Thomas Römer: L’Invention
de Dieu, Seuil, 2014, 352pp.
Les œuvres qui s’interrogent sur la véracité historique des
livres saints de telle ou telle religion ressemblent à des romans policiers
dont le champ d’enquête est immense et dont les registres d’indices
appartiennent à des domaines variés
qui sont loin d’être toujours
accessibles aux lecteurs cultivés. Ainsi en est-il des langues anciennes ou
disparues et de leurs étymologies. L’ouvrage que Thomas Römer, titulaire de la
chaire « Milieux bibliques » au Collège de France, consacre à
l’invention du monothéisme[1],
plus précisément du monothéisme juif[2],
couvre plus d’un millénaire. Il va de la
fin du XIIIème siècle avant l’ère chrétienne à l’époque hellénistique et même
au-delà, à la période romaine : la révolte de Bar Khokba (132-135 Apr.
J.-C.) et la décision des Pharisiens au IIe siècle de répartir les textes
sacrés du judaïsme en un triptyque : La Torah (le Pentateuque), les
Nebiim (livres des prophètes), les Ketubim (Écrits). L’enquête recourt aux registres les plus
divers : les critiques historique, géographique, philologique et
exégétique comme les plus récentes découvertes de l’archéologie et de
l’épigraphie. Le résultat bouscule tout notre paysage intellectuel. Il est
cependant mené avec un tel soin que les plus hardies des conclusions ne
paraissent pas outrageusement scandaleuses. Il est bien évident que Römer
bénéficie d’une critique entamée dès le XIXème siècle (comme de découvertes
archéologiques récentes) et que chaque
point évoqué suscite, entre les exégètes,
d’innombrables litiges. Mais l’auteur de L’Invention de Dieu possède
indéniablement un don de la synthèse joint au contrôle et à l’articulation des
détails. Cela lui permet de retracer le chemin de plus d’un millénaire qui nous
fait passer d’un dieu guerrier du désert à un dieu unique et innommable.
YHWH est le tétragramme qui a servi de nom au dieu d’Israël.
On l’a écrit Yahvé alors que l’hébreu a un alphabet consonantique. Les bibles
françaises le traduisent souvent par « le Seigneur » ou
« l’Éternel ». Qu’il ait un nom implique qu’il est un dieu parmi
d’autres. Qu’il soit celui d’Israël[3],
une peuplade dont un dieu (El) figure déjà dans le nom, atteste qu’il lui est
venu de l’étranger. Que signifie Yhwh ? Les hypothèses divergent. Après
discussion et suite à de grands biblistes, Römer retient le sens de celui qui
souffle, qui amène le vent. Or cela peut être un dieu de l’orage et inclure des
aspects guerriers.
Quelle est son origine géographique ? Les attestations
les plus anciennes nous mènent en Palestine du Sud dans le territoire d’Édom et
de l’Araba. Des témoignages archéologiques, épigraphiques et iconographiques
font apparaître là des Shasou, semi-nomades, lors du passage de l’âge du bronze
récent à celui du fer. Le dieu tutélaire de l’un de leurs groupes s’appelait
Yhw. Est ainsi confirmée la tradition biblique selon laquelle Yhwh vient du
« Sud ». Il serait lié à une montagne et aurait un double aspect, un
dieu de la guerre et un dieu de l’orage, ce qui se comprend pour une population
habitant des terres arides et en perpétuel conflit avec d’autres groupes ou le
pouvoir égyptien.
Dans le chapitre 3 du livre de l’Exode, Moïse fait la
connaissance de Yhwh chez les Madianites dont il a épousé la fille du grand
prêtre, Çippora. Moïse est un nom d’origine égyptienne ; sa fuite d’Égypte
fait suite à l’assassinat d’un contrôleur du pharaon qu’il vient d’y perpétrer.
