Carole Bouquet et Lambert Wilson dans une interprétation de Bérénice |
Nathalie Azoulai: Titus
n’aimait pas Bérénice, roman, P.O.L., 2015, 320 pp.
La séparation et
l’amour sont au cœur de la condition humaine
Un an après sa parution et l’attribution du prix Médicis
(2015), le roman de Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice, garde
entier son attrait. Il le doit à l’originalité de son parti pris, narrer un
chagrin d’amour contemporain par le recours à la tragédie de Racine, intégrer
la pièce dans la destinée du dramaturge, saisir l’occasion pour raconter
lestement une vie déchirée, ambitieuse, glorieuse. Il le doit aussi à son style
attrayant, ayant retenu les leçons de son sujet, ne cessant de lui coller, de
rester juste tout en étant imagé et savoureux… Les sensations gustatives, du
miel particulièrement, y tiennent une place éminente.
Du chagrin d’amour de la narratrice, il est question dans
les premières et dernières pages et dans un chapitre inséré au milieu, ou
presque, de l’ouvrage. Titus quitte Bérénice pour ne pas quitter Roma, son
épouse légitime, la mère de ses enfants. Depuis longtemps il a cessé de l’aimer,
mais il reconnaît son courage et sa compréhension et ne veut pas tout détruire.
Malgré lui, malgré elle : ces mots de Suétone avaient inspiré la
tragédie de Racine. Celui-ci en a tiré des vers uniques qui ont su modeler le
malheur des amoureuses de France, non sans un risque de pose érudite. De
l’anecdote actuelle à l’œuvre classique, ce qui prévaut encore et toujours,
c’est la séparation. « Vous êtes au cœur de la condition humaine, ses
désirs, sa solitude » sans le besoin d’une goutte de sang. Qui pourrait
mieux la décrire, la comprendre, l’expliquer que cet auteur tragique
« acharné » « contre la réciprocité » dans la construction
de ses personnages (chacun aime celui dont il n’est pas aimé) et dont la vie
entière est une suite de séparations ?
Tout au long du roman, l’auteure le prénomme Jean ;
ses amis sont François ou Nicolas
(Boileau), son amante Marie (La Champmeslé), sa femme Catherine, mais ses
professeurs Hamon, Lancelot, Le Maître…C’est de bonne politique pour le dégager
d’une histoire littéraire solennelle, pour rendre proche le personnage sans pompe
ni familiarité, pour le montrer sans prétention excessive de l’intérieur et de
l’extérieur. Cela aide Azoulai à faire une biographie vivante et libre, à
choisir ce qui l’intéresse et enrichit son propos, ce qui dramatise le récit et
approfondit les analyses. Dans sa prose, dans son roman, on ne peut s’empêcher
de voir retenues les leçons de l’auteur d’Andromaque et c’est ce qui
captive et apaise dans la lecture de l’ouvrage.
Jean perd sa mère à deux ans et son père peu après. Il est
proche de sa jeune tante qui devient moniale à l’abbaye de Port-Royal des
Champs et qu’il suit à l’âge de dix ans. En peu de lignes, l’humidité,
l’insalubrité, la solitude du vallon, à
20 kilomètres du futur Versailles, sont décrites. Puis ce sont les
apprentissages qui se succèdent : la connaissance de la nature, du corps et
sang humains, des textes latins et grecs dans une atmosphère austère et
rigoureuse. Les passages (plutôt des scènes animées) les plus délectables sont
consacrés à l’apprentissage de la musique des mots, de la poésie, du français
dans sa différence avec les « langues mortes » bien plus concises.
C’est dans les traductions de Virgile surtout que le génie de Jean se dévoile,
voulant faire aussi dense, aussi compact que le poète latin, jouant avec la
syntaxe, maniant l’ellipse, apprenant à porter l’implacable logique dans les
vers mêmes. Puis l’abbaye devient un carcan étroit : « mes maîtres
m’enseignent ce qu’ensuite ils m’interdisent. » Sa tante lui demande :
« Vous avez choisi la poésie contre Dieu ? »
La vie parisienne et surtout les faveurs et l’attention du
roi, deviennent sa principale préoccupation. Son arme principale pour les
conquérir est la tragédie. Or elle ne se donne jamais plus de 20 fois et trois
théâtres se partagent le monopole. La place est occupée par les 2 frères
Corneille et le dépassement de Pierre devient son obsession. Bérénice en
un sens le lui permet.
Nous n’irons pas plus loin dans la relation de cette vie
faite de succès et déconvenues théâtraux et d’un retour à Port-Royal causant la
colère du roi dont Jean est devenu l’historiographe. Azoulai trouve les mots appropriés
pour parler de l’alexandrin, du rapport de la tragédie et de l’amour, de la
syntaxe singulière de Racine. Elle pose en plus d’un endroit la question du
génie féminin de Jean. Surtout elle réussit une architecture du roman faite de
symétrie et de dissymétrie pour clore par le rangement simultané des livres et
la fin du chagrin d’amour.
« Instruire et plaire » : si le
dessein est tel, il est accompli.
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