Les Libanais attendaient le retour d’Amine Maalouf au pays natal et, en même temps l’appréhendaient. Leur crainte se nourrissait principalement du retard que mettait l’auteur à rejoindre ses sources, de sa défiance à embrasser une matière trop brûlante. Le rocher de Tanios * et son couronnement par le plus prestigieux des prix littéraires français leur furent, dans une conjecture terne, un grand réconfort et une agréable surprise. Les compatriotes, du moins les lecteurs, ont pris acte des aveux de l’auteur, de son amertume perceptible : « Qui dira jamais, à la suite de quel regard, de quelle parole, de quel ricanement, un homme se découvre soudain étranger au milieu des siens ? » (p.276) Ils ont apprécié les qualités patentes de l’ouvrage : l’effort pour retrouver et respecter une époque historique et la description vivante des mœurs de la Montagne pérenne ; la simplification, sans dénaturation, d’une situation complexe (avec quelle adresse l’auteur a pu sortir du dédale des communautés chrétiennes !) ; le glissement pondéré et rafraîchissant de vocables, d’expressions et de dictons libanais pleins de parfums dans le flot des phrases ; la limpidité du style perpétuellement en quête de couleur et de grain ; le talent de conteur en pleine possession de ses moyens ; l’animation des scènes ; la pudeur suggestive des descriptions…Par delà ces points importants, la réussite indéniable de l’œuvre demeure d’avoir donné vie et créance à un matériel archaïque ou folklorique par une option de facture moderne.
Le récit linéaire est amorti par une polyphonie qui l’épouse, l’agrée, le rend attachant, le découpe, le relance, le met à distance ou le répudie. La pluralité des perspectives se fonde sur la multiplicité des sources : la chronique ancienne d’un moine, « livre étrange, inégal, déroutant » (p.41) ; les éphémérides d’un pasteur anglais ; les carnets d’un muletier ; la tradition orale, elle-même plurielle. Un narrateur appartenant au village des faits relatés, complaisant, naïf et non sans malice se joue des sources et redouble ainsi l’amortissement du récit. Cette double distance (les sources, le narrateur) était nécessaire pour nous faire coller au « conte », à son climat, à ses péripéties.
Avant d’aller plus loin, je voudrais m’arrêter devant deux « trouvailles »nées du flair de l’auteur, de son érudition, de son imagination, deux « trouvailles » qui sans être nécessairement adéquates, n’en reluisent pas moins d’une vérité propre, littéraire, suggestive, plus vraies que nature. La première élabore une théorie des noms : le peuple de la Montagne chrétienne, celui « d’en bas », donnait à ses fils des noms de saints (Boutros, Roukoz, Wakim…), mais les cheikhs appelaient les leurs par des noms issus de la tradition arabe et islamique (Raad, Hosn, Abbas…)
La seconde relate un châtiment par l’hospitalité : pour punir le cheikh et son village, son beau-père et près de six cent personnes de sa suite abusent, en l’étalant sur six semaines, d’une hospitalité qu’on ne peut leur refuser et viennent ainsi à bout « du vert et du sec ». Curieux stratagème, en effet, et qui ne manque pas de projeter une nouvelle stratégie sur le « don » à partir des stratégies qui le subvertissent. A ces trouvailles comme à d’autres moins suggestives ou plus artificielles, Amin assigne des places de choix dans l’économie de son récit. La montagne en sort grandie. L’épisode de l’hospitalité prolongée (« l’été des sauterelles ») montre la délicatesse des équilibres et la sagesse des protagonistes prêts, pour préserver un avenir éternel, à « mordre leurs blessures » et à ne pas déclencher un cycle de haine et de vengeance. La manière par laquelle les gens sont mis sur la voie du vrai père de Tanios (le cheikh propose de le nommer Abbas) et celle par laquelle Tanios est acheminé vers la vérité (la charade du fou Challita : « Tanios Kichk ! Tanios kichk ! Tanios Kichk ! » du nom du plat bien préparé par sa mère et apprécié, politiquement au moins, par le seigneur) révèlent et dissimulent, insinuent plu qu’elles ne disent et revêtent le village libanais du manteau des cours royales et impériales sans lui faire violence.
