Claudio Magris: Classé
sans suite, roman, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle
Pastureau, Gallimard -L’Arpenteur, 2017, 480pp.
Plus que le sujet, l’intrigue, les lieux, l’époque, plus
que la narration ou les narrations, c’est l’impétuosité de la parole qui vous
emporte dans ce roman. Elle charrie tout sur son passage, sorte de poème
ou d’épopée accueillant une histoire qui se déplace, se multiplie, déborde, s’expatrie ; une vision du monde
se déploie tout en ne cessant de se remettre en question. Elle s’emploie à méditer
sur la guerre, le crime, le mal, l’holocauste, la mort (l’« inverseur »
de la vie), l’Histoire («une croûte de sang»,), la chair (« chair qu’on
mange, chair qu’on palpe, chair à canon. On n’économise pas la chair aux
festins de la mort »), l’humanité,
la mémoire, l’oubli, l’amour, la haine…Ces spéculations, outre un air de
famille commun, ne vont pas sans des interrogations continuelles sur le
sens et la portée de la forme romanesque, du texte littéraire, du discours
humain…Cela donne une idée de l’ampleur de cet ouvrage totalisant.
Claudio
Magris est un écrivain italien reconnu parmi les plus grands de notre époque.
Journaliste, critique, maîtrisant plusieurs langues, il représente cette Mitteleuropa dont il a
contribué à mettre à jour l’identité littéraire tout en montrant son travail corrosif
sur l’idée même d’identité (Kafka, Musil, Svevo…). Il est surtout connu pour Danube (1986), chef
d’œuvre inclassable qui tient du roman et de l’essai, de la fiction et de
l’analyse ; il y parcourt le fleuve de
sa source allemande (en Forêt Noire) à son delta en mer Noire (Roumanie) s’intéressant moins à la
matérialité géographique qu’aux mythes, sites et événements historiques, évoquant les figures culturelles avec lesquelles
il se trouve en affinité et des êtres simples. Au bout de l’itinéraire, l’œuvre est
une enquête sur le moi de l’auteur, un miroir de son existence.
Magris est né en 1939 à Trieste, « ville
autrefois très fidèle aux Habsbourg et en même temps très italienne ». Son
« identité de frontière » vient de ce qu’elle est au carrefour de 3 langues,
de 3 cultures, de 3 populations, car il ne faut pas omettre l’effervescence
slave proche et ardente (Slovénie, Serbie et Croatie). Dans Classé sans suite, ouvrage qui a exigé 6 ans de
recherches et d’écriture, Trieste n’est pas seulement présente par son paysage,
son « ardeur de midi » dont la « splendeur aveugle »: « Entre
cette mer et ce ciel il était difficile, impossible de mesurer le temps ;
tout n’était qu’un seul jour, une heure d’été ». Elle est le théâtre et l’enjeu de l’action focale,
voire son acteur primordial.
Du
passé récent de la ville, un fait est au cœur de l’intrigue, avantageusement oublié
ou semblant l’être.
L’ancienne Rizerie de San Sabba, première usine de
décorticage du riz, construite au sud ouest de la cité à la fin du
XIXe siècle, devient, entre 1943 et 1945, l’unique camp de détention nazi de
toute l’Italie. Des juifs, des antifascistes, des partisans italiens et
yougoslaves et d’autres opposants politiques sont retenus dans cet « édifice
noirâtre et rougeâtre », avant d’être déportés vers des camps de
concentration en Pologne (près de 25000), ou massacrés, puis incinérés, sur
place, dans un four crématoire aménagé à cet effet (quelques 5000). Les Triestins
qui avaient éprouvé de la sympathie pour le fascisme à ses débuts et assisté
dans leur ville à la proclamation des lois raciales par Mussolini en 1938, ont
cohabité avec le crime, collaboré parfois avec les nazis, jouant double jeu, espionnant,
dénonçant, tirant profit de la spoliation des victimes…Le silence général tombé
sur la période et les faits est interrompu par l’acharnement d’un homme
singulier qui veut mettre à nu l’infamie des siens et promouvoir une Paix qui
désactive l’Histoire.
L’homme
dont s’inspire librement Magris a réellement existé, Diego de Henriquez, de
famille austrohispanobohémienne, « un génial et irréductible Triestin de
grande culture. » Dans la Rizerie même, il installe un musée pour lequel
il collectionne toutes sortes d’armes et de matériel de guerre. Musée
« insensé, excessif », dont les chapitres de Classé sans suite s’évertuent
à décrire les objets bizarres dans leur présentation, encore plus
bizarre : sous-marins, jeeps, tonnes d’uniformes, d’affiches et de tracts
(avec rafales d’air), kilomètres de pellicules, des monnaies, l’arme principale
des massacres…Son créateur a même recopié sur des carnets, avant qu’elles ne
soient blanchies à la chaux, les inscriptions laissées par les prisonniers sur
les murs de leurs cellules et dans les latrines, des indications compromettantes : noms de délateurs, de médiateurs,
de profiteurs impliqués dans la machinerie du camp. Quand un entrepôt du musée
bourré d’armes brûla, les flammes l’emportèrent « dans ce cercueil où il
avait l’habitude de dormir avec un casque allemand en fer sur la tête et un
masque de samouraï sur le visage ». Ses papiers (ou une partie d’entre
eux ?) purent être distingués difficilement de ses cendres et l’affaire fut
« classée sans suite » par la justice.
L’inventaire des salles du musée
est traversé par l’histoire de Luisa, chargée de veiller sur le legs et
de le classer. Elle est la fille de Sara Simeoni, juive cachée hors de Trieste
durant l’année fatale, et la petite fille de Deborah, probablement délatrice et
« partie en fumée de la cheminée de San Sabba ». Son père était le
sergent aviateur Brooks venu avec une division d’infanterie composée de soldats
afro-américains pour libérer l’Europe des nazis et s’opposer aux troupes
titistes. Rescapée de la shoah et de la traite des noirs, Luisa rejoint le soir
un compagnon atteint de la sclérose en plaques et qu’elle avait cessé d’aimer
avant la maladie.
Classé sans suite est une œuvre totale, tissée d’érudition et de
recherches, traversée de traits d’humour et d’images poétiques, remplie de
réflexions souvent originales sur les nœuds de la condition humaine. Le roman est
long, lourd, sombre, dense et éclaté, visionnaire et précis, tumultueux et
presque immobile, novateur et répétitif. Il multiplie distinctions, inversions
et liaisons, mais le cours général des choses semble appeler, de sa part, un
jugement de non –lieu. « Si la justice a les yeux bandés, c’est aussi
parce qu’il est bien difficile de voir qui court pour fuir et qui court pour
poursuivre sa victime. »
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