Thursday, 5 March 2009

CONSIDERATIONS INTEMPESTIVES SUR LA RELIGION




















Milad Doueihi : Solitude de l’incomparable, Augustin et Spinoza, La librairie du XXIème siècle, Seuil, 2009, 195pp.

Solitude de l’incomparable est le quatrième ouvrage publié par Milad Doueihi dans la prestigieuse collection inaugurée au siècle dernier par les éditions du Seuil et dont le titre s’est mis au jour de l’ère nouvelle en devenant « La librairie du XXIème siècle ». Cette collection qui veut proposer pour notre temps « une connaissance ouverte sur le monde et une interrogation sur soi », s’est consacrée principalement à des auteurs reconnus et venus de disciplines diverses pour faire « oeuvre de création » et entreprendre « des explorations inédites ». La barre franchie par notre auteur, Libanais né à Zghorta en 1961, émigré aux Etats-Unis en 1976, et actuellement fellow à l’université de Glasgow, est donc bien haute. Si l’on ajoute que les traductions françaises des deux premiers ouvrages (1996 et 2006) ont paru avant les originaux anglais publiés par Harvard University Press (1998 et 2009), on ne peut que conclure au lien ténu entre le lettré et sa « Librairie ».

L’un des quatre essais, La Grande Conversion numérique (2008), en dépit de l’utilisation habile du vocable conversion à relent religieux, se détache de l’ensemble car il est écrit d’un point de vue différent, celui d’ « un numéricien par accident, un simple utilisateur d’ordinateur qui a suivi les changements de l’environnement numérique au cours des vingt dernières années ». La révolution en cours, celle de la culture numérique, se caractérisée comme toutes celles qui l’ont précédée par une multiplication de « fractures » et de conflits. On y assiste peu à peu à la disparition programmée de la culture de l’imprimé. Les nouveaux modes de lecture à l’écran font émerger une « compétence numérique » qui n’est pas partagée par tous, ainsi que des formes d’écriture ouvertes, collaboratives et relativement anonymes. Parce qu’elle est faite de recompositions permanentes et d’assemblages, cette nouvelle dimension de l’écriture, ou plutôt de la lecture-écriture est qualifiée de « tendance anthologique ». Elle tend, en dernière instance, à gommer la frontière entre auteur et lecteur. Mais ces activités, et les problèmes de droit qu’elles posent, se développent sur fond de « guerres civiles numériques » : vols d’identité, censures diverses, fichage généralisé…La réflexion de Doueihi nourrie aux meilleures sources livresques essaie de prendre en compte les multiples aspects d’un processus en cours (nouvelle citoyenneté, voire nouvelle identité…) et fourmille de notes justes sans évidemment parvenir à une synthèse pour l’instant prématurée.

Les trois autres essais de Milad Doueihi s’inscrivent dans un même sillage. Ils approchent (non sans arrière plan sacrilège) le phénomène religieux mais ne s’y laissent pas réduire ; ils essayant de repérer ses schèmes dans sa périphérie directe et au-delà, dans les constructions conceptuelles qui lui ont succédé. Nous sommes donc dans le domaine de l’histoire thématique des idées, mais d’idées mobilisant des imaginaires et investies dans des domaines variés. Quant à l’approche, elle est particulièrement attentive à l’écoute et à l’interrogation philosophiques.

Histoire perverse du cœur humain (1996), livre inaugural, est, jusqu’à ce jour, le plus important des ouvrages de l’auteur. « Organe central, microcosme à l’image de l’univers culturel qui le conçoit, le cœur suscite amour et violence, passions érotique et mystique, don de soi ou meurtre sanglant. » Le canevas historique de Doueihi l’autorise à croiser cannibalisme, érotisme, passion, dévotion, communication, nourriture…et donc à se placer au fondement même du lien social. Des récits égyptiens aux mythes grecs et au culte du Sacré-cœur de Jésus, en passant par le rôle dévolu à la connaissance intuitive par Pascal suite à la destitution symbolique du cœur suite à la découverte de la circulation du sang par Harvey et à la philosophie de Descartes, l’enquête est saisissante. L’iconographie rassemblée apporte au livre un excellent appoint.

Le deuxième ouvrage de Doueihi, Le paradis terrestre, Mythes et philosophies (2006) met le doigt sur un manque qui « hante l'Occident biblique. » L’auteur suit les transformations d’une figure, l’origine perdue et absolue, au-delà de l’imaginaire religieux, dans les écrits des théologiens et philosophes. Loin de se réduire à un foyer de nostalgie à jamais perdu, le jardin d'Eden représente une structure d'ordre. L’utopie antique est devenue, à l'âge moderne, le support d'une « éthique universelle ».

Le présent essai Solitude de l’incomparable a été directement écrit en français et trouve son origine dans un enseignement dispensé à Modène en 2008. Le champ d’étude est cette fois proprement philosophique et donne lieu à une approche conceptuelle attentive et pointue. L’auteur interroge non seulement les textes d’Augustin et de Spinoza (« comparaison qui, au premier abord, paraît audacieuse, même arbitraire ») sur L’Ancien et Le Nouveau Testament et sur la signification et la portée de ‘l’élection’ des juifs, mais aussi l’œuvre de Hobbes (« un détour nécessaire ») ainsi que les Pensées de Pascal et La religion dans les limites de la simple raison de Kant. Un ensemble de concepts clefs est déployé et finement analysé au premier rang desquels celui de ‘lecture’ …Plus intempestives qu’actuelles, ces considérations sur les religions et leurs différences vous attachent de la première à la dernière page du livre sans vous livrer tous leurs secrets.

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