Pierre Berthomieu: Hollywood classique, Le temps des géants, Rouge profond 2009, 605pp.
Il s’agit bien d’un livre malgré la dimension des pages (26x21) et leur nombre : ni un dictionnaire, ni une encyclopédie, ni un recueil hétérogène d’articles, mais un ouvrage développant une idée centrale à bonne hauteur philosophique et l’impliquant dans des analyses esthétiques et historiques précises, poussées et totalisantes. La notion même de livre trouve ici sa pleine extension comme aussi ses limites: on ne parle pas abstraitement d’une scène, d’un générique, d’un film…on a sur la même page - grâce principalement à des photogrammes d’excellente qualité (2 x 1.5 cm) en blanc et noir ou en quadrichromie (devrait-on dire en technicolor) suivant les films- les portes qui séparent les ténèbres de l’intérieur de la lumière du ciel et du désert dans « The Searchers » de John Ford, les grands plans méditatifs de Henry King, l’œil de la victime, du criminel et de la baignoire de « Psycho » : succession de plans d’une même œuvre ou comparaison de plusieurs œuvres ou de plusieurs auteurs…Nous avons là une maquette sobre et claire au service du texte, ou plutôt une mise en pages et des analyses appuyées l’une par les autres au service du cinéma : on montre ce qu’on démontre, on parle mieux image à l’appui.
Les limites du livre, de celui-ci comme de tout autre, c’est qu’on n’y peut écouter les musiques évoquées et dont l’analyse tient ici une grande place. C’est aussi que cet ouvrage qui ravive si bien la mémoire et la nostalgie (« J’ai découvert après l’enfance qu’Hollywood était un art de la plénitude : plénitude du récit, plénitude des images, plénitude du sens. ») ouvre sur des films non vus ou totalement oubliés et appelle à y assister dans leur intégralité. Livre donc vaincu par sa victoire même, resplendissante.
Hollywood classique, c’est un ensemble un peu flou qui commencerait entre 1920 (fonctionnement des studios à plein régime) et 1930 (la syntaxe est désormais en pleine possession de ses éléments sonores : la parole, le son, la musique originale) :1927 pourrait être la date à retenir ; il prendrait fin vers 1955-1960 avec la désagrégation du système des studios, la prise de pouvoir des productions parallèles, l’éloignement de l’Absolu comme référence et le règne des contre cultures. Ce « classicisme» trouve des racines en amont (Griffith « le pionnier de la synthèse des formes » et Murnau dont Sunrise (1927) réunit « les grandes tendances plastiques et rythmiques dans une forme audacieuse qui fait ressentir, autour des personnages, la respiration de l’univers »). Il se perpétue aussi, en aval, prolongé par Clint Eastwood, Sidney Pollack, Blake Edwards, désavoué par Cassavetes, Peckinpah, Altmann, lieu de ressourcement pour Scorcese, retrouvé par Francis Ford Coppola et George Lucas…Inscrit dans l’histoire sociale de l’Amérique, l’exprimant et en dialogue avec elle, il n’en a pas moins une autonomie propre « transcendante » caractérisée par des formes spécifiques et mutantes.
Pour approcher avec précision le classicisme hollywoodien, sans le définir de manière académique ou dogmatique, Berthomieu revient à Hegel, le Hegel de la tripartition esthétique (symbolisme, classicisme, romantisme) débarrassé des postulats d’un devenir allant nécessairement vers l’Absolu, et renforcé par les audaces de la Phénoménologie de l’Esprit : le processus permanent de la conscience et son expérience continuelle. «Tout art classique, comme l’est l’art hollywoodien, vise l’universel et propose une lecture universelle du singulier(…) tout ce qui existe est filmable, et tout ce qui est filmé existe. »
Ce classicisme n’est pas un, mais multiple, ramifié par groupes à l’intérieur d’une génération née principalement dans les années 1890 à l’heure de l’hégémonie des White Anglo Saxon Protestant (les croyants : Vidor, Ford, Cecil B. DeMille, King, George Stevens, Hitchcock ; les séculiers : Hawks, Walsh, Welles, Anthony Mann, Mankiewicz ; les perplexes: Chaplin, Sternberg, Lang, Preminger…), et par auteurs expérimentant de nouvelles voies. « A notre avis, la forme classique va de pair avec une posture métaphysique », celle de « l’esprit du temps et du pays ».
Le grand mérite de cet ouvrage est, au-delà de la notion d’auteur chère à André Bazin et amplement mise en œuvre dans les chapitres, de se refuser à dissocier le fond de la forme, de chercher à lier organiquement la thématique et la stylistique, vision du monde et procédés de mise en scène. L’ouvrage se réfère continuellement aux réflexions d’Eisenstein sur le montage. «L’adresse à raconter » du cinéma américain « qui joue si sûrement et si délicatement sur le caractère enfantin de son public » avait par ailleurs été bien notée par le grand cinéaste soviétique.
Au-delà des richesses de l’analyse foisonnantes à toutes les pages, signalons quelques partis pris captivants. Berthomieu n’analyse pas seulement des chefs d’œuvre universellement reconnus (Vertigo, Stagecoach…) mais se penche avec une égale attention sur les succès grands publics (Gone With The Wind, From Here To Eternity) et quelques cinéastes méprisés, ignorés, considérés de 2nd rang. L’auteur ne se limite pas pour lui au réalisateur, mais comprend l’atelier tout entier: les musiciens (tels Max Steiner ou Victor Young), les producteurs (Selznick), les concepteurs graphiques (W.C. Menzies), les décorateurs…Enfin, le baroque (Welles) n’est pas extérieur au classicisme, mais constitue son autre versant.
Ce livre excessivement riche est démesuré ne peut se lire d’une seule traite. Il constitue un projet de lecture continuel. On en attend le second volet à paraître cet automne, Hollywood moderne, Le temps des voyants.
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