Friday, 4 May 2012

ERNEST RENAN : LE TEMPS DES BILANS ?


Jean-Pierre van Deth: Ernest Renan, simple chercheur de vérité, Fayard, 2012, 608 pp.

Une épaisse biographie d’Ernest Renan (1823-1892), philologue et historien, penseur et écrivain, auteur qui, plus que tout autre, incarne la deuxième moitié du XIXème et ses rêves de triomphe de la science sur la religion et la philosophie, peut-elle encore intéresser le lettré ? Plus généralement, la vie d’un doctrinaire dont le parcours se confond quasiment avec la recherche n’est-elle pas une entreprise paradoxale réduite à traiter essentiellement d’une œuvre et donc de se tourner vers l’histoire de la pensée pour intéresser le lecteur?

Trop de choses nous lient à Renan pour nous laisser indifférents. Son intérêt précoce pour la Phénicie (« Fouillez la vieille Phénicie, on ne sait pas ce que cache cette terre ! » écrit-il dans son article « La Métaphysique et son avenir », 15/1/1860 ), la mission pionnière qu’il y a accomplie (1860-1860)[1], le témoignage littéraire et humain qu’il a laissé, avec sa sœur Henriette, sur le pays (pas toujours amène pour les habitants), le lien affectif avec la terre du Mont-Liban scellé par le caveau où cette dernière repose à Amschit et auprès duquel il reviendra se recueillir (1864), le fait d’avoir rédigé dans nos contrées son ouvrage le plus célèbre: « J’ai employé mes longues journées de Ghazir à rédiger ma Vie de Jésus, telle que je l’ai conçue en Galilée et dans le pays de Sour…J’ai réussi à donner à tout cela une marche organique qui manque si complètement dans les évangiles.» Renan fut aussi un arabisant. Sa thèse universitaire sur Averroès et l’averroïsme (1852), nous dit son biographe, « n’est pas seulement un remarquable travail d’historien et de philosophe » mais « surtout l’explicitation et la justification de sa ‘libre pensée’ ». Ses principales recherches portent sur les langues et les cultures sémitiques et leur caractère fondateur ne les empêche pas de toujours nourrir débats et polémiques violents et décisifs quant à la théorie comme quant à la pratique politique. Son approche historique et « rationnelle » de la religion, les querelles qui en découlent sur la lettre et l’esprit des croyances, sur le rapport de la foi et de la morale (faire le bien pour le bien et non pour le salut), sur la capacité de la raison à remplacer la dévotion, sur le matérialisme et la spiritualité…ont pris aujourd’hui une ampleur universelle et nulle doctrine ne peut désormais en faire l’économie, quitte à utiliser, pour y échapper, l’oppression et la violence. Enfin, Renan est un grand écrivain dont l’œuvre a une portée littéraire indéniable[2]. Quand Théodore Mommsen aura à le défendre, il précisera que « malgré son style superbe, c’est un vrai savant. » L’ouvrage de Van Deth, par ses nombreuses citations, offre, sur ce point, un florilège éloquent.

Quant à savoir si ce livre est resté du domaine de la biographie un peu plate d’un intellectuel ou s’il est passé à l’histoire des idées et au résumé d’ouvrages et d’articles, on peut dire que l’auteur a non seulement tressé habilement l’une à l’autre les deux composantes, mais qu’il a pu donner un portrait vivant de l’homme Renan dans ses milieux divers et couvrir sa pensée en devenir et toujours sujette à controverses. Au-delà de l’enfance bretonne, du père ancien marin de la République et de l’Empire mal vu par les habitants d’un village royaliste et catholique et que la ruine financière conduit au suicide alors qu’Ernest n’a que cinq ans, de la sœur Henriette, son aînée de douze ans, peu coquette et « maternante » qui le seconde, et l’appuie, des séminaires qu’il fréquente et finit par répudier, nous assistons à la traversée de plusieurs régimes politiques de la Monarchie de juillet à la IIIème République en passant évidemment par le Second Empire. Plus importante que les manigances, les attitudes personnelles, les dessous de telle chaire d’enseignement ou de la mission de Phénicie, c’est, outre les polémiques et les débats d’idées qui ont cours, l’histoire des institutions éducatives, culturelles, éditoriales[3]… qui occupe une place importante. La relation de la leçon inaugurale de Renan au Collège de France où les adversaires conservateurs et libéraux[4] de l’historien s’allient mais ne peuvent empêcher le triomphe du Maître est passionnante.

