Tuesday, 1 November 2016

DU ROMAN COMME TRAGÉDIE DE LA SÉPARATION





Carole Bouquet et Lambert Wilson dans une interprétation de Bérénice 
Nathalie Azoulai: Titus n’aimait pas Bérénice, roman, P.O.L., 2015, 320 pp.

La séparation et l’amour sont au cœur de la condition humaine

          Un an après sa parution et l’attribution du prix Médicis (2015), le roman de Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice, garde entier son attrait. Il le doit à l’originalité de son parti pris, narrer un chagrin d’amour contemporain par le recours à la tragédie de Racine, intégrer la pièce dans la destinée du dramaturge, saisir l’occasion pour raconter lestement une vie déchirée, ambitieuse, glorieuse. Il le doit aussi à son style attrayant, ayant retenu les leçons de son sujet, ne cessant de lui coller, de rester juste tout en étant imagé et savoureux… Les sensations gustatives, du miel particulièrement, y tiennent une place éminente.
          Du chagrin d’amour de la narratrice, il est question dans les premières et dernières pages et dans un chapitre inséré au milieu, ou presque, de l’ouvrage. Titus quitte Bérénice pour ne pas quitter Roma, son épouse légitime, la mère de ses enfants. Depuis longtemps il a cessé de l’aimer, mais il reconnaît son courage et sa compréhension et ne veut pas tout détruire. Malgré lui, malgré elle : ces mots de Suétone avaient inspiré la tragédie de Racine. Celui-ci en a tiré des vers uniques qui ont su modeler le malheur des amoureuses de France, non sans un risque de pose érudite. De l’anecdote actuelle à l’œuvre classique, ce qui prévaut encore et toujours, c’est la séparation. « Vous êtes au cœur de la condition humaine, ses désirs, sa solitude » sans le besoin d’une goutte de sang. Qui pourrait mieux la décrire, la comprendre, l’expliquer que cet auteur tragique « acharné » « contre la réciprocité » dans la construction de ses personnages (chacun aime celui dont il n’est pas aimé) et dont la vie entière est une suite de séparations ?
          Tout au long du roman, l’auteure le prénomme Jean ; ses amis sont  François ou Nicolas (Boileau), son amante Marie (La Champmeslé), sa femme Catherine, mais ses professeurs Hamon, Lancelot, Le Maître…C’est de bonne politique pour le dégager d’une histoire littéraire solennelle, pour rendre proche le personnage sans pompe ni familiarité, pour le montrer sans prétention excessive de l’intérieur et de l’extérieur. Cela aide Azoulai à faire une biographie vivante et libre, à choisir ce qui l’intéresse et enrichit son propos, ce qui dramatise le récit et approfondit les analyses. Dans sa prose, dans son roman, on ne peut s’empêcher de voir retenues les leçons de l’auteur d’Andromaque et c’est ce qui captive et apaise dans la lecture de l’ouvrage.
          Jean perd sa mère à deux ans et son père peu après. Il est proche de sa jeune tante qui devient moniale à l’abbaye de Port-Royal des Champs et qu’il suit à l’âge de dix ans. En peu de lignes, l’humidité, l’insalubrité, la solitude  du vallon, à 20 kilomètres du futur Versailles, sont décrites. Puis ce sont les apprentissages qui se succèdent : la connaissance de la nature, du corps et sang humains, des textes latins et grecs dans une atmosphère austère et rigoureuse. Les passages (plutôt des scènes animées) les plus délectables sont consacrés à l’apprentissage de la musique des mots, de la poésie, du français dans sa différence avec les « langues mortes » bien plus concises. C’est dans les traductions de Virgile surtout que le génie de Jean se dévoile, voulant faire aussi dense, aussi compact que le poète latin, jouant avec la syntaxe, maniant l’ellipse, apprenant à porter l’implacable logique dans les vers mêmes. Puis l’abbaye devient un carcan étroit : « mes maîtres m’enseignent ce qu’ensuite ils m’interdisent. » Sa tante lui demande : « Vous avez choisi la poésie contre Dieu ? »
          La vie parisienne et surtout les faveurs et l’attention du roi, deviennent sa principale préoccupation. Son arme principale pour les conquérir est la tragédie. Or elle ne se donne jamais plus de 20 fois et trois théâtres se partagent le monopole. La place est occupée par les 2 frères Corneille et le dépassement de Pierre devient son obsession. Bérénice en un sens le lui permet.
          Nous n’irons pas plus loin dans la relation de cette vie faite de succès et déconvenues théâtraux et d’un retour à Port-Royal causant la colère du roi dont Jean est devenu l’historiographe. Azoulai trouve les mots appropriés pour parler de l’alexandrin, du rapport de la tragédie et de l’amour, de la syntaxe singulière de Racine. Elle pose en plus d’un endroit la question du génie féminin de Jean. Surtout elle réussit une architecture du roman faite de symétrie et de dissymétrie pour clore par le rangement simultané des livres et la fin du chagrin d’amour.

 « Instruire et plaire » : si le dessein est tel, il est accompli.   

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