Stanley Cavell: Philosophie des salles obscures (Cities of Words - Pedagogical Letters on a Register of the Moral Life, 2004) , traduit par N. Ferron, M. Girel et É. Domenach, Bibliothèque des savoirs, Flammarion, 2011, 532pp.
L’objet pourrait paraître futile : la comédie des années 1930 et 1940, âge d’or du parlant hollywoodien. Il l’est d’autant plus que les montages philosophiques pour le saisir semblent énormes dans cette Philosophie des salles obscures de Stanley Cavell rameutant Platon et Aristote, Kant et Rawls parmi d’autres noms et les plus grands. Mais au bout du voyage on s’est laissé prendre et même convaincre, car ces films qu’on ne pensait qu’amusants et frivoles ont donné lieu à des dialogues poussés entre penseurs et écrivains qui ont mis à jour leur « puissance et richesse », leur « intelligence et profondeur ».
La structure de l’ouvrage ne manque pas elle-même d’étonner : un chapitre sur un philosophe (Locke, Stuart Mill, Kant, Rawls, Nietzsche…) alterne avec un chapitre sur un film (The Philadelphia Story (1940) de G. Cukor, Mr Deeds Goes To Town (1936) de F. Capra, Stella Dallas (1937) de King Vidor…) Parfois une œuvre littéraire est évoquée et associée, dans les plis d’un chapitre, à un film (Shakespeare et Rohmer, Henry James et Max Ophuls). Une autre fois, elle fait l’objet d’un chapitre propre (Maison de poupée d’Ibsen…) Ce plan garde trace d’un cycle de cours dispensé à Harvard où les mardis étaient consacrés à la philosophie et les jeudis au cinéma. Mais l’unité du livre est indéniable grâce à une thématique forte qui entrelace les parties : ce n’est pas la vie morale entendue dans sa généralité qui est placée au centre de l’investigation philosophique, mais une de ses visions particulières, le perfectionnisme moral. Stanley Cavell le dégage des films (et œuvres) étudiés et essaie de montrer qu’il est au cœur de grandes théories qui n’ont pas su le formuler. La collaboration de la philosophie et du cinéma est vraiment à l’œuvre et se montre fructueuse.
Stanley Cavell, philosophe américain, est né en 1926. Disciple d’Austin et intéressé par le second Wittgenstein, celui des Recherches philosophiques, et par sa «philosophie du langage ordinaire» qu’il ne manque pas d’interpréter, il assimile la tradition analytique anglo-saxonne et les procédures d’examen du langage, mais reste ouvert aux penseurs continentaux ( Nietzsche, Freud, Heidegger, Benjamin…) et donne une très grande place aux problèmes de l'existence, de l'éthique et des arts, de la tragédie shakespearienne au cinéma...Dans cet ouvrage comme en d’autres, Cavell cherche, au-delà des deux écoles européennes qui ont nourri sa pensée, à s’affilier à