Les neiges m’y font perdre
mes voies
Elles sont noires à force de blancheur
Mutanabbî
Ian Bostridge: Le Voyage
d’hiver de Schubert, Anatomie d’une obsession, essai traduit de
l’anglais et de l’allemand par Denis-Armand Canal, Actes Sud 2017, 444 pp.
C’est à un ensemble de promenades dans et autour du Voyage
d’hiver de Schubert que nous convie
l’ouvrage de Ian Bostridge. Il le fait non seulement par le commentaire
attrayant, bien compartimenté et toujours renouvelé, mais aussi par une
illustration de qualité déployant une riche iconographie en amont, en aval et
contemporaine de l’œuvre. Outre les textes cités abondamment, nous nous
trouvons devant un ensemble de toiles, de gravures, de reproductions
scientifiques dont la pertinence est toujours prouvée. Si l’on ajoute à ce qui précède la possibilité
de consulter en permanence You Tube où l’on peut trouver de nombreuses versions
du cycle ou des lieder de l’opus 89 (y compris celles de Bostridge), on se
convainc des bénéfices de la modernité.
Winterreise (Voyage d’hiver) est « une des
grandes fêtes du calendrier musical…austère…mais qui garantit de toucher à
l’ineffable aussi bien que de remuer le cœur. » C’est un cycle de 24
lieder[1]
(près de 70 minutes) pour voix et piano composé par Schubert dans les dernières
années de sa courte vie (1797-1828), alors qu’il était miné par la maladie, la
syphilis contractée en novembre 1822. L’auteur des textes est le poète Wilhelm
Müller[2]
(1794-1827), passionné par Lord Byron, créant comme lui un personnage auréolé
de mystère :
« Etranger je suis
arrivé/Etranger je repars »
Nous n’avons presque pas
d’informations sur l’origine de sa frustration amoureuse, mais son voyage sonne
comme « l’hystérie romantique » tant redoutée par Goethe, une
progression vers l’agonie, un désir d’être sur les chemins…Toutefois l’absence de
traits particuliers au voyageur et d’une intrigue narrative claire nous
rapproche de Tchekhov, Pinter et Beckett…et donne au cycle son originalité
et sa force. La question qui demeure posée : s’agit-il du chant d’un héros
banal qui reflète n’importe qui d’entre
nous, ou d’un marginal maudit et fou? Mais ce que nous percevons magnifiquement dans ces lieder, dans cette
rencontre des accords du piano et du grain de la voix, c’est l’amour, la perte,
la souffrance, la solitude, la quête de l’identité,
le sens de la vie et de la mort…
La première exécution
publique par Ian Bostridge du Voyage d’hiver date de janvier 1985. Le ténor anglais chante donc le cycle depuis
plus de 30 ans. L’interprétant en
récital, il affirme chercher continuellement à trouver « de nouvelles
façons de le chanter, de le présenter, de le comprendre ». Le présent
ouvrage est le fruit de « trois décennies d’obsession » ; il vise
à expliquer, contextualiser, rêver. Il rapporte maint souvenir du cheminement,
ce qui rend la lecture fluide. Il ne fait pas une analyse systématique de
chaque morceau et essaie de contenir les termes spécialisés, en les définissant
et sans en abuser : « Je voudrais achever cet excursus plutôt
technique… » Il cherche surtout à trouver des « connexions nouvelles et
inattendues ». D’où ces renvois à La Nouvelle Héloïse, aux œuvres
de Goethe de Hölderlin et de Heine, aux
références appuyées des contemporains aux anciens Grecs, à la perception des
rigueurs hivernales et au concept de période glaciaire initiale apparu au début
du XIXe siècle, aux idées d’alors sur les feux follets et les fleurs de givre…
Ian Bostridge chantant le Voyage d'hiver |
Schubert et Müller ont vécu principalement à une période réactionnaire connue, en Allemagne comme en
Autriche, sous le nom de
« Biedermeier » et allant du soulèvement patriotique de 1814-1815
contre Napoléon aux révolutions nationalistes bourgeoises (ratées) de 1848. Le
système Metternich y prévalut surtout à partir « décrets
de Karlsbad » (1819) qui restreignirent fortement les activités politiques.
Une stricte censure fut introduite sur toutes les publications, y compris pour les œuvres
musicales. Sans être des agitateurs politiques, tous les deux étaient des
libéraux, après avoir appuyé la cause nationale, et souffrirent de l’autoritarisme
régnant. Le Voyage d’hiver est la
métaphore d’une époque où la condition de l’homme est solitaire et aliénée dans un univers vide et dépourvu de sens. Des
lieder comme Rast (Repos) et Im
Dorfe (Au village) témoignent
rageusement de l’énergie réprimée et de
la souffrance de ceux qui n’ont pas osé agir et dénoncent l’égoïsme fondamental
du monde bourgeois satisfait de lui-même. « L’un des attraits durables de Winterreise
- qui est aussi l’une des clefs de sa profondeur- est sa capacité à quitter
l’anxiété existentielle (l’absurdité de l’existence, ce riff beckettien)
pour l’engagement politique ou social. »
La mélancolie et le désespoir ne sont pas les seuls
ressorts de l’œuvre comme l’autoriserait une écoute hâtive. On y trouve du
comique, de l’ironie, de l’humour à coté de l’indéniable sensualité et de la
passion vivace. « Tout est un peu matière à plaisanterie – fût-elle dans
le même temps tragique. » C’est ce qui fait « l’étrangeté » des
lieder, c’est ce qui les rendit bizarres aux contemporains : les accents à
contretemps, l’imprévisibilité rythmique…
Schubert
ne mena pas, comme on le pense souvent, une vie misérable. Il ne bénéficia, il
est vrai, ni d’un mécénat aristocratique ni d’une protection religieuse. Sa
situation était nouvelle, « moitié génie, moitié mercenaire »,
« un produit du marché ». Il appartenait comme son contemporain
Müller à une génération pour qui la communauté humaine a perdu son soutien
spirituel et divin. Une dimension de son génie est dans cette assertion:
« Chaque fois que j’essayais de chanter l’amour, cela se transformait en
souffrance. Et inversement, lorsque j’essayais de chanter la souffrance, cela
devenait de l’amour » ; et sans doute quelques attraits du Voyage
d’hiver.
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