L’aventure des mots de la ville à travers le temps, les langues, les sociétés sous la direction de Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin ; 1500pp, Bouquins, Robert Laffont, 2010.
On peut estimer trop long le titre d’un ouvrage destiné à servir longtemps de référence et peut être induire que l’intitulé d’un livre doit être inversement proportionnel au nombre de ses pages. Mais cette longueur trouve, sans doute, sa raison d’être dans le double usage qu’on peut faire de cette somme de 264 articles écrits par 160 auteurs pendant plus de dix ans : d’une part, un dictionnaire, quoi qu’en dise le principal maître d’œuvre, auquel se réfèreront tous ceux qui s’intéressent à la ville, à son histoire comme à son présent; d’autre part, un lieu de flâne dans le pays urbain où chacun peut tracer son cheminement propre dans les mots, les espaces, le temps, les langues, les aires culturelles, les nuances décisives et les belles différences.
Partons par exemple du mot français « Place » qu’on trouve à sa place ( !) dans l’ordre alphabétique. Après les définitions des dictionnaires des XVII (particulièrement celle polysémique et riche de Furetière) et du XXème siècles, nous apprenons que le terme, issu du latin et du grec où il signifiait « large », a sa première occurrence française dans La Chanson de Roland (XIIème siècle) et s’est toujours caractérisé par un « flou lexicographique qui…n’a pas manqué d’entretenir les ambiguïtés ». Exemples urbains à l’appui, nous voyons comment cette « dilatation de l’espace contrastant avec le réseau des rues » requérait au Moyen Age la protection d’une réglementation urbaine, municipale ou royale, particulièrement « contre l’envahissement des halles ». Sous Henri IV, la Place Royale (actuelle Place des Vosges), édifiée en 1605, fut conçue pour servir de « proumenoir » aux parisiens et pour les grands rassemblements « aux jours de réjouissance ». Désormais les Places royales (avec lesquelles coexistent des modèles anciens et se développent d’autres nouveaux) ont 3 caractères énumérés par Roger Chartier : 1) elles sont fermées et faiblement raccordées aux rues ; 2) elles sont vouées à une activité ‘publique’ (change, commerce…) ; 3) elles reçoivent après coup une statue du roi. Avec Louis XIV, la Place est d’emblée conçue pour accueillir la statue ; « l’ordonnance de l’espace » se diversifie : le cercle, le demi-cercle et l’octogone succèdent au carré et au rectangle ; la Place reste toutefois à l’écart des grandes voies de circulation. C’est sous Louis XV que les Places commenceront à s’ouvrir et la tendance se parachève sous l’ère Haussmann (Second Empire). Mais à partir du XIX ème siècle, le mot prolifère et les espaces qu’on qualifie de Places « ne sont autre chose que certains élargissements de la voie publique résultant de l’entrecroisement de plusieurs rues(…) » (M. Darin). Le flou du mot et la dévitalisation de la chose expliquent, pour les auteurs de l’article concerné, L. Bauer et J-C. Depaule, que pour les villes et quartiers nouveaux on préfère les termes Parvis, Esplanade, Agora, Forum, Piazza…
Le terme Place avec ses particularités hexagonales ne recouvre ni la Piazza italienne, ni le Platz allemand, ni la Plaza espagnole, ni le Square anglais, ni les correspondants russe ou portugais du mot. Chacune de ces désignations pointe une histoire et des traits originaux. Les vocables voyagent et les emprunts sont continuels, mais les mésusages et les recréations de nouvelles significations ne cessent jamais. Le propre de L’aventure des mots de la ville est de traiter des mots de sept langues européennes - l’allemand, le français, l’italien, le russe, l’espagnol, le portugais, l’anglais, - en accordant leur importance aux variantes américaines pour les trois dernières. L’agréable surprise de l’ouvrage est de retenir l’arabe (et de le retenir seul !) à côté des sept langues européennes en raison de l’intensité des interactions entre le Nord et le Sud de la Méditerranée. Argument décisif, certainement, auquel il faut ajouter probablement la profonde connaissance qu’a de notre région, et de ses villes, l’un des éditeurs de l’ouvrage, l’anthropologue Jean-Charles Depaule, et les nombreuses amitiés qu’il s’y est faites et dont plusieurs se retrouvent au nombre des collaborateurs du livre.
