La perte de Joseph est celle d’un ami lumineux, cordial, sensible, paternel et fraternel. Je ne cessais de lui parler l’hiver dans son autre pôle, Paris, dont « la Seine coulait dans (s)es veines » et à laquelle il a consacré une Ode (1992) et de beaux poèmes dans son Diwan occidental (1993). Ses étés, il les passait à Zahlé, notre ville natale qui ne le quittait jamais.
Le Sannine en est l’assise, mais sa limite va au-delà des limites, où l’illimité…
Mon amour est pour Zahlé : où je suis elle est, et quand elle est l’être advient [1]
Il n’a pas été pour moi d’un abord aisé encore que son nom m’accompagne depuis l’enfance. En 1959, la principale librairie de la ville chasse de sa devanture tous les autres livres pour sa première œuvre, Saïd Akl et les choses de beauté. De nombreux exemplaires, sous une couverture frappante par le rouge sur blanc d’un titre calligraphié gras, annoncent une élégante exégèse de Rindala [2]. Saïd ne cessera de répéter que c’est le meilleur livre écrit sur lui. Je croise parfois Sayegh dans la principale artère de Zahlé mais sa haute stature poétique s’impose définitivement avec Ann-Colyn (1973). L’édition extrêmement soignée livre une œuvre foudroyante et exigeante. Je lis et relis, de plus en plus convaincu du premier aspect, cherchant à adoucir l’autre.
En 2003, débute ma vraie relation avec le poète. Il cherche à publier son œuvre complète, immense m’a-t-il semblé, à Dar Annahar. Son attachement au Nahar, à Ghassan Tuéni, à Ounsi Al Hajj ne souffre aucune ombre ; il connait de près le journal, ayant travaillé dans ses parutions annexes (Al Mulhaq, AnNahar al ‘arabî wa duwallî) à Beyrouth comme à Paris. Je le convaincs de se limiter pour commencer à l’œuvre poétique. Elle est répartie en 4 volumes selon l’ordre chronologique, mais avec des variantes, de nouveaux regroupements et beaucoup d’inédits. Je ne peux qu’apprécier, au-delà de la sympathie née de la souche commune, un auteur généreux qui se dépense entièrement pour ses écrits, corrige les épreuves avec minutie, s’occupe de la mise en pages, choisit le papier le plus digne, dépense ses vacances en labeur assidu.
Ce n’est qu’avec les années que la relation se transmue en forte amitié. « L’horreur » du monde contemporain et de l’actualité libanaise incitent le « prince »[3] baudelairien, si fervent d’idéal, à des positions extrêmes qu’il est difficile de partager. Puis au fil des rencontres remonte l’homme profond, d’une transparence et d’une prodigalité intégrales. Ses fureurs sont à la mesure des déceptions. Il égrène ses souvenirs d’enfance, fait revivre son quartier à l’heure de la guerre mondiale, n’oublie pas, malgré son attachement à lui, certaines cruautés du collège attenant, relate ses combats pour assurer ses études …Pudique devant les défaillances de proches, fidèle en amitié, inquiet de vos soucis, sincère de ses avis envers vos travaux, faisant même preuve de dureté, reconnaissant pour tout effort ou gentillesse à son égard…Voyageur curieux[4], familier des arts, fin connaisseur des grands poètes, il me donne en confiance les clés de son intimité et de son œuvre, dévoile son émotivité profondément troublée par de jeunes beautés[5]. De tout cela et de bien plus encore, ses pages recomposent les intenses traces.
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Poète, journaliste « aux philippiques retentissantes »[6], essayiste féru de philosophie et de science contemporaine, éditeur, bibliophile, attaché culturel auprès de l’UNESCO (1984-1993), mécène dans la limite de ses moyens et l’étendue de ses amitiés, Joseph Sayegh (1929-2020) est un infatigable auteur qui ne cesse d’écrire et publier de l’adolescence aux derniers jours.
De ses Œuvres poétiques en 4 tomes épais, le Livre d’Ann-Colyn occupe la totalité du deuxième et le foyer nodal. Les recueils précédents (Châteaux dans l’enfance 1964, Les réverbères un certain soir 1972) de facture plutôt classique rayonnent par leur « pureté » et « singularité », mettent le poète, comme le soutient Youssef el Khal, au rang des grands du symbolisme libanais. On y lit en filigrane quelques uns des thèmes de l’opus majeur qui l’incarne, bien qu’il fasse éclater ses critères stricts de poésie, la métrique et la rime. Dans les deux derniers volumes, Ann-Colyn, nommée ou sans l’être, revient comme un leitmotiv wagnérien.
Pour l’amoureux, « ni salut ni espoir sans la pureté de l’enfer ». « Comment sauvegarder mon réjouir de toi sans qu’il devienne désespoir de toi ?/parce que ma joie de la beauté est grande/ parce que mon désespoir de la beauté est encore plus grand. » Ainsi coule le flux de ce torrent puissant qu’est Ann-Colyn, à la fois admirable et débridé, vigoureux et insondable comme l’a saisi dès sa parution Ounsi Al Hajj dans un article on ne peut plus élogieux. Sayegh a retenu les leçons de Valéry[7] et de Saint John Perse[8] les confondant sous la houlette de Mallarmé[9], infini sondeur du verbe. Il réunit les conceptions contraires de Platon et de Nietzsche, le culte du beau et la primauté du corps, le temps et l’intemporel dans une vision radicalement profane, impie[10]. « Au début était le corps jusqu’à la fin des temps. » « Que le corps soit dans les cieux, comme dans les entrailles, en esprit comme en terre humaine, Alléluia ! » En plus d’un sens, Ann-Colyn est l’unité de paroxysmes opposés : dans cet hymne (Maghnât) se rejoignent culpabilité et innocence, désir et virginité, piété et sensualité[11], humilité et orgueil, unité et dualité [des amoureux], parole et silence.
