Abdul Rahim
Abou Hussein: Sinâ‘at al’ustura, Hikâyat ‘attamarrud attawîl’
fî Jabal Lubnân (La Production de la légende, le récit de « la
longue rébellion » du Mont Liban), Dâr al Sâqî, 2019.
Les
classiques de l’historiographie libanaise présentent sous un jour favorable les
premiers temps des relations druses avec les autorités ottomanes. L’historien
A.-R. Abu Husayn, auteur de The View from Istanbul: Ottoman
Lebanon and the Druze Emirate (2002)[1],
s’appuyant sur les
archives d’Istanbul et d’autres sources, montre qu’elles furent conflictuelles.
De 1516 à 1697, une « longue rébellion » s’installa au Mont
Liban et fut, sans le vouloir ou le chercher,
la première origine de l’entité « libanaise » ; celle
ci a franchi une grande étape avec la mutassarrifiyya (1861) où une autonomie
et une garantie internationale ont été accordées au Mont Liban.
Les XVI et XVII èmes siècles ne furent pas de tout repos pour
l’Empire Ottoman dans Bilâd al Châm. A Alep il y eut la tentative d’Ali
Pacha Janboulad en 1605-1607 pour se rendre totalement indépendant d’Istanbul avec
l’appui de certaines puissances européennes. De même il y eut de nombreuses
razzias bédouines menaçant les voies du pèlerinage au Hedjaz. Ces menaces
n’étaient cependant ni dangereuses ni de longue durée, les pouvoirs ottomans
restaurant rapidement l’ordre.
Par contre, la
rébellion qui s’est maintes fois déclarée dans les régions druses sous autorité
maanide fut tenace, ce qui contraignait le gouvernement central à lancer des
expéditions punitives ou à recourir à des réorganisations administratives ou à associer
les deux actions.
La « longue rébellion » se déroula en
séditions successives. La première implication de chefs druses prend date en
1518 quand 4 émirs (un buhturide et 3 maanides) sont arrêtés pour avoir
participé à la révolte conduite par un chef bédouin sunnite de la Békaa, Ibn al
Hanach. Celui-ci avait donné asile à des princes mamelouks recherchés par les
autorités ottomanes. L’historien agence 3 traits pour éclairer l’événement:
l’attention portée par Venise et ses représentants à Chypre et en Syrie à la
rébellion ; la perte par Ibn al Hanach de son poste de gouverneur de Beyrouth ;
les domaines des princes druses emprisonnés sis dans les hauteurs surplombant
Saida et Beyrouth. Le port de cette dernière ville jouait un rôle important
dans le commerce de Venise et les émirs druses en étaient de grands
bénéficiaires.
La campagne du gouverneur de Damas Hurrem Pasha en 1523
contre le Chouf haitty, les massacres collectifs, l’incendie et le
pillage des villages ainsi que l’autodafé des manuscrits religieux indique qu’elle eut lieu pour punir les
druses de leur collaboration avec Ibn al Hanach (1518) et de leur complicité
avec l’attaque maritime, vénitienne probablement, contre le port de Beyrouth
(1520). Mais l’horreur de l’expédition punitive ne vint pas à bout de la
sédition. Une autre fut menée où le même Hurrem incendia 43 localités dont
Bârouk siège de Qurqumâz Maan. La menace était insupportable pour les Ottomans
en raison du nombre d’armes à feu dans la montagne. Les fusils des rebelles étaient rapportés supérieurs à ceux des
troupes par leur portée et le nombre de leurs balles ; les combattants
étaient bien entrainés et leur danger
d’autant plus grand qu’ils vivaient « près de la côte ». L’insurrection refusait de livrer les armes et de payer les impôts. En
1565, elle s’étendit du Chouf aux Jurd (Ayn Dara), Matn (Mtayn), Gharb, et au
Kesrouan maronite…Des sunnites prirent son parti, le turcoman Mansour bin Assaf,
et les Chéhab de Wadî at Taym.
Les druses commandaient la rébellion et en
formaient le nerf principal. Qurqumâz bin Maan en était considéré comme son
plus dangereux chef. En 1574, un ordre fut donné à une expédition conjointe de
la flotte et des forces terrestres contre elle, mais on ne sait pas si elle a
eu lieu. La rébellion toutefois s’étendit et le refus de payer les impôts fut
général. Les chiites et les druses du sandjaq de Safad au sud se joignirent aux
révoltés du nord. En 1585, le commandant ottoman Ibrahim Pacha mena une
expédition sanguinaire mais efficiente et les troubles cessèrent jusqu’au XVIIe.
