VERS UNE TOPOGRAPHIE DES GUERRES DU LIBAN: RAISON ET COMPARAISON
Sous un titre alléchant qui n’est pas sans rappeler les ouvrages pionniers de J.P. Vernant sur la Grèce antique (les pluriels sont là pour indiquer l’empirisme et la modestie de la démarche), Nawaf Salam, à qui l’on doit sur l’insurrection de 1958 un très vaste corpus et l’une des plus volumineuses thèses jamais soutenues en Sorbonne (1) , vient de rassembler dans un élégant petit fascicule trois courts essais pensés et écrits en 1979-1981. Les deux premiers portent sur les débuts de « la guerre civile libanaise » (« la thèse du complot : mythes et fonctions », « la guerre civile en 1975-1976 : lecture dans le miroir des mémoires »), le dernier sur « l’insurrection de 1958 revue et corrigée par marxistes et modernistes ». Nous reviendrons sur les arêtes de ce triptyque.
Les enjeux sont, d’emblée, définis et ils sont doubles, sinon contradictoires ; il s’agit de mener de front un double combat, de reconnaître l’impact social des mythes politiques du Liban contemporain tout en dénonçant leur contenu, bref d’être à la fois politologue et polémiste.
Mythes, « idéologie », « interprétations », « perceptions », imaginaire, vécu : les termes importent peu à Salam et il va droit à la chose, faisant fi des interminables débats sur la pertinence de la notion d’idéologie. Le mythe n’est pas un échafaudage cynique ni une construction menteuse. Il ne s’oppose pas à la réalité comme son Autre, non seulement il y puise ses éléments et s’appuie sur des « réalités irréfutables » (p. 73), mais il est lui-même une réalité avec laquelle toute politique doit compter et que toute science sociale doit interroger. Toutefois, les éléments d’un mythe et sa pesanteur ne font qu’acheminer vers son épaisseur propre. Il reste « une construction de l’imaginaire » faisant fonctionner « ses propres schèmes interprétatifs, ses fixations et ses fantasmes » (p.70). Dans un contexte auquel il répond, le mythe mobilise, fait voir, fait agir et fait vivre. En tant que tel, il est incontournable et nous devons évaluer ses racines, définir son pourtour social et distribuer son économie interne. Mais l’auteur soucieux de Vérité et d’Avenir se doit de le réfuter pour sortir de « l’espace conflictuel des perceptions » (p. 59) où des acteurs voyants et aveugles se complaisent depuis plus de douze ans et pour commencer à dessiner la « topographie » (l’expression revient à deux reprises pp. 43 et 59) de ce que l’auteur appelle, d’une manière un peu rapide et unilatérale, sans doute, « la guerre civile libanaise ».
Flèches et sarcasmes
A partir de là, nous pouvons comprendre le plan de l’ouvrage ou l’ordre des articles, diptyque ou triptyque selon qu’on l’envisage. Salam part d’un mythe déterminé (le complot) tel que s’en sont multipliées les versions durant les premières années de la guerre pour l’insérer dans un contexte plus global, la totalité du Vécu où se jouent les notions de Soi, de l’Autre et de l’Histoire…ainsi que les dévoile une série de mémoires politique parus en 1977-1978 ( Crise au Liban de C. Chamoun, Pour le Liban de K. Joumblatt et Palestiniens sans patrie d’Abou Iyad). Notons, en passant, et cela Salam le montre avec finesse, que ces trois vieux routiers, qu’on pourrait penser se jouant de l’Idéologie plutôt que d’en être les jouets, ne peuvent inscrire leur action pragmatique que dans un moule mythique prédéterminé ( la sauvegarde d’une entité libanaise à prédominance chrétienne pour Chamoun, la restructuration d’une autonomie libanaise mieux insérée dans le Monde arabe au bénéfice des druzes pour Joumblatt, et l’autonomie absolue de l’action palestinienne pour Abou Iyad).
Le troisième essai opère un double retour en arrière puisqu’il se préoccupe de l’insurrection de 1958 et qu’il passe au crible des analyses que l’actuelle guerre a vite fait d’enterrer, celles des marxistes et des évolutionnistes soucieux de classes sociales et de « modernisation ». A notre avis, l’auteur a bien fait de garder cette contribution pour la fin du volume : elle lui permet d’affronter les « intellectuels » après avoir étudié les politiciens et les politiciens-ideologues (les mémorialistes). La morale est claire : il ne suffit pas de sortir du Vécu pour pénétrer dans la « science ». de nombreux universitaires occidentaux, aussi bien soviétiques qu’américains (Hudson, Hottinger …), et leurs adeptes libanais (des marxistes à Elie Adib Salem) se sont lourdement trompés sur la réalité libanaise, et Salam leur décoche à cœur joie ses flèches et ses sarcasmes. Il nous semble toutefois être un peu injuste pour le groupe Lubnan al – Ishtiraki qui parait totalement décalé des réalités avec son « mode de production des services » (p. 92) là ou il fallait lire « mode de production capitaliste des services », notion dont des sociologues de tout bord ont depuis usé et abusé.