D’où vient donc le malaise laissé par la lecture de l’ouvrage et non dissipé par l’énumération de ses indéniables qualités ? D’où vient cette déception vague, avare de son nom mais tenace et éprouvée par maint lecteur ? Ces sentiments nous semblent remonter à la cassure d’un récit qui n’arrive pas à trouver son registre, ou plutôt qui refuse à choisir entre deux registres de crainte d’en perdre un. Simplifions et nommons les : le conte et le roman. D’une part, Tanios est de bout en bout un être exceptionnel, un héros de conte. Il naît dans des circonstances énigmatiques et prémonitoires d’une mère hors du commun (« une sorte de princesse ») (p.31) dont le souvenir est perpétué par les dictons et les proverbes. Sa chevelure blanchit prématurément (« vieille tête »), ce qui ouvre la voie à tous les augures, l’inscrit dans une lignée légendaire (p.127) et le sauve de la mort (p.204). Sa disparition est encore plus mystérieuse que sa naissance. D’autre part, et mis à part ce haut fait, par ailleurs attesté par l’histoire, qu’est l’assassinat du patriarche, tout ce qui arrive à notre héros, à son village, à son seigneur, loin d’être singulier, s’inscrit dans des mœurs, une géopolitique et une histoire auxquelles l’auteur est très attentif. Qui plus est, l’énigme, sensée tourmenter le héros et animer sa conduite, est banalisée à l’extrême par le récit.
Lamia, en dépit de sa beauté, n’est pas la seule tentation du cheikh. Tanios n’est pas son unique bâtard comme nous le rappellent Hanna-ouzé et Boulos-ghammé (p.77). La convoitise du cheikh est même partagée par tous les féodaux de la Montagne et le maitre de Kfaryabda dit à son beau-père : « Et je ne t’ai rien fait que tu n’aies fait. Je me suis promené dans ton village, et dans tout ce vaste domaine qui t’appartient, la moitié des enfants te ressemble et l’autre moitié ressemble à tes frères et à tes fils ! » Réalisme et fantastique, roman et conte, merveilleux et histoire coexistent, s’interpénètrent même dans les recoins du récit, mais le cœur de l’œuvre n’arrive pas à se souder dans l’unité d’une forme artistique majeure.
Le personnage de Tanios est-il à l’origine de cette brisure ou en est-il simplement la victime ? Quelle que soit la réponse, sa pusillanimité accuse la cassure. A aucun moment, Tanios ne semble doué d’énergie ou doté d’initiative. Son maître anglais le juge ainsi : « Un immense appétit de connaissance et une intelligence vive, compromis par les soubresauts d’une âme tourmentée ». (p.102) Mais nulle part nous ne voyons à l’œuvre cet appétit et cette intelligence. Même son éducation chez le révérend Stolton ne semble pas lui avoir bénéficié : à l’exception de la traduction de la lettre des puissances à l’émir, élément extérieur à la trame du personnage, on n’en voit pas la trace ni à Chypre, ni au Liban. Tanios « avait…une douceur un peu féminine » (p.131). En fait, c’est un être passif et réactif. Dans des circonstances déterminées il proteste, mais pour pousser à l’action quelqu’un d’autre. Quand on veut l’enlever du collège, il fait une grève de la faim et sa tante, la khourriyyé agit et sauve la situation : « Tanios avait obtenu, par une ébauche de mort, une ébauche de paradis » (p.129). Quand le patriarche détourne sa médiation au profit de son neveu, c’est le père de Tanios qui se précipite pour l’assassiner de peur que son fils ne « se tue ». La géorgienne Thamar le conduit dans sa chambre. Son désir de venger son père ne donne lieu à aucun plan et ne va jamais au-delà du vague souhait. Mandaté par les Puissances auprès de l’émir, il est facilement manipulé par son directeur de police. Le « passage » par Tanios du déclenchement de la guerre civile ne peut lui être totalement imputé. Mais nous pouvons affirmer qu’il n’a pu l’empêcher. Suivant les paroles du cheikh, il aurait « manqué de sagesse et de fermeté », mais non de « courage »(1) (p.272). La disparition finale n’est donc que le point extrême d’une existence caractérisée par l’absence et la démission.
