William, son epouse Anne Hathaway (maries en 1582), sa fille Susannah et ses 2 jumeaux Hamnet et Judith |
Shakespeare avait 2 vies, famililiale et enracinee a Stratford et professionnelle a Londres
Eugène Green: Shakespeare
ou la lumière des ombres, Un portrait subjectif, Desclée de Brouwer, 2018, 312 pp.
Peut-on après tous les écrits sur Shakespeare, dont chaque
œuvre, chaque vers, chaque mot ont été discutés et fait l’objet d’interminables
polémiques, dresser un portrait subjectif du poète ? Eugène Green,
cinéaste, écrivain et dramaturge, américain devenu français, s’est attelé à la
tâche et l’a menée à bien dans un livre plein d’enseignements et d’attraits. Il
n’ignore ni n’entend dissiper les ombres épaisses qui entourent la vie du
dramaturge, mais parvient à dégager une hypothèse reposant sur « des
éléments très sérieux » et qui semble bien accueillie par des biographes
récents. Aussi évoque-t-il les toiles du Caravage pour souligner sa
démarche : « une série de taches lumineuses surgissant des ténèbres. »
Dans la première partie de son ouvrage, consacrée à la vie
de Shakespeare (1564-1616) et la traversée de son temps, Green entrecroise deux
registres. D’une part, il glane les rares renseignements sur la vie du poète et
essaie de les interpréter et de les raccorder. D’autre part, il insère les
événements disséminés dans de grands cadres établis capables de les éclairer, d’aider à mieux les comprendre et qui ont indéniablement
une forte valeur dénotative. Sur la langue anglaise, idiome hybride ayant une
syntaxe double née de ses sources germanique et latine et une source duelle de
vocables, sur la littérature anglaise qui fut lente à naître et ne vit le jour
que dans la 2ème partie du XIVe siècle (Gower, Chaucer) nous avons
des aperçus précieux ; de même, sur l’instabilité politique (lutte des
dynasties entre elles et avec les autres protagonistes), les divisions
religieuses (catholiques, anglicans, puritains), les famines et les épidémies…
On suit le départ de la campagne de John Shakespeare, père
de William, pour Stratford-upon-Avon, son métier de gantier et son ascension
sociale : père et fils tiennent à leur rang de gentilshommes dans la
ville. En ce qui concerne la foi de la famille, les Shakespeare semblent, selon
de nombreux indices, appartenir au catholicisme, pratiquer clandestinement son
culte mais conserver les apparences d’obéissance à l’anglicanisme. C’est la
fidélité intérieure du poète au credo romain et à sa vision du monde qui est au
cœur des thèses d’Eugène Green et de son interprétation de l’œuvre.
Les courts chapitres sur l’éducation de William, son
mariage et ses enfants, les 7 « années perdues » après 1585 sur
lesquels nous possédons quelques éléments concrets sont suivies de
considérations sur le théâtre anglais dans la 2ème moitié du XVIe
siècle. Deux forces le poussent, l’une culturelle perpétuant une tradition
médiévale et riche de la redécouverte de l’antiquité pendant la Renaissance,
l’autre est la naissance du capitalisme qui en fait un secteur économique
prometteur. Les détails sont ici d’un grande importance, mais ne peuvent être tous cités :
nécessité pour les comédiens de se mettre sous la protection d’un grand
seigneur, situation, aspect et matériaux des théâtres, proximité avec bordels
et tavernes louches, choix, production et
respect des textes, part des « actionnaires » et
« employés » dans les rôles et les gains…Shakespeare se donna un
moment à la poésie narrative (Vénus et Adonis, Le viol de Lucrèce,
Sonnets…)et le rang de poète était supérieur sur le plan social à celui
d’auteur dramatique, mais son « sens bourgeois et pratique » et sa
passion pour le théâtre l’ont ramené à l’écriture scénique.
Comment agir dans un monde ou Dieu s'est cache? L'action est devenue impossible HAMLET |
La seconde partie de l’ouvrage, sous le titre « une
clarté obscure », est censée éclairer l’auteur à partir de l’œuvre, mais
son principal intérêt est de situer Shakespeare dans l’intelligence de son
époque et de tenter de revisiter les grandes pièces à partir de cette
illumination.
Deux visions du monde coexistent dans l’ère
shakespearienne ; leurs contradictions et leurs équilibres influent sa
pensée et l’évolution de son œuvre dramatique. La première, héritée du Moyen Age
et de la Renaissance, liée au catholicisme, plaide pour la présence de Dieu
dans le monde, pour l’ordre naturel et social par lui institué, pour une
hiérarchie de classe immuable. L’autre,
d’épanouissement récent, est le baroque qualifié d’oxymore : la raison y
développe un modèle mécanique de l’univers mais sauvegarde un Dieu caché,
réalité suprême non visible dans la création. L’ordre profane ne ressort plus
du sacré, mais richesse et pouvoir sont, chez Luther et Calvin, fonctions de la
réussite, expression de la volonté divine. La vie et l’œuvre de Shakespeare se
trouvèrent au confluent des 2 courants : il reçut la première par la
famille et l’éducation, mais dut sa réussite sociale aux idées puritaines qui
creusaient leur lit dans la vie publique anglaise tout en s’opposant
radicalement au théâtre et aux autres arts.
Green bouleverse un peu la classification du folio de 1623
et répertorie les pièces en comédies, tragédies et tragicomédies. Renouant avec
la tradition théâtrale grecque et la théorie qu’en donne Aristote, il montre
que dans ces œuvres, mais non sans une angoisse dans certaines, une harmonie
(sociale puis sacrée dans la comédie, l’inverse dans la tragédie) est rompue
par le héros ; le rééquilibrage final est cathartique pour le spectateur. La
tragicomédie (Mesure pour mesure, Le Conte d’hiver, La Tempête,
1604-1610) est le genre qui sied le mieux à l’ambigüité baroque. La
catharsis y rejoint de près le dogme catholique :
faute-contrition-absolution-Eucharistie.
No comments:
Post a Comment