Si on passe au correspondant arabe de Place, le terme Sâha, on retrouve chez le lexicographe de l’époque mamelouk Ibn Manzûr (XIIIe s.), deux des traits de la Place médiévale européenne : une certaine étendue et un espace entre les maisons d’un quartier. L’adoption contemporaine de l’appellation, qu’elle soit d’importation ou de patrimoine, participe de la redéfinition des espaces publics : lieux accessibles à tous et gérés par les pouvoirs publics. Au Caire, on utilise plutôt que Sâha, le mot Maydân (qui a été importé au Yémen où le terme Sarha reste courant) généralement lié aux exercices et joutes équestres, et désormais utilisé comme toponyme à Damas ou ailleurs (Zahlé, Zghorta…) (cf. l’entrée Maydân signée Brigitte Marino). Aussi n’est-il pas étonnant de voir dans l’article Saha, son auteur Depaule se référer à Mahfouz, Abdul Rahman Mounif, Rachid El-Daïf, Chawqi Douaihy.
Le périple entamé pourrait continuer à l’infini, passer par Sûq (Frank Mermier), Zuqâq (Samia Naïm), Dâhiya(Mona Harb), Hayy, Mahalla (Nicolas Puig), Madîna (Jean-Claude David), ‘Asima (A. Moussaoui)…, sortir du domaine arabe pour les langues européennes, il est toujours instructif et, sans jamais tomber dans la facilité, passionnant. Le sociologue, le géographe, l’anthropologue urbain et l’historienne qui ont veillé sur le livre ont réussi le pari de remuer et de refonder les mots que les habitants des villes utilisent dans le quotidien pour définir leur espace et tenter de le changer.
Le seul reproche qu’on peut faire à cet opus, au-delà de points de détails toujours ouverts, c’est son austérité éditoriale et l’absence de toute iconographie. De quoi préférer à ses randonnées celles si animées des villes mêmes.
On peut estimer trop long le titre d’un ouvrage destiné à servir longtemps de référence et peut être induire que l’intitulé d’un livre doit être inversement proportionnel au nombre de ses pages. Mais cette longueur trouve, sans doute, sa raison d’être dans le double usage qu’on peut faire de cette somme de 264 articles écrits par 160 auteurs pendant plus de dix ans : d’une part, un dictionnaire, quoi qu’en dise le principal maître d’œuvre, auquel se réfèreront tous ceux qui s’intéressent à la ville, à son histoire comme à son présent; d’autre part, un lieu de flâne dans le pays urbain où chacun peut tracer son cheminement propre dans les mots, les espaces, le temps, les langues, les aires culturelles, les nuances décisives et les belles différences.
