La
disparition de Fouad Boutros, presque centenaire (1917-2016) le 4 janvier a
montré, à travers les hommages brillants et les regrets sincères et unanimes,
l’ample place qu’il a occupée dans la vie politique libanaise au long de plus
de 5 décennies, tantôt sur le devant de la scène, tantôt par son opinion
pointue, alertée et alarmante, parfois dans l’exercice du pouvoir, souvent dans
des traversées du désert et des missions médiatrices. L’homme ne fut jamais un
nostalgique ; ses combats furent constamment durs, et il a toujours
affirmé que les générations se renouvellent et qu’aucune ne détient le monopole
des vertus ou des manques[1].
Mais au milieu de crises renouvelées et d’une classe dirigeante libanaise en
faillite continuelle, le sentiment d’une hauteur de vue et d’action en voie
d’effacement se fait sentir.
Passé par la magistrature (1942-1947) puis à la tête d’une étude
d’avocat renommée, Boutros, remarqué précédemment par Fouad Chéhab pour son
légalisme courageux, devient ministre de l’éducation nationale et du plan en
1959 sous le mandat présidentiel de ce dernier (1958-1964). Comme il
n’appartient pas à la classe politique dont le nouveau maître se méfie, son
intégrité, sa fermeté et son intelligence le mettent au premier rang de la
nouvelle équipe, celle qui cherche à affermir l’Etat au dessus des notabilités
et souvent contre elles, à asseoir l’administration sur des bases modernes et
rationnelles, à donner au pacte national une dimension sociale qui vise à
intégrer toutes les classes, communautés et régions ; tout cela dans le
cadre d’une politique étrangère qui tente de ménager sa neutralité entre le nassérisme
et l’Occident tout en sauvegardant les principes de l’unité et de la
souveraineté du pays. Elu représentant de Beyrouth et animateur du Front
Parlementaire Indépendant qui regroupe 10 à 12 députés entre 1961-1968, il
est ministre de la justice de 1961 à 1964, époque difficile puisqu’elle
accompagne les suites d’un putsch raté, les arrestations et les procès ;
les réformes ayant toutes un aspect juridique, il est associé à la plupart des
réunions et ses avis écoutés et appréciés le rapprochent beaucoup du Prince.
Celui-ci, en affinité avec lui et admiratif de sa rectitude, lui demanda
plaisamment la veille même de son décès de cesser de
« tenir l’échelle en largueur et de la porter en longueur »[2]
pour mieux traverser les aléas de l’existence.
Fouad Boutros est de ceux qui ont appuyé Charles Hélou
« esprit subtil aux facettes multiples, tempérament à la fois souple et
résilient »[3]
pour la présidence de ce qu’il appelle dans ses Mémoires[4]
« le second mandat chéhabiste ». Il y est ministre et assiste à
la montée du Hilf tripartite maronite où il voit quelques uns des germes
de la guerre qui se déclare au Liban en 1975, suite à la défaite arabe de 1967
et à l’accord du Caire passé avec les organisations armées palestiniennes
(novembre 1969). De cette période riche, retenons un combat et un texte. La
mission à l’ONU pour faire condamner
Israël suite à son attaque contre l’aéroport de Beyrouth (résolution 262,
31/12/1968)[5] ;
son sens du plaidoyer et sa formation juridique donnent un avant goût de ses capacités de diplomate.
La « proclamation »[6]
courte et concise qu’il rédige pour le renoncement de Chéhab à la candidature
présidentielle en 1970, un des documents les plus pointus et les plus sévères
sur l’arène politique libanaise, notables et peuple confondus, conjoint avec un
programme d’une haute teneur ; conclusion : « le pays n’est pas
encore prêt à admettre ces solutions de fond que je ne saurais d’ailleurs
envisager que dans le respect de la légalité et des libertés fondamentales… »
Le rôle politique de Fouad Boutros durant le mandat
présidentiel de son ami et collègue chéhabiste Elias Sarkis (1976-1982) est si
capital qu’il est difficile de séparer leurs positions. Il est inconcevable
sans la confiance absolue du président en son ministre, confiance en sa
fidélité comme en son « intuition »[7],
communauté de vues «dans une politique ouverte, raisonnable et intelligente
pour le Liban en tant qu’unité »[8].
La « réserve » de Sarkis, sa « quasi timidité »[9]
devant la presse trouve dans la propension de Boutros à prendre des initiatives
et à les argumenter un complément indispensable.