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Nous nous trouvons donc devant un Hamlet sans dimension tragique, sans la magie du verbe shakespearien (malgré les tentatives de Tanios en italique), un prince d’Elseneur incapable de ces virevoltes qui le font passer de la paralysie méditative à l’action précipitée. Comment « l’âme tourmentée », dont la vie interne nous reste cachée, vient-elle à bout de l’intelligence et de l’énergie du personnage principal et lui ôte-t-elle toute envergure et toute consistance ? ce qui est à noter, c’est la forêt de pères au milieu de laquelle se déplace le héros. Le cheikh – la figure la mieux brossée et la plus vivante du récit – est le père archétype qui nomme tous ses sujets « yabné » et fait régner un « paternalisme intégral… survivance d’un âge primordial d’enfance et d’innocence » (p.22). Gérios le père patronymique dont le forfait lui fait mériter le cri « Bayyé », « il avait dû se transformer en assassin pour mériter d’entendre à nouveau ce mot » (p.127). Le père –pasteur Stolton fait de Tanios « le fils de la maison » (p.131) et lui procure sa mission triomphale près de l’Émir. Le père-beau père Roukoz est l’alter ego de Gérios : il a rempli les mêmes fonctions mais a refusé la servilité et la honte des cornes ; son insoumission ne vaut d’ailleurs pas mieux que l’obséquiosité de Gérios : sa laideur, son diwan vide, ses choix politiques douteux…contrebalancent amplement sa richesse et sa révolte. Bouna Boutros, le père religieux, toujours présent par ses conseils et son bon sens. L’Émir, père archétype, dans le palais duquel Tanios est heureux de ne pas être considéré « comme un fils de condamné »( !) (244) et qui améliore son sort (le choix de son lieu d’exil) par ces mots adressés au fils de Gérios trompé et assassiné : « Dis un mot, mon fils ! »(249). C’est l’Émir qui, au sommet de sa puissance, prononce la sentence qui réserve le châtiment uniquement à Gérios et Raad. Ces mots sont alors laconiques et féroces [« un père et un fils » (208)] comme si le lien de filiation n’avait cure des êtres qui s’y inscrivent.
Tanios se fait des pères encore plus que le Cheikh ne fait d’enfants, pères protecteurs et respectés dont la panoplie vient émousser toute dimension prométhéenne chez le héros. Face à ces pères, que valent les fils ? Raad l’inepte, uniquement préoccupé de la considération due à son nom et férocement broyé par le pouvoir établi ? Tanios le réactif ? Seul Kahtane Beyk se révèle à la hauteur de la tâche : il est sûr de ses droits, a décidé la vengeance et n’est pas dénué de sagesse(257). Est-ce parce qu’il est aux franges du récit et sert à mieux mettre en lumière l’indécision de Tanios ? Est-ce parce qu’il est féodal fils de féodal alors que Tanios est roturier batârd de féodal ? Est-ce parce qu’il est druse et soumis à la pression des siens ? (2) Est-ce parce qu’il est l’instrument de coutumes ancestrales (la vengeance) qui ne se remettent pas en question ? Aucune réponse n’est à exclure.