Les armes continuèrent néanmoins à parvenir aux zones rebelles et le blé
interdit d’exportation à être livré en échange.
Deux questions doivent être posées : D’où
venait l’armement ? Pourquoi les druses plus que d’autres groupes et
régions refusaient l’autorité centrale? Suivant des sources rares mais
précises, ce sont les Vénitiens qui, à partir de Chypre, livraient les armes et
procédaient aux échanges commerciaux prohibés. Venise était le principal
partenaire de la Syrie et de l’Egypte après la prise de Constantinople en 1453.
Elle importait de ces régions, outre les épices, devenues trop couteuses après
la découverte de la route maritime des Indes, du coton syrien et du blé. Mais
la conquête ottomane de la Syrie en 1516 constitua, pour elle, une catastrophe.
La Sérénissime perdit une source
d’approvisionnement et sa place prééminente au bénéfice d’autres puissances
européennes. Engagée militairement contre l’Empire, elle avait intérêt à pourvoir
en armes ses anciens partenaires. Les vénitiens comme les druses avaient profité
de l’ère mamelouke. Ces derniers considérés par les ulémas sunnites comme une
secte hérétique ont pu développer un sentiment de différence et d’insécurité[2].
Ayant perdu leur position économique, riches d’une solidarité et d’une
structure tribales fortes, habitant une région difficile d’accès et
approvisionnée en armes, ils se rebellèrent.
Après la perte de Chypre en 1570, Venise cessa
d’être la grande puissance maritime de naguère. Elle laissa la place au début
du XVIIe à Florence et on assista tout au long du siècle à une reprise de la
rébellion. Cette seconde étape peut être qualifiée de « toscane ». La
victoire chrétienne de Lépante en 1571 remit d’anciens projets comme celui de
reprendre la Terre sainte à l’ordre du jour. Les Médicis pour des raisons
économiques, politiques et religieuses furent à la tête d’une alliance
regroupant plusieurs puissances dont la papauté. Ils cherchèrent à s’attirer l’Iran
séfévide. Florence exclue des Capitulations appuya un soulèvement associant les
chrétiens d’orient aux « hérétiques » druses. D’où les relations
privilégiées avec Fakhreddine Maan (1572-1635). Dans la lettre adressée à ce dernier, « prince des druses, de la
Nicomédie, de la Palestine et de la Phénicie » en janvier 1609, le pape
Paul V loue le traitement favorable dont les chrétiens en général et les
maronites en particulier sont objet de sa part et lui promet de l’appuyer contre
les Turcs.
Après la défaite du grand maanide, le fils de son
neveu, Ahmad, réussit en 1667 et jusqu’à sa mort en 1697 à affermir son pouvoir
comme principal collecteur d’impôts. Il continue à entretenir des liens avec
les puissances européennes et la politique d’alliance avec les maronites. Il
refuse de participer au Jihad (gaza) proclamé durant la guerre austro
ottomane (1683-1699) et parvient à échapper à toutes les tentatives pour
l’arrêter et le punir.
« La longue rébellion » donna au
« Liban » et aux « Libanais » leur héros national
(Fakhreddine) et leur dynastie fondatrice (les Maan). Abu Husayn montre comment le soulèvement
s’est nourri « des plans européens politiques, commerciaux et religieux
dessinés pour Bilâd al Châm ». Mais il ne se contente pas dans cet
opuscule concis et précis de tenter de reconstruire la vérité historique. Il
cherche aussi à dresser la généalogie des « légendes »
confessionnelles et nationalistes qu’elle permit d’Istifân Douaihi[3] à
Jouplain. Un travail qui s’inscrit à la suite du maître Kamal S. Salibi et
rejoint celui de nombreux historiens contemporains.
[2] Des légendes et des
auteurs occidentaux tenaient les druses pour descendants des Croisés. Dans sa
lettre à François Savary de Brèves, ambassadeur de France à Rome (1607-1614), Fakhreddine prétend descendre de Godefroy de
Bouillon !
[3] Istifân Douaihi, patriarche maronite de 1668 à 1704, occulte dans Târîkh
al’azmina les rébellions ou en disculpe les chefs des rebelles et surtout
dissimule le rôle joué par les puissances catholiques d’Europe. De par sa
fonction ecclésiastique, il connaissait l’appui de ces dernières aux druses,
mais l’intérêt de ses alliés l’empêchait de le mentionner.
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