Œuvre complète de Schehadé enrichie d’inédits (dont Poésies VII) a paru à Beyrouth en 3 volumes (Dar annahar, 1998) et qu’il ne se réfère qu’aux éditions françaises. Et pour autre preuve qu’il définit l’auteur de Monsieur Bob’le tantôt comme «un poète français d’origine libanaise », tantôt comme « un poète arabe ». Mais la « parole poétique imagée, vague, légère et évasive, faite pour être un enchantement pur » de Schehadé a su se frayer sa voie au Maghreb…via la Sorbonne.
L’ouvrage de Ridha Bourkhis se présente comme un triptyque où, avant de s’attaquer au corpus poétique schehadien, il assoit une théorie de la communication poétique fondée essentiellement sur l’émotion et principalement inspirée de Michel Collot (La matière-émotion, 1997) et de Georges Molinié : celle-ci est « l’acte » et « l’événement » qui légitime un texte d’essence littéraire. Mouvement du corps et de l’esprit caractérisé par la soudaineté et une intensité variable, l’émotion naît, chez le créateur, des êtres et des mots. Elle est communiquée au lecteur par le verbe. Valéry écrit : « Un poète(…) n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres ». Cette citation, comme d’autres, permet au critique de dépsychologiser « l’émotion » créatrice et réceptrice et ouvre la voie à une étude objective des procédés techniques par lesquelles le poète fait l’alchimie du langage et provoque ses effets.
Ce sont les deuxième et troisième parties de l’ouvrage, consacrées exclusivement aux Poésies, qui forment la part la plus intéressante du livre et présentent une approche jusque là inconnue, par son ampleur et sa minutie, de l’œuvre poétique de Schehadé. La référence à la théorie de l’émotion est présente à toutes les pages, mais ce n’est pas elle qui retient l’attention, voire qui convainc ou donne assise. On peut, à la rigueur, la mettre souvent entre parenthèses pour mieux apprécier la fine exploration de la forme ou, pour mieux dire, de l’unité de la forme et du contenu accomplie dans la poésie de Schehadé.
Pour examiner le ‘lyrisme’ (c'est-à-dire le moi qui se prend pour objet et énonciataire) schehadien, Bourkhis étale l’omniprésence du Je dans l’œuvre : continuellement affirmé, ouvrant le vers inaugural, ponctuant la progression strophique, bénéficiant de subversions syntaxiques, transparent derrière des substituts (l’enfant, celui qui, on, tu…) Mais ce Je est dans un va-et-vient perpétuel entre le présent et le passé, entre la présence et le songe, d’où cette mélancolie continue qui interdit la grandiloquence et s’allie aux sonorités qui l’expriment à merveille. L’auteur énumère, ensuite, les ‘outils’ propres à ce lyrisme : l’interjection fréquente avec une nette prédominance du « O » redoublé dans certains poèmes, la modalité exclamative, la répétition qui remplit une importante fonction architectonique, l’absence de ponctuation et de titres, la suspension du poème dans le blanc typographique. Il répertorie enfin les mots propres à Schehadé (entre 20 et 25) et qui se répartissent dans deux réseaux sémantiques, le rêve et la mort, à la fois opposés et enchevêtrés.
La dernière partie prend pour objet le « régime de littérarité » de l’œuvre. Cette notion a été proposée par Georges Molinié pour remplacer la « fonction poétique » de Jakobson : il s’agit toujours de l’accent mis sur le message pour son propre compte, mais sans exclusive ni séparation des autres fonctions du langage. Bourkhis montre le travail du poème schehadien à trois niveaux : la grammaire, les images et le rythme. Il arrive au poète de briser l’ordre syntaxique habituel, de pratiquer une syntaxe discontinue, coupée, inachevée qui fragmente le sens et l’égare, de recourir à l’inversion et à la suppression des mots de liaison, d’utiliser des phrases sans verbe, de multiplier les phrases à présentatif (« il y a »), de transgresser les catégories langagières en proposant des relations inattendues. Les images, quant à elles, totalement imprévues, personnifient l’animal et l’objet, concrétisent l’abstrait, cherchent à tout rendre visible dans « un grand livre d’images ». Le rythme s’appuie essentiellement sur la prépondérance du vers long abruptement opposé à quelques vers courts dans des poèmes plutôt brefs, à la syntaxe cassée, et où se concentrent des voyelles et des syllabes ouvertes.
Le livre de Ridha Bourkhis est en un sens trop académique (avec sa litanie de mots barbares : anacrouse, polyptote, épizeuxe…) et un brin scolaire avec ses redondances pédagogiques. On peut lui reprocher de n’avoir pas montré le devenir du poème schehadien de la version ponctuée parue dans Commerce (1930) aux derniers poèmes et d’avoir négligé le scenario propre à chaque poème. Il n’en reste pas moins qu’il nous a ouvert une voie royale pour mieux approcher le mystère de Schehadé poète.

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