Cynthia Fleury: Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, essai, Gallimard, 2020, 263 pp.
Le titre évoque tombe et guérison, mais c’est là son moindre paradoxe. L’ouvrage trace principalement des voies pour le développement de la personne comme de la société nouant un lien étroit entre les deux expansions, retenant la condition naturelle de l’homme, ses risques et périls. L’auteure Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, née en 1974, militante écologiste ne manque pas de mettre à contribution une vaste culture littéraire, ce qui étoffe le proposet le prolonge. L’homonymie n’est point futile : l’amer, la mère, la mer, trois termes qui s’imbriquent le premier évoquant le goût âcre du ressentiment, le second appelant à la séparation nécessaire, la troisième révélant, sous le signe de Moby Dick, la possible sublimation (l’immensité, l’eau, le grand large existentiel). Des vocables difficiles à scinder « tant les dynamiques sont imbriquées, se répondent, se cautionnent, se corrigent. ». Ils commandent les 3 parties d’un livre découpé en chapitres courts ou moyens, ce qui rend la lecture accessible et endurante. Quant au Ci-gît inaugural, il vise à faire reposer en paix, à ne pas répéter, à dépasser sans aboutir à l’oubli total, la paix exclusive.
Chaque homme se définit par sa distance à son ressentiment. Sur les pas de nombreux psychanalystes, Fleury n’envisage pas de le supprimer, mais veut instaurer un autre rapport entre inconscient et conscience, ce qui ouvre selon Reich « l’aptitude à la liberté ». Le psychotique, le lourdement névrosé prennent leurs phantasmes pour des réalités ; l’homme sain cherche le vrai par une quête difficile et ardue. Quand l’époque conduit à un renoncement de la connaissance de soi et àune conception mécaniste, automatique et mystique de la personne, il est primordial de passer par une analyse psychanalytique, philosophique…pour retrouver le pouvoir de juger et penser par soi même. Là se noue un rapport de liberté et de santé entre individu et société, naît la solidarité et se consolide l’état de droit.
Dompter le ressentiment, la pulsion ressentimiste, renoncer à l’esprit de vengeance né d’une humiliation réelle ou supposée, sortir des affects de rancœur, de jalousie, d’envie, de peur, de colère, de frustration, suppose une organisation libérale de la vie qu’il faut assumer continuellement de l’enfance à l’âge adulte. Freud a tracé une voie : gouverner, éduquer, analyser. L’auteure remplace analyser par soigner et inverse l’orientation du chemin : par le soin et l’éducation, on arrive à la bonne gouvernance. Cela ne peut aller sans obstacles et résistances, cela n’aboutira pas à une victoire totale (Analyse sans fin), mais c’est la voie indispensable pour sortir de l’amer.
Dans son essai L’Homme du ressentiment publié en 1912, Max Scheler donne de cette disposition une définition claire et complète: «L’expérience et la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre, qui donnent à ce sentiment de gagner en profondeur et de pénétrer peu à peu au cœur même de la personne, tout en abandonnant le terrain de l’expression et de l’activité. » Le terme clé est la rumination et l’amertume qui l’accompagne. Née d’une cause particulière, la ré-action, à force d’être revécue, prend de l’ampleur et de la profondeur : elle étend l’aversion et s’étend à la personne entière. Elle se fait envie, jalousie, mépris de l’autre et de soi. Elle se retire des terrains créatifs de l’action et du verbe pour se réduire au ressassement intérieur. Le ressentiment se parachève quand celui de l’avoir (envie) s’accouple à celui de l’être (jalousie) et gagne l’identité même : « je puis tout te pardonner…sauf que je ne suis pas ce que tu es. »
Pour Max Scheler, pour les tocquevilliens, la démocratie est par essence le régime provoquant du ressentiment. Le principe égalitaire donne un droit à, ce qui rend la frustration facile et commune : l’égalitarisme de droit n’y épouse pas les inégalités de fait. Mais cela ne devrait pas entacher la démocratie et l’éducation doit servir à faire reconnaître la valeur de l’autre, à identifier et non confondre. La perte du discernement est le premier symptôme des pathologies narcissiques et des troubles psychotiques. Les différences peuvent inviter non à se replier sur soi, mais à se redresser pour se faire reconnaître. Plutôt Axel Honneth que Max Scheler. C’est ainsi que se donne à lire Nietzsche dans La Généalogie de la morale : les esclaves sont ceux « pour qui l’action est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même… » Pour lui, on n’échappe au ressentiment que par un travail. Freud lui parle de la sublimation des instincts par la culture « qui permet aux activités psychiques élevées, scientifiques, artistiques ou idéologiques, de jouer un rôle si important dans la vie des êtres civilisés. »
L’arrière-plan de la deuxième partie de l’ouvrage est la mère dans le refus de s’en séparer, de briser l’unité originelle protectrice et aimante. Comprendre le fascisme, c’est aller aux sources psychiques du ressentiment collectif. Adorno en parlant d’ « égalitarisme répressif », en définissant le fascisme « la dictature des malades de persécution [qui] réalise toutes les angoisses de persécution de ses victimes » a décelé ses traits saillants : réunir passivité et agressivité, fantasmer faux pour renforcer ses préjugés et stéréotypes. La production capitaliste et son industrie culturelle ne sont pas innocentes du processus de fascisation : elles dé-narcissisent l’individu en le rendant remplaçable, interchangeable, précarisé, puis le re-narcissisent par la consommation et la nécessité de revenir travailler. W. Reich aussi n’a pas manqué de lumières crues sur cette peste émotionnelle qu’est le fascisme.
La dernière partie, la mer, c’est l’Ouvert contre le ressentiment. Après avoir montré l’importance de la pensée et de la pratique de Frantz Fanon pour comprendre le ressentiment du colonisé et l’en libérer, Cynthia Fleury invoquant Rilke :
De tous ses yeux la créature voit l’ouvert
montre les étendues infinies, cognitives, imaginales, psychiques de la littérature et de la poésie. Par le style, l’intrigue, l’humour…le créateur parvient à contrecarrer le ressentiment, à sublimer ses pulsions. Que de voies à inventer pour sortir de l’amer, sans l’espoir final de s’en débarrasser !
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