Aristote : Œuvres. Ethiques,
Politique, Rhétorique, Poétique, Métaphysique. Sous la direction de Richard Bodéüs, traductions
nouvelles. La Pléiade, Gallimard, 1664pp, 2014.
Œuvres
complètes Sous la direction de Pierre
Pellegrin. Flammarion, 2 926 pp, 2014.
Pour des générations
entières, lire Aristote en français, c’était recourir aux livres d’une maison spécialisée (librairie
philosophique J. Vrin) et appartenir à une chapelle. La traduction annotée de
Jules Tricot faisait autorité et les dizaines d’ouvrages du philosophe qui
avait dominé la pensée arabe et latine du Moyen Age se retrouvaient, dans le
catalogue, entre ceux des grands médiévistes de l’époque et les thèses les plus
spécialisées. Le Stagirite comme on le surnomme (384-322 av. J. -C.) d’après la
petite ville de la Chalcidique dont il
est originaire vint à Athènes, une première fois pour être le plus brillant
disciple et assistant de Platon [1]à
l’Académie (364-348), une seconde pour fonder sa propre école au Lycée
(335-323). Entre les deux séjours, il s’était occupé de l’éducation d’Alexandre
de Macédoine. Quand au milieu du XXème siècle, sa pensée reconnut un nouvel
attrait dû surtout à son approche de l’être[2], à la prédominance affirmée de sa conception de
la nature[3] (opposée
à la surnature, l’art et l’histoire), et au renouvellement des sciences du
discours humain[4],
de nouvelles traductions commencèrent à paraître, mais on restait loin d’un
corpus semblable à celui d’un Platon disponible en « Pléiade » depuis
1950. En 2014, deux
événements éditoriaux, fruits d’efforts immenses, se produisent et changent la
donne. Le premier s’annonce comme des Œuvres
complètes, regroupe
les ouvrages parus dans la collection de poche GF et leur ajoute
d’autres ; ils sont tous enrichis de présentations et d’un appareil
critique savant sous la direction de Pierre Pellegrin. Le second, annoncé depuis
longtemps et qui a vu nombre de ses concepteurs et traducteurs disparaître, a
pour maître d’œuvre Richard Bodéüs. Sous le nom d’Œuvres, il réunit, dans des traductions nouvelles, les
pièces consacrées, sous des angles divers, aux affaires humaines ainsi que les livres
difficiles à classer de la Métaphysique. On n’y trouve ni l’Organon,
réputé contenir la Logique d’Aristote et servir d’instrument et d’introduction
à la science, ni les œuvres théorétiques consacrées à la nature (Physique,
De l’âme, La Génération des animaux…) Mais déjà nous avons 1200 pages de
texte suivies de 400 autres de notes doctes
et indispensables en petits caractères.
Il est peut être aisé de
mettre en perspective la différence philosophico-historique de Platon et
d’Aristote qui régentent, ensemble et l’un contre l’autre, la pensée de
l’Occident depuis plus de 25 siècles. Raphaël en a donné une représentation vivante
au centre de son Ecole d’Athènes : l’un pointe le doigt vers le
monde des Idées, l’autre attire l’attention sur celui d’ici bas où la forme
s’allie à la matière. Aristote venait d’un pays mitoyen et n’appartenait pas,
comme son maître, à l’aristocratie athénienne ; il a assisté à la
disparition de la Cité antique dans l’empire macédonien alors que l’autre s’évertua à décrire et à
refuser son déclin ; son intérêt pour la vie et ses manifestations venait
d’une famille de médecins qui prétendait descendre du dieu Esculape, quand
Platon faisait des mathématiques la condition même de l’accès à la sagesse.