Pour s’écrire, une biographie exige une certaine empathie entre l’auteur et le personnage. Elle ne manque certainement dans cet ouvrage. Mais le premier, théologien et linguiste par ailleurs, ne perd jamais ses distances critiques pour marquer sa différence. S’il expose les principales assertions de la Vie de Jésus qui écarte tout surnaturel, nie tout miracle y compris la résurrection et fait du Christ « le plus grand des hommes, le moraliste par excellence », Van Deth marque sereinement les limites du livre, évoque comme l’un de ses mobiles l’animosité de Renan à l’égard de la droite catholique, note que ce dernier « a moins eu besoin de science que de passion, d’exégèse que de psychologie » pour suivre Jésus dans son itinéraire. Il partage probablement l’avis de Taine qu’il cite sur le livre de son ami Renan: « Nous lui disons que c’est mettre un roman à la place de la légende, qu’il gâte les parties certaines par un mélange d’hypothèses… »

Restent, sur un terrain attenant, les propos de Renan qui, plus que jamais, font froid dans le dos : « L’Orient sémitique n’a jamais connu de milieu entre la complète anarchie des Arabes nomades et le despotisme sanguinaire et sans compensation…Théocratie, anarchie, despotisme, tel est le résumé de la politique sémitique. »[5] Vision raciste ? Orientalisme caricatural ? Propos prophétiques ? Dans sa réponse à Afghani, Renan affirme n’avoir « aucune pensée malveillante contre les individus professant la religion musulmane »[6] et assure que la régénération des pays musulmans se fera, comme celle des pays chrétiens à la fin du Moyen Age, par l’affaiblissement de la religion. Mais le mal perpétré est déjà énorme, sur tous les plans.



[1] Les méthodes d’appropriation des objets archéologiques découverts et leur envoi en France relèvent du pire colonialisme, mais pouvaient s’expliquer à l’époque ; un peu plus tard et lors d’un voyage en Égypte (1864), Renan sera impressionné par « la méthode de Mariette, si profondément respectueuse des monuments, de leur intégrité, et des droits des populations locales. » p. 318.

[2] “Nulle part on n’écrit si bien qu’en France ; nulle part on n’hérite d’un si précieux trésor de bon langage, de si excellentes règles de style… » Renan, cité p. 311.

[3] La relation de Renan avec l’éditeur Michel Lévy lui assure une rente annuelle ; puis c’est le succès sans précédent de la Vie de Jésus (chaque édition de 5000 exemplaires s’écoule en 8 ou 10 jours et de juillet à novembre, 66000 exemplaires sont vendus au prix d’environ 30 euros 2010); une édition populaire voit le jour pour couper court aux piratages…,

[4] Les conservateurs en voulaient à Renan pour sa pensée pour son opposition au dogme et à la tradition chrétiens; les libéraux pour avoir pactisé avec le Régime et l’Empereur, lui dont la politique se résumait à ne rien demander et à ne rien refuser.

[5] Tantôt Renan s’en prend aux seuls sémites et arabes: « ce grand ensemble philosophique, que l’on a coutume d’appeler arabe, […] est en réalité gréco-sassanide », tantôt à l’islam qui « pour la raison humaine » « n’a été que nuisible » et qui seul résistera à « l’amollissement dogmatique » des religions. On peut reprocher à Van Deth de n’avoir pas consacré aux opinions de Renan sur les sémites et l’islam le soin critique qu’il a donné aux relations de Renan avec les juifs et le judaïsme.

[6] « Faire honneur à l’islam d’Avicenne, d’Avenzoar, d’Averroès, c’est comme si l’on faisait honneur au catholicisme de Galilée ! » , avait écrit Renan, cité p. 431.

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