Où finit l’acte de parole débute l’acte du silence, commence l’accomplissement
Restent ces prodiges : la puissance du souffle, l’unité de l’inspiration, l’ampleur de la phrase, la vigueur des strophes. Ann-Colyn chante une femme, la femme, l’être humain, l’amour, la vie, le cosmos… Le poète transmue sa quête existentielle (wajd, wûjûd) en investigation souveraine de l’essence du langage, des ressources et sources de la langue, de la fulgurance de la poésie. « Formidable monument élevé au langage, ou bien à l’amour ? L’un et l’autre sans doute. Mais j’aurais tendance à croire que le poète célèbre ici l’univers à travers les sonorités des phonèmes arabe. » (J. Berque)[12]
Ann-Colyn n’a pas encore révélé tous ses dédales. Les autres recueils attendent leurs heures. L’œuvre en prose est méritoire. Un chantier pour des décennies. Joseph Sayegh ne s’est pas tu[13]!
Joseph Sayegh : Al Mu’allafât al Chi‘riyyat (L’œuvre poétique), coffret de 4 volumes, Dar annahar, 2004.
Joseph Sayegh: La poésie est femme ou Le Livre d’Ann-Colyn, Hymnes et fragments choisis,Préface de Sobhi Habchi, Postface de Michel Hayek, Traduits de l’arabe par François Harfouche, Librairie d’Amérique et d’Orient Jean Maisonneuve, Paris, 2016, 112pp.
Avec Joseph Sayegh, poète libanais…poète de la France, (avec des poèmes traduits par Vénus Khoury Ghata, Laudy Aoueiss, Edouard Tarabay, Luc Norin…) UNESCO, Paris, le 28 juin 1993.
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Deux poèmes
Nuages
Du matin à la descente du soir
Ils tracent et effacent le livre du ciel.
Transparence condensée dans l’azur
Elle réinvente par l’eau la lumière.
Je t’ai vue comme moi par l’illusion nourrie
Serais-tu nuages ? ou poètes ? (I, p. 435)
Etre par le regard
Nu suis-je comme le temps
Et vagabond dans le nulle part
Derrière deux yeux
Je tends à la tendresse
Entité parmi les entités
J’implore par tes yeux d’être (I, 417)
Traduction F.S.
[1] Zahlé Le poème, 1999.
[2] Recueil de Saïd Akl, 1950, sans doute le sommet de sa poésie.
[3] « Ce prince que l’horreur de son logis réveille… » Les Fleurs du mal
[4] Vienne et Venise n’ont pas de secrets pour lui.
[5] En 2019, il publie en tirage limité, le poème de son dernier trouble créateur Choumou’ (Cierges).
[6] Ounsi Al Hajj.
[7] Par Saïd Akl puis directement, la poésie de Joseph Sayegh doit beaucoup à Paul Valéry. Trois poèmes, au moins, l’évoquent explicitement et lui rendent hommage : Eveillée (La Jeune Parque), III, p 133 ; Le Golfe de Jubayl (Le Cimetière marin), III, p 158 ; Au Cimetière de Valéry III, p 539.
[8] L’empreinte de SJP se sent principalement dans Ann-Colyn. Le titre « Eloges pour une verdure marine » II, p 199 réunit plus d’un titre de l’auteur d’Eloges et d’Amers.
[9] La Sieste de l’aspic (1964), I, pp 119-206 n’évoque-t-il pas par le titre, le satyre et la sylphide L’Après midi d’un faune ?
[10] « J’ai été un hasard, effet de convention/Je vis sans but et sans but je suis crucifié /Les plus heureuses des vérités sont les plus incroyables, celles qui mentent ! /Je fréquente mon illusion pour échapper à la folie/Pour échapper à la folie j’écris » Diwan occidental, III 353
[11] Au point de jointure de ces contradictions, ou de certaines d’entre elles, se retrouve la célébration du pied qui se manifeste à de nombreuses reprises. Valéry avait ouvert la voie avec « Les Pas ».
[12] Il faut peut être ajouter que la langue arabe de Sayegh, si riche et si respectueuse des règles, apparaît sans sources ou racines coraniques.
[13] Certes la voix, le phrasé, la maîtrise de la métrique classique arabe de JS séduisaient les auditoires dans ses récitals, mais sa poésie est restée limitée aux happy few comme en témoignent les livres à lui consacrés, les nombreux hommages à lui rendus. Sa poésie est soutenue non seulement par le vocabulaire et la construction, mais aussi par la pudeur, le refus de la facilité, l’abondance des concepts, la hardiesse des positions philosophiques. « Le toucher infère de l’inerte son discours spirituel »
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