Mais c’est la différence de transmission des deux legs qui explique le statut
éditorial dissemblable des deux œuvres. De Platon ne nous sont restées que les
œuvres exotériques écrites pour un large public et de grande qualité
littéraire, essentiellement des dialogues. D’Aristote ne sont parvenus, au
contraire, que les écrits ésotériques (destinés à l’enseignement et aux
seuls élèves) ou acroamatiques (c'est-à-dire de caractère
essentiellement oral). Ils ne sont pas rédigés par le maître mais dictés par
lui et souvent élaborés de façon collective. Or c’est l’«Aristote perdu», les œuvres de
jeunesse comme les dialogues élégants dont il ne nous reste que des fragments, qui,
dans l’Antiquité, était le plus connu, admiré, critiqué.
Le corpus qui nous sert principalement
aujourd’hui a été rassemblé et édité au
Ier siècle av. J.-C. par Andronicos de Rhodes qui le
classa suivant un ordre dont rien ne dit qu’il était celui voulu par Aristote
et qui reflète les courants et les préoccupations de l’époque. A l'issue de la
période hellénistique, le modèle stoïcien divisait la sagesse en Ethique, Physique et Logique. Il distinguait la science
méditative qui étudie ce qui possède en soi son principe d'être ou de mouvement
de la science exécutive dont les principes sont inhérents au sujet connaissant
et faisait de la logique l’introduction générale au tout. Les néoplatoniciens
rendaient la vie méditative supérieure à la vie pratique, ce qui peut être
corroboré par l’Ethique à Nicomaque et se reflète dans le plan
d’ensemble.
Les interventions d’Andronicos vont plus loin. Quand
Aristote traite, par exemple, d’un sujet qu’il désigne comme «philosophie
première» sans donner de nom à la «rubrique» générale, il juge que ceci doit
venir «après» (meta) la
Physique et le terme de métaphysique entre dans la postérité. Par
ailleurs, il ajoute à des ouvrages
traditionnellement disponibles d’autres « suspects, voire franchement
inauthentiques, rédigés par des épigones le plus souvent anonymes» comme
l’écrit Bodéüs dont l’introduction brosse une belle histoire du legs aristotélicien.
L’artifice et l’incertitude concernent les grands
ensembles et l’Organon qui était censé guider la pensée « a les
allures d’une fiction » tant les livres regroupés sont disparates. Ils habitent
également les détails d’un texte où pullulent avis opposés et
contradictions. Mais si nous n’avons pas
dans les éditions récentes « la garantie de toujours refléter exactement
les intentions d’Aristote lorsqu’il a conçu et rédigé les morceaux dont elles
se composent », nous ne pouvons que reconnaître qu’un énorme pas est
désormais franchi. Alain disait qu’on se fatigue d’être platonicien, c’est ce
que signifie Aristote[5]. Mais
rien n’a fatigué nos traducteurs et éditeurs et rien n’empêchera les renouveaux
de la philosophie à partir d’un Aristote mieux rétabli dans sa lettre.
[1] Platon le nommait “le lecteur” pour
cette qualité appréciée chez lui et peut être un peu ironiquement. Aristote resta
à l’Académie jusqu’à la mort de Platon.
[2] Pierre Aubenque: Le problem de l’être
chez Aristote, PUF, 1962.
[3] La Physique d’Aristote est « le
livre fondamental de la métaphysique occidentale ». (Heidegger)
[4] La
rhétorique, la poétique…
[5] « Il y a quelque chose
d'excessif et même de violent dans Platon, c'est une philosophie de mécontent,
entendez mécontent de soi. Il faudrait penser la pure idée, et l'on ne peut ;
savoir qu'on ne peut et savoir qu'il le faut, telle est l'instable position,
d'où un risque de redescendre ; et redescendre ce n'est pas renoncer aux
récompenses et à la gloire, bien au contraire. Ainsi, même dans les sciences,
nous sommes tentés et menacés. La vie morale exige encore plus ; car, quoi que
nous fassions, le lion sera toujours lion et l'hydre toujours hydre. (…)Le vrai
parti est monastique, sans paradis et
sans Dieu. Cette sévère doctrine ne ment pas et ne promet rien. Il y règne
pourtant une lumière de bonheur, mais qu'il faut nourrir de soi. On se fatigue
d'être Platonicien, et c'est ce que signifie Aristote. » Alain, Idées, Introduction
à la philosophie.
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