De Gaulle a défini les 3 leviers de la politique
étrangère : « la diplomatie qui
l'exprime, l'armée qui la soutient, la police qui la couvre. »[10]
D’emblée, Boutros se voit chargé des ministères des affaires étrangères et de
la défense nationale. Mais dans un contexte toujours plus difficile où les
parties, peut être devons-nous dire les belligérants, internes et extérieures,
amies et ennemies, cherchent à accaparer l’Etat libanais, à l’abolir ou le
neutraliser, avec les moyens armés propices à le bafouer sur le terrain. Le
renversement d’alliances dû à la visite de Sadate à Jérusalem (novembre 1977),
2 invasions israéliennes (1978, 1982), maint événement intérieur couvrent la
scène de malheurs et de sang. Sans conseillers[11],
avec des aides et des amis, Fouad Boutros déploie, au milieu des critiques[12]
et des menaces (2 attentats finissent par lui faire abandonner le ministère de
la défense en janvier 1978) un aplomb, une énergie, une imagination, une
perspicacité féconds pour garder entiers les droits d’un Etat souverain, un
Etat au dessus des parties composantes, mais veillant à leurs intérêts propres
comme à leur unité et à l’intérêt commun. Ses initiatives, rapides et lucides,
cherchent à discerner un point d’équilibre et une position médiane qui ne
peuvent satisfaire tous les adversaires.
Un des
aboutissements de cette politique est la résolution 425 du conseil de sécurité
de l’ONU (19/3/1978). Elle associe le retrait d’Israël au déploiement de
l’armée et de la FINUL à la frontière[13]
et sépare la question libanaise du problème des territoires arabes occupés en
1967. Elle sert encore de pilier à la politique étrangère et doit le jour à une
collaboration[14]. Boutros écrit : « Certains se
sont interrogés, à l’époque, sur le secret de la coordination réussie entre le
ministère des affaires étrangères, avec Fouad Boutros à sa tête, et la
délégation à l’ONU, avec Ghassan Tuéni à sa tête, alors que ne s’étaient pas
encore dissipées les marques de l’adversité politique née entre eux dans les
années soixante. La nature des dangers cernant le pays et le poids de la
mission qui nous incombait nous ont naturellement poussés à nous élever au
dessus de toute autre considération, ce qui nous a permis, à travers dépêches[15] et
contacts permanents, à nous accoutumer l’un à l’autre dans nos humeurs et
pensées et à nous rapprocher dans un parcours qui n’excluait pas parfois les
embûches, vu la différence des tempéraments, mais que nous avons facilement
surmontées prenant conscience, grâce à l’expérience, de la complémentarité
comme forme de l’harmonie. »[16] Pour sa part,
Ghassan Tuéni me confiait un jour : « Chaque fois que les Américains, ou plus
généralement les occidentaux, prenaient une initiative de paix au Liban, je
cherchais à lui donner suite et à la traduire dans les faits. Fouad Boutros me
disait : ne t'emballe pas, ils prennent position, ne font rien, reculent et c'est nous seuls qui avons droit à une
raclée ». Il poursuivait: « toutes les fois, c'est lui qui avait
raison! »
A l’époque où circulait dans les coulisses du pouvoir libanais l’échange
suivant, plus ou moins imaginaire : « -Pourquoi on ne demande
pas aux Syriens ce qu’ils veulent au Liban ? – Et si les Syriens nous le
disaient, que ferions-nous ? », Fouad Boutros dut affronter des
dizaines de fois Hafez al Assad et ses ministres, décrypter les messages qu’ils
ne clarifiaient pas[17],
trouver les solutions satisfaisantes, rester ferme sur les principes et ne
jamais perdre sa crédibilité d’interlocuteur.
Après 1982, il ne cesse de
s’intéresser à la chose publique éclairant de ses avis critiques les
gouvernants comme les opposants, toujours ferme sur les principes du Bien
commun et avec ce don d’analyser les situations et d’alarmer sur les périls
inhérents et rampants. Commandeur solitaire,
influent sur l’opinion publique, dédaigneux des postes et de l’intérêt
personnel, ce qu’on appela son pessimisme n’était que la mauvaise conscience
qu’il incorpora chez les divers détenteurs du pouvoir. Ses articles de la
période 1992-2005[18] font
preuve de ce « courage de la vérité »[19]
indispensable à toute démocratie. Fouad Boutros ne renonce pas toutefois à
l’action; il soutient ses candidats à la magistrature suprême lors des
échéances. Sa stature reconnue en fait un recours inévitable toutes les fois
qu’un consensus ou une loi sont à l’ordre du jour. Il répond à l’appel mais
certaines de ses contributions prêtent le flanc à la critique[20].
Jusqu’au bout, pas très robuste sur ses jambes, il refuse la fatalité et le
désespoir.
Un chéhabiste ? un homme politique intègre et lucide ? un grand
diplomate[21] ?
un commis de l’Etat ? un homme d’Etat ? un beyrouthin grec orthodoxe
urbain et rassembleur ? un analyste politique à l’expression élégante en
arabe et en français[22] ?
Fouad Boutros fut, au-delà, un homme d’envergure répondant immanquablement à
l’appel de la République et du Liban.
Une version allégée de cet article paraît dans L'Orient littéraire du jeudi 4 février 2016.
