Thursday, 1 March 2012

BAUDELAIRE-BONNEFOY : UN DEMI-SIÈCLE DE DIALOGUE






PIERRE-PAUL RUBENS: LES TROIS GRACES
Yves Bonnefoy : Sous le signe de Baudelaire, Bibliothèque des idées, Gallimard, 2011, 412pp.

Sous le signe de Baudelaire : le titre est d’emblée un hommage du poète de Douve à celui des Fleurs du mal, « Le maître livre de notre poésie » et à l’auteur qui, avec Rimbaud et Mallarmé, dans la deuxième moitié du XIXème est à « l’origine de toute poésie ultérieure ». Quinze essais échelonnés de 1955 à 2009 sous le parrainage de Baudelaire et en dialogue constant avec lui sont réunis dans ce volume. Mais on pourrait aussi dire que le titre revêt une autre signification : Qu’est-ce qui se cache sous le signe de Baudelaire ? N’y-a-t-il pas sous le Baudelaire « indéniable » attaché au culte d’un Beau idéal un autre Baudelaire plus « essentiel » ? Les Fleurs du mal recélerait certes « des contradictions ou disons plutôt, des conflits, des heurts, des apories » et c’est ce qui fait sa « grandeur ». Mais ces disparités s’apaiseraient par « des victoires sur un ennemi du dedans» et c’est Bonnefoy alors qui extrait de Baudelaire sa vérité, une vérité identique à celle que lui poète et critique ou poète critique, prône. On peut, en définitive, ne pas savoir qui des deux protagonistes se sert de l’autre pour indiquer la voie et l’illustrer. Mais on ne peut que reconnaître que la question est capitale, qu’elle est clairement posée et qu’elle trouve en Baudelaire un champ d’enquête privilégié : « Qu’est-ce vraiment que la poésie, mais, aussi, comment accède-t-elle à son être propre ? »
L’échange entre Baudelaire et Bonnefoy ne se déroule pas en vase clos. Il s’enrichit de communications avec des peintres, particulièrement Rubens, avec Nerval, Poe, et d’autres poètes mais plutôt contre Mallarmé…. Le propos est ardu vu les enjeux de la thèse et l’essence de la poésie à élucider. Les réitérations et reprises d’un texte à l’autre dans un recueil d’essais espacés dans la durée ne facilitent pas, de même, la lecture. Mais le fait qu’une pensée en manque de mots les trouve au fur et à mesure de son élaboration et que l’argumentation n’est pas d’un tenant strictement théorique, mais se fait attentive à la lettre de poèmes mis en avant et peu ancrés dans la renommée et la mémoire (Le cygne, Les petites vieilles, Le masque, « La maison blanche »…) donnent une intensité ravie à la lecture de l’ensemble. De même, il faut faire une place à la finesse des analyses dans l’enrichissement du lecteur : si l’analogie baudelairienne n’est plus verticale, vers le divin, mais horizontale entre les données de la perception, le parfum l’emporte sur la couleur et le son. Baudelaire est « instinctivement » maître dans le domaine de la peinture, et ses sonorités allègent et défont le concept. Mais l’odeur a « valeur de méthode ». Confondant, dans une sombre unité, « l’intérieur et l’extérieur, le proche et le lointain, l’instant présent et le souvenir, voire le sexuel et le religieux », elle joue un rôle déstructurant, novateur et libérateur.
Pour saisir ce qu’est la poésie et en quoi elle ne cesse de se différencier de toute autre forme de dire, dans le plus radical de la pratique baudelairienne, comme dans la sienne propre, Bonnefoy ne cesse d’utiliser, de repérer et de créer des oppositions. C’est le symbole (à travers les forêts duquel l’homme passe dans le sonnet « Correspondances ») par opposition à l’allégorie. Le premier est une sorte de réalité dont la profondeur dépasse toute capacité de conceptualisation et toute interprétation réductrice et va vers l’ouvert; la seconde utilise les découpages et catégories idéels propres à la langue, ce qui la réduit à ne pouvoir dépasser le discours.
Dans un autre registre, Bonnefoy oppose la métonymie à la métaphore, montrant comment dans des poèmes comme « Le cygne » ou « un voyage à Cythère », la première, issue d’une existence particulière joue un rôle critique et déconsidère la seconde faite de généralité.
Il est aussi deux façons d’être et deux façons d’écrire. Celle de « faire foisonner les figures que l’imaginaire ensemencera, faire lever le monde de la fiction… », de croire que l’écriture est sa propre fin au-delà de la présence du temps et de la mort. Celle opposée d’aller vers le simple, l’inévitable, le personnel et l’inaccessible à travers erreurs et embûches mais en désécrivant les formulations prêtes des chimères et des fantasmes, en en remuant le sol par « la pioche » et « la sonde ». L’une relève du dire, l’autre de la parole. La première est miroir du vécu, la seconde instauration. Et Bonnefoy d’affirmer qu’on pourrait retracer « sous le signe baudelairien » cette guerre intestine dans le surréalisme comme chez Jouve et Artaud…
En définitive, il est loisible d’opposer deux voies, vivre et rêver. Imaginer ne peut se dissocier des tropes et de la rhétorique et donc des concepts, caricatures d’idées, et du non-être de la fiction. Vivre, par contre, se trouve relié à un vaste réseau d’alliances dont on ne peut ici qu’énumérer les noms et qui font toute la richesse du discours de Bonnefoy lecteur de Baudelaire : la poésie, la ville (Baudelaire est un poète parisien alors que Musset est un poète français), la présence (que Baudelaire avait « le savoir » d’évoquer par les métaphores et au sujet de laquelle Bonnefoy s’est départi de l’impossibilité de la rendre par des mots), la vérité, la finitude (« je ne conçois guère…un type de Beauté où il n’y ait du Malheur », écrit Baudelaire dans Fusées), l’être (dont la clef est l’acceptation du hasard et le renoncement sacrificiel « à l’infini du possible »), l’amour (qui permet seul de « consentir au donné »), l’autre en qui le réel trouve son fondement…
Au-delà de la richesse de cet ouvrage, de son coté ardu né d’une rigueur dans la visée de l’improbable et de l’inaccessible, il faut le recevoir comme un appel à toute poésie future cherchant à reconnaître l’être en ce qu’il a de propre et à en instruire les lecteurs.

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