Partons par exemple du mot français « Place » qu’on trouve à sa place ( !) dans l’ordre alphabétique. Après les définitions des dictionnaires des XVII (particulièrement celle polysémique et riche de Furetière) et du XXème siècles, nous apprenons que le terme, issu du latin et du grec où il signifiait « large », a sa première occurrence française dans La Chanson de Roland (XIIème siècle) et s’est toujours caractérisé par un « flou lexicographique qui…n’a pas manqué d’entretenir les ambiguïtés ». Exemples urbains à l’appui, nous voyons comment cette « dilatation de l’espace contrastant avec le réseau des rues » requérait au Moyen Age la protection d’une réglementation urbaine, municipale ou royale, particulièrement « contre l’envahissement des halles ». Sous Henri IV, la Place Royale (actuelle Place des Vosges), édifiée en 1605, fut conçue pour servir de « proumenoir » aux parisiens et pour les grands rassemblements « aux jours de réjouissance ». Désormais les Places royales (avec lesquelles coexistent des modèles anciens et se développent d’autres nouveaux) ont 3 caractères énumérés par Roger Chartier : 1) elles sont fermées et faiblement raccordées aux rues ; 2) elles sont vouées à une activité ‘publique’ (change, commerce…) ; 3) elles reçoivent après coup une statue du roi. Avec Louis XIV, la Place est d’emblée conçue pour accueillir la statue ; « l’ordonnance de l’espace » se diversifie : le cercle, le demi-cercle et l’octogone succèdent au carré et au rectangle ; la Place reste toutefois à l’écart des grandes voies de circulation. C’est sous Louis XV que les Places commenceront à s’ouvrir et la tendance se parachève sous l’ère Haussmann (Second Empire). Mais à partir du XIX ème siècle, le mot prolifère et les espaces qu’on qualifie de Places « ne sont autre chose que certains élargissements de la voie publique résultant de l’entrecroisement de plusieurs rues(…) » (M. Darin). Le flou du mot et la dévitalisation de la chose expliquent, pour les auteurs de l’article concerné, L. Bauer et J-C. Depaule, que pour les villes et quartiers nouveaux on préfère les termes Parvis, Esplanade, Agora, Forum, Piazza…
Le terme Place avec ses particularités hexagonales ne recouvre ni la Piazza italienne, ni le Platz allemand, ni la Plaza espagnole, ni le Square anglais, ni les correspondants russe ou portugais du mot. Chacune de ces désignations pointe une histoire et des traits originaux. Les vocables voyagent et les emprunts sont continuels, mais les mésusages et les recréations de nouvelles significations ne cessent jamais. Le propre de L’aventure des mots de la ville est de traiter des mots de sept langues européennes - l’allemand, le français, l’italien, le russe, l’espagnol, le portugais, l’anglais, - en accordant leur importance aux variantes américaines pour les trois dernières. L’agréable surprise de l’ouvrage est de retenir l’arabe (et de le retenir seul !) à côté des sept langues européennes en raison de l’intensité des interactions entre le Nord et le Sud de la Méditerranée. Argument décisif, certainement, auquel il faut ajouter probablement la profonde connaissance qu’a de notre région, et de ses villes, l’un des éditeurs de l’ouvrage, l’anthropologue Jean-Charles Depaule, et les nombreuses amitiés qu’il s’y est faites et dont plusieurs se retrouvent au nombre des collaborateurs du livre.
Si on passe au correspondant arabe de Place, le terme Sâha, on retrouve chez le lexicographe de l’époque mamelouk Ibn Manzûr (XIIIe s.), deux des traits de la Place médiévale européenne : une certaine étendue et un espace entre les maisons d’un quartier. L’adoption contemporaine de l’appellation, qu’elle soit d’importation ou de patrimoine, participe de la redéfinition des espaces publics : lieux accessibles à tous et gérés par les pouvoirs publics. Au Caire, on utilise plutôt que Sâha, le mot Maydân (qui a été importé au Yémen où le terme Sarha reste courant) généralement lié aux exercices et joutes équestres, et désormais utilisé comme toponyme à Damas ou ailleurs (Zahlé, Zghorta…) (cf. l’entrée Maydân signée Brigitte Marino). Aussi n’est-il pas étonnant de voir dans l’article Saha, son auteur Depaule se référer à Mahfouz, Abdul Rahman Mounif, Rachid El-Daïf, Chawqi Douaihy.
Le périple entamé pourrait continuer à l’infini, passer par Sûq (Frank Mermier), Zuqâq (Samia Naïm), Dâhiya(Mona Harb), Hayy, Mahalla (Nicolas Puig), Madîna (Jean-Claude David), ‘Asima (A. Moussaoui)…, sortir du domaine arabe pour les langues européennes, il est toujours instructif et, sans jamais tomber dans la facilité, passionnant. Le sociologue, le géographe, l’anthropologue urbain et l’historienne qui ont veillé sur le livre ont réussi le pari de remuer et de refonder les mots que les habitants des villes utilisent dans le quotidien pour définir leur espace et tenter de le changer.
Le seul reproche qu’on peut faire à cet opus, au-delà de points de détails toujours ouverts, c’est son austérité éditoriale et l’absence de toute iconographie. De quoi préférer à ses randonnées celles si animées des villes mêmes.
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