Bien que le projet en soit tentant, il ne saurait être question pour nous de résumer ici un ouvrage à la fois mince et foisonnant, et dont la lecture est recommandable à plus d’un titre. Nous nous contenterons seulement de souligner ce qui fait à la fois se force et sa faiblesse.
Triple force
La voie royale empruntée par l’auteur pour atteindre ses objectifs nous semble être la comparaison et le tableau synoptique. Tel est le fil méthodologique qui relie les trois essais contenus dans l’ouvrage. Il s’agit de montrer, à partir d’un sujet déterminé (le complot ou l’insurrection de 1958) ou de forme définie (les mémoires politiques) le jeu des séparations et des confluences mythiques et mythico-scientifiques. Une telle méthode nous semble douée d’une triple force :
(1) En comparant des productions idéologiques, elle met sur le même plan l’imaginaire des diverses communautés et forces politiques et montre par là que le mythe est « la chose du monde la mieux partagée » dans l’univers politique libanais. Naguère encore, un opuscule de Kaslik (le numéro 12 de la série arabe « la question libanaise » publié juin 1976, pp. 31-32) s’excluant de l’arabisme, accusait la langue arabe, où le sujet du verbe est parfois implicite, d’être responsable de « la morbidité de la raison arabe » qui tend à diluer les responsabilités en évoquant « le complot, le plan, le sionisme ». Or il suffit de livre le premier essai de Salam pour voir comment les forces politiques de tout bord ont crié au complot en 1975-1976. La comparaison se révèle ici la voie obligée de la raison.
(2) Après avoir mis sur un même plan tous les mythes politiques, la méthode: comparative cherche à faire ressortir les mécanismes communs qui président à leurs options et classifications. Là aussi, elle décèle sous les différences tapageuses des ressemblances muettes.
(3) La méthode comparative opère parfois des rapprochements inattendus et met en lumière des confluences surprenantes. Nous sommes ainsi étonnés d’apprendre, par exemple, qu’une même grille de lecture ait servi aux marxistes libanais et aux évolutionnistes américains pour décrypter « la crise » de 1958 : celle-ci serait due à la discordance entre modernisme et rapports traditionnels (pp 91-102). Ce troisième point n’a peut être pas une valeur scientifique pure ou certaine, il n’en reste pas moins une garantie de l’intérêt de la vivacité et de la pertinence de la recherche.
Toutefois, la méthode comparative, telle qu’elle est employée, nous semble grevée de deux faiblesses :
(1) Elle risque, dans son ardeur taxinomique, de faire prévaloir les traits formels sur la pesanteur sociale et de ranger dans une même rubrique des mythes de structure semblable mais nés de forces sociales différentes, dans des contextes différents. La fonction de « communisme international » dans le discours de Pierre Gemayel est, par exemple, différente de celle du maronitisme dans celle de Kamal Joumblatt même si l’accusation de complot est la même dans deux cas.
(2) Le comparatiste donne souvent l’impression d’un collectionneur de pierres de silex qu’il déterre, polit, classifie et série pour les exhiber dans vitrine où elles sont bien exposées, mais empêchées de produire des étincelles. On ne peut reprocher au comparatiste de ne pas expliquer ce qu’il montre : tel n’est pas son but. Mais on est en droit de lui demander de ne pas trop laisser séparés les éléments qu’il ne confronte qu’extérieurement ou peut- être qu’il ne confronte pas assez.
Cela dit, il faut rendre justice aux tentatives de l’auteur de pallier les défauts de sa méthode. L’essai sur le complot où Salam ne néglige aucun élément pour bien circonscrire son sujet - des croyances préislamiques aux djinns à l’exigence de rationalité que comporte l’idée de complot en passant par l’importance accordée à l’absence de climat démocratique dans des accusations de conjuration trop facilement portées (pour ne citer que ces trois éléments) - demeure un exemple de probité intellectuelle. Nous saluerons, enfin, la maturité avec laquelle un intellectuel arabe traite du problème de l’antisémitisme, qui n’y est pas allé de main morte dans la fabrication des mythes, et qui est devenu lui-même un grand mythe.
1) «L’insurrection de 1958 au Liban », thèse soutenue à Paris – Sorbonne sous la direction de professeur Dominique Chevallier, 1979(six tomes ronéotypés).
L’Orient – Le Jour
Samedi 30/1/1988
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