Saturday, 6 December 2014

2 NOUVELLES ÉDITIONS D'ARISTOTE






Aristote : Œuvres. Ethiques, Politique, Rhétorique, Poétique, Métaphysique. Sous la direction de Richard Bodéüs, traductions nouvelles. La Pléiade, Gallimard, 1664pp, 2014.
Œuvres complètes Sous la direction de Pierre Pellegrin. Flammarion, 2 926 pp, 2014.
            Pour des générations entières, lire Aristote en français, c’était recourir aux  livres d’une maison spécialisée (librairie philosophique J. Vrin) et appartenir à une chapelle. La traduction annotée de Jules Tricot faisait autorité et les dizaines d’ouvrages du philosophe qui avait dominé la pensée arabe et latine du Moyen Age se retrouvaient, dans le catalogue, entre ceux des grands médiévistes de l’époque et les thèses les plus spécialisées. Le Stagirite comme on le surnomme (384-322 av. J. -C.) d’après la petite ville de la Chalcidique  dont il est originaire vint à Athènes, une première fois pour être le plus brillant disciple et assistant de Platon [1]à l’Académie (364-348), une seconde pour fonder sa propre école au Lycée (335-323). Entre les deux séjours, il s’était occupé de l’éducation d’Alexandre de Macédoine. Quand au milieu du XXème siècle, sa pensée reconnut un nouvel attrait dû surtout à son approche de l’être[2],  à la prédominance affirmée de sa conception de la nature[3] (opposée à la surnature, l’art et l’histoire), et au renouvellement des sciences du discours humain[4], de nouvelles traductions commencèrent à paraître, mais on restait loin d’un corpus semblable à celui d’un Platon disponible en « Pléiade » depuis 1950. En 2014, deux événements éditoriaux, fruits d’efforts immenses, se produisent et changent la donne. Le premier s’annonce comme des Œuvres complètes, regroupe les ouvrages parus dans la collection de poche GF et leur ajoute d’autres ; ils sont tous enrichis de présentations et d’un appareil critique savant sous la direction de Pierre Pellegrin. Le second, annoncé depuis longtemps et qui a vu nombre de ses concepteurs et traducteurs disparaître, a pour maître d’œuvre Richard Bodéüs. Sous le nom d’Œuvres, il réunit, dans des traductions nouvelles, les pièces consacrées, sous des angles divers, aux affaires humaines ainsi que les livres difficiles à classer de la Métaphysique. On n’y trouve ni l’Organon, réputé contenir la Logique d’Aristote et servir d’instrument et d’introduction à la science, ni les œuvres théorétiques consacrées à la nature (Physique, De l’âme, La Génération des animaux…) Mais déjà nous avons 1200 pages de texte suivies de 400 autres  de notes doctes et indispensables en petits caractères.
          Il est peut être aisé de mettre en perspective la différence philosophico-historique de Platon et d’Aristote qui régentent, ensemble et l’un contre l’autre, la pensée de l’Occident depuis plus de 25 siècles. Raphaël en a donné une représentation vivante au centre de son Ecole d’Athènes : l’un pointe le doigt vers le monde des Idées, l’autre attire l’attention sur celui d’ici bas où la forme s’allie à la matière. Aristote venait d’un pays mitoyen et n’appartenait pas, comme son maître, à l’aristocratie athénienne ; il a assisté à la disparition de la Cité antique dans l’empire macédonien  alors que l’autre s’évertua à décrire et à refuser son déclin ; son intérêt pour la vie et ses manifestations venait d’une famille de médecins qui prétendait descendre du dieu Esculape, quand Platon faisait des mathématiques la condition même de l’accès à la sagesse. Mais c’est la différence de transmission des deux legs qui explique le statut éditorial dissemblable des deux œuvres. De Platon ne nous sont restées que les œuvres exotériques écrites pour un large public et de grande qualité littéraire, essentiellement des dialogues. D’Aristote ne sont parvenus, au contraire, que les écrits ésotériques (destinés à l’enseignement et aux seuls élèves) ou acroamatiques (c'est-à-dire de caractère essentiellement oral). Ils ne sont pas rédigés par le maître mais dictés par lui et souvent élaborés de façon collective.  Or c’est l’«Aristote perdu», les œuvres de jeunesse comme les dialogues élégants dont il ne nous reste que des fragments, qui, dans l’Antiquité, était le plus connu, admiré, critiqué.
Le corpus qui nous sert principalement aujourd’hui  a été rassemblé et édité au Ier siècle av. J.-C. par Andronicos de Rhodes qui le classa suivant un ordre dont rien ne dit qu’il était celui voulu par Aristote et qui reflète les courants et les préoccupations de l’époque. A l'issue de la période hellénistique, le modèle stoïcien divisait la sagesse en Ethique, Physique et Logique. Il distinguait la science méditative qui étudie ce qui possède en soi son principe d'être ou de mouvement de la science exécutive dont les principes sont inhérents au sujet connaissant et faisait de la logique l’introduction générale au tout. Les néoplatoniciens rendaient la vie méditative supérieure à la vie pratique, ce qui peut être corroboré par l’Ethique à Nicomaque et se reflète dans le plan d’ensemble.    
Les interventions d’Andronicos vont plus loin. Quand Aristote traite, par exemple, d’un sujet qu’il désigne comme «philosophie première» sans donner de nom à la «rubrique» générale, il juge que ceci doit venir «après» (meta) la Physique et le terme de métaphysique entre dans la postérité. Par ailleurs, il ajoute à des ouvrages traditionnellement disponibles d’autres « suspects, voire franchement inauthentiques, rédigés par des épigones le plus souvent anonymes» comme l’écrit Bodéüs dont l’introduction brosse une belle histoire du legs aristotélicien.
L’artifice et l’incertitude concernent les grands ensembles et l’Organon qui était censé guider la pensée « a les allures d’une fiction » tant les livres regroupés sont disparates. Ils habitent également les détails d’un texte où pullulent avis opposés et contradictions.  Mais si nous n’avons pas dans les éditions récentes « la garantie de toujours refléter exactement les intentions d’Aristote lorsqu’il a conçu et rédigé les morceaux dont elles se composent », nous ne pouvons que reconnaître qu’un énorme pas est désormais franchi. Alain disait qu’on se fatigue d’être platonicien, c’est ce que signifie Aristote[5]. Mais rien n’a fatigué nos traducteurs et éditeurs et rien n’empêchera les renouveaux de la philosophie à partir d’un Aristote mieux rétabli dans sa lettre.   



[1] Platon le nommait “le lecteur” pour cette qualité appréciée chez lui et peut être un peu ironiquement. Aristote resta à l’Académie jusqu’à la mort de Platon.
[2] Pierre Aubenque: Le problem de l’être chez Aristote, PUF, 1962.
[3] La Physique d’Aristote est « le livre fondamental de la métaphysique occidentale ». (Heidegger) 
[4] La rhétorique, la poétique…
[5] « Il y a quelque chose d'excessif et même de violent dans Platon, c'est une philosophie de mécontent, entendez mécontent de soi. Il faudrait penser la pure idée, et l'on ne peut ; savoir qu'on ne peut et savoir qu'il le faut, telle est l'instable position, d'où un risque de redescendre ; et redescendre ce n'est pas renoncer aux récompenses et à la gloire, bien au contraire. Ainsi, même dans les sciences, nous sommes tentés et menacés. La vie morale exige encore plus ; car, quoi que nous fassions, le lion sera toujours lion et l'hydre toujours hydre. (…)Le vrai parti est monastique, sans  paradis et sans Dieu. Cette sévère doctrine ne ment pas et ne promet rien. Il y règne pourtant une lumière de bonheur, mais qu'il faut nourrir de soi. On se fatigue d'être Platonicien, et c'est ce que signifie Aristote. » Alain, Idées, Introduction à la philosophie.

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