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Dans ce monde de filiation réelle ou supposée, vraie ou nominale, légitime ou illégitime, mais universellement ombrageante, la relation horizontale d’égal à égal est denrée rare. La seule personne avec laquelle Tanios entretient une liaison amicale s’appelle justement Nader (=rare). Ce muletier est attaché aux idéaux de la littérature française ; il s’écrie : « Abolition des privilèges ! » (220) quand il aurait pu dire : « Liberté, Égalité, Fraternité ! » ; mais il se trompe lourdement sur la signification des événements locaux et est l’objet d’une réprobation générale. Si ses allées et venues ne cessent de harceler un récit dont il n’est qu’aux marges, le principal conseil qu’il donne à son « ami » est de quitter le village (276). Quand la fraternité apparaît dans le texte, elle est ravalée au second rang ou sert à qualifier une situation répréhensible. « Depuis que je t’ai connu, Saïd beyk, le mot voisin est plus agréable à mes oreilles que le mot frère »(91). Roukoz présente ainsi les officiers du Vice-roi d’Égypte à son « propre fils » : « des frères et encore mieux que des frères »(142), ce qui permet au pasteur anglais d’ironiser : « Rien de moins qu’une réunion de famille » (ibidem). Gérios, toutefois, avant d’être appelé père par Tanios, a droit de la part du féodal à un « Khayyé » qu’il reçoit pieusement : « ‘Khayyé, avait-il dit ?’ Mon frère ? L’intendant eut deux larmes de contentement… » (165). La sororité semble mieux seoir aux royaumes des femmes. D’une part, Lamia, souvent absente de l’action, a une sœur, la khourriyyé, le personnage le plus entreprenant du livre et l’un des mieux campés après le cheikh ; de l’autre, toutes les femmes du village, quelles que soient leur jalousie, « lui parlaient comme à une sœur. Même la cheikha lui témoignait de l’amitié… » (31).
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«Il ressemblait à Lamia comme s’il était né d’elle seule » (131). Le rêve d’être issu de sa seule mère, mère incomparable, unique, au dessus de tous les hommes et au-delà de tous les clivages, a été caressé pour Tanios. Mais, dans la réalité, le héros ploie sous le poids des pères et n’arrive pas, dans un monde de fraternité difficile, à échapper à leur multitude, à leur modèle unique, à leur ombre portée. La disparition est l’alternative magique. Que l’absence définitive soit liée non à son symbole habituel, l’eau, mais à un rocher, signe d’endurance et de résistance, est l’effet d’une tension toujours vive.
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En installant son « roman familial » propre dans une intrigue historique, Amin Maalouf, au prix d’une brisure du récit et d’un héros pusillanime, a-t-il mis le doigt sur le roman familial libanais ? A-t-il touché les raisons de la paralysie de tout jeune libanais féru de renouvellement social, attaché à sa propre intégrité, mais incapable de prendre sur lui sa destinée et de l’assumer ? Avons-nous trop de pères, un père anglais, un père français, un père local, des caricatures serviles ou révoltées de ce père, un père religieux, un père par alliance, un père de la tribu voisine, un père gouverneur… ? Comptons-nous sur des pères pour combattre d’autres pères ? Les Libanais ont-ils en Tanios le Hamlet qu’ils méritent ?
Ce qui est certain, c’est qu’Amine Maalouf a écrit, sous les dehors d’un best-seller, une œuvre profondément trouble et troublante.
NOTES
* Éditions Grasset, Paris, 1993. Les chiffres renvoient aux pages de cette édition.
(1) Le plus haut fait d’armes de Tanios est rapporté ainsi par le cheikh : « Sachez que pour se tenir face à l’Émir et lui notifier sa destitution et son bannissement, il faut cent fois plus de courage que pour faire trancher la gorge à un homme ligoté. » (272). La comparaison est évidemment très ambiguë. Mais nous savons que Tanios ne remplit un tel rôle que mandaté par les Puissances victorieuses et manipulé par l’Émir et son chef de police.
(2) Kahtane beyk : « Si je lui pardonnais moi-même, mes frères et mes cousins ne lui pardonneraient pas, et m’en voudraient à mort pour ma complaisance. »(257)
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