Les Madianites habitent la rive est du golfe d’Aqaba sur la voie qui mène
d’Édom en Égypte. Ce sont des nomades paysans qui ont réussi à domestiquer le
dromadaire. Connaissaient-ils la circoncision comme l’atteste le geste de
Çeppora[4]
défendant Moïse contre son Dieu ? Yhwh est-il pour eux une divinité
dangereuse dont il faut se protéger ? Le beau père apprenant tout ce que Yhwh
a fait pour Moïse et Israël, son peuple, lui dit : « Et maintenant je
sais que Yhwh est plus grand que tous les dieux. » De monothéisme, il
n’est pas encore question.
Au moins jusqu’au VIIIème siècle avant l’ère chrétienne,
Yhwh est encore un dieu tutélaire au Sud. Aucun nom de lieu yahwiste en Canaan
n’est attesté à l’époque. « L’arrivée de Yhwh dans le territoire d’Israël
s’est peut être faite grâce à la rencontre d’un groupe nomade vénérant ce dieu
avec une fédération des tribus du nom d’Israël. » Mais en dehors de la
Bible (Deutéronome, ch. 33), nous n’avons aucune confirmation de ce
point.
Nous ne pouvons ici nous appesantir sur une fresque dont
les détails et les démonstrations ponctuelles font la richesse. Mais il semble
que l’affirmation de Yhwh soit liée à l’établissement de la monarchie israélite
puisque la victoire de Saül contre les Philistins est due à l’appui de ce dieu
guerrier et que l’entrée de David dans Jérusalem fut accompagnée par l’arche où
« Yhwh des armées » était présent. Quant à Salomon, dont l’existence
n’est attestée par aucune source extérieure à la Bible, il ressort du Premier
livre des Rois qu’il restaure un temple déjà existant et où Yhwh n’est pas
le seul dieu honoré.
Dans la période des 2 royaumes d’Israël (au nord) et de
Juda (au sud avec Jérusalem pour capitale), le second ayant survécu au premier
et ayant écrit l’histoire à rebours de son point de vue, Yhwh est marqué au
Nord par des influences phéniciennes et araméennes (il est représenté en Baal
et en taureau), égyptiennes au Sud (dieu solaire). Mais il prend petit à petit
la tête du panthéon en éliminant les autres dieux. C’est avec les réformes du
roi de Juda Josias vers 620 av. J.-C. que Dieu devient un, c'est-à-dire
qu’il est vénéré exclusivement et qu’il n’est lié qu’à un seul sanctuaire, le
temple de Jérusalem. Il ne devient unique, transcendant, universel,
qu’avec la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587 : le roi, le
temple et le pays autonome ont vécu et les juifs sont dans la diaspora. La
« religion du livre »est établie.
Nous avons précédemment dit que l’étude de la véracité des
textes sacrés ressemble à une enquête policière. Nous pouvons maintenant
affirmer qu’elle en est aussi le contrepoint : la certitude quiète révèle
ses failles mais fait place aux hypothèses, aux probabilités, aux parallélismes
littéraires et théologiques, à « l’imagination »… L’invention de
Dieu postule ainsi l’invention
de cette invention !
[1] “ La Bible hébraïque ne connaît pas le
terme « monothéisme » ni son opposé « polythéisme ». Ce
dernier semble attesté pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, au
premier siècle de Notre ère, qui oppose le message biblique à la dóxa
poluthëia des Grecs. Quant au terme « monothéisme », il semble
être un néologisme du XVIIe siècle. » (p. 305)
[2] “ Le terme d’Hébreux apparaît dans
la Bible comme une désignation archaïsante des Israélites et des Judéens, puis
des juifs » (p. 21) Dans Exode et Samuel, les autres peuples
désignent les Israélites par ce mot. Les termes Juif et Judaïsme ne
peuvent être utilisés avant l’époque perse ou même hellénistique.
[3] Isra’El: Règne O El; Isma’El: Entends O El…
[4] Dans Exode 4,24-26, pour sauver Moïse
– qui obéit à son dieu et quitte Madian pour l’Egypte - de l’attaque énigmatique de ce même dieu, sa
femme madianite circoncit son fils et porte le sang sur le sexe de son époux.
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