[1] FB in Ghassan Charbel: Lubnân Dafâtir alru’assâ’,
Ryad al Rayess, 2014, p. 64.
[2]
Fouad Boutros: Préface à Nicolas Nâssîf: Jumhûryatt Fû’âd Chihâb, Dar
annahar, 2008, p.14.
[3] Fouad Boutros: Écrits politiques,
Dar annahar, 1997, p. 179.
[4] Publiées d’abord en arabe, Dar
annahar, 2009, et traduites ensuite en français par Jana Tamer aux éditions L'Orient Le Jour, Al Muzakkirâtt (Mémoires) édités par Antoine Saad sont une
source inépuisable sur tous les points rapportés et ce jusqu’en 1982.
[5] Roger Geahchan : Le jour où
Fouad Boutros a fait condamner Israël…in L’Orient-Le Jour,
5/1/2016.
[6] Un fac-similé de la « proclamation »
(appelée par FB in EP, p. 33 « Manifeste ») in Nassif, op.
cité, pp 564-565. Le texte, d’une page et demie, pourrait tout entier être
cité.
[7] “intuition politique” Fouad Boutros, Mûzakkirâtt,
p. 278. Tous les 2 ont commencé leur vie comme magistrats, Sarkis à la cour des
comptes.
[8] In
Charbel, op. cite, p.118.
[9] In
G. Charbei, op. cité, p. 51-52. Le
trait du « repliement sur soi », il le partageait avec Fouad Chéhab.
[11] Ibidem, p. 159 : « Je
n’avais pas de conseillers permanents au sens propre. »
[12] Cf. Salim Hoss : Zaman al’amal
wal Khaiba, Tajârib al hukm ma bayna 1976 wa 1980, Dar al’ilm lil malayin,
1992. Hoss défend plutôt ses « convictions », qu’il cherche à dégager
des pressions qu’il a pu subir de son milieu, que sa politique.
[13] Des pressions palestiniennes et arabes
essayaient de dissocier le retrait d’Israël du déploiement des forces de l’ONU
à la frontière internationale. Al Muzakkirâtt, p. 280 et suivantes.
[14] Sur les détails quotidiens de cette
collaboration, cf. les ouvrages cités dans la note suivante (15).
[15] J’ai édité 2 volumes de ces dépêches sous
le titre général Min mahfûzâtt Ghassan Tuéni : Al Qarâr 425, Al
muqaddimât, al khalfiyyât, al waqâ’i’, al’ab’âd (1996) et 1982 ‘âm
al’ijtiyâh, Lubnân wal Quds wal Jûlân fî majliss al’amn, Al qarâr 508 wal Qarâr
520 (1998). C’est à l’occasion de la publication du 2ème volume
que j’ai eu de longues discussions avec Fouad Boutros à son étude à Hazmieh.
J’en eus d’autres à l’occasion de la parution des Mémoires en 2008 à son
domicile à Achrafieh, mais elles concernèrent surtout la forme.
[16]
In Fouad Boutros: Kitabâtt fil siyâsa, Dar annahar, p. 1997, p.277. Traduction personnelle.
[17] Assad « se maîtrise au plus
haut point, vous pouvez converser avec lui 2 ou 3 heures et ne savoir ce qu’il
pense que dans les 5 dernières minutes. Et s’il le veut, il peut ne vous
laisser jamais savoir ce qu’il pense, sans le moins se contraindre ». in
Charbel, op. cité, p.126.
[18] Parus dans An Nahar et L’Orient-Le
jour et repris, avec les conférences, les discours et des articles anciens
dans les 2 ouvrages français et arabes en 1997.
[19] Michel Foucault: Le Courage de la
vérité, cours au Collège de France, 1984, Seuil-Gallimard, 2009. Foucault
dégage ce concept de Thucydide essentiellement et de l’ère de Périclès.
[20] Furent principalement discutées et
critiquées sa présence à l’accord tripartite de Damas en 1985 et sa rencontre
avec le président Bachar ai Assad en novembre 2000. Par contre, sa présidence
de la commission chargée de proposer une loi électorale en 2005-2006 fut très
appréciée. En furent choisis membres les personnes les plus aptes à discuter la
question.
[21] S’il est légitime de citer Fouad
Boutros dans la lignée de grands ministres des affaires étrangères au Liban
tels que Sélim et Philippe Takla ou Hamid Frangieh, il ne faut pas y inclure
Charles Malek, remarquable comme participant à la rédaction universelle des
droits de l’homme de l’ONU (Paris, 1948), mais néfaste dans sa politique
étrangère trop alignée sur l’Occident sous le mandat Camille Chamoun
(1952-1958).
[22] Lecteur de Valéry souvent cité dans sa première conférence, Boutros admirait
Georges Naccache pour sa maîtrise de l’expression et le rang où il mettait la
langue française comme « le véhicule le plus adéquat, le plus malléable de
toutes les analyses, et de toutes les polémiques » Écrits politiques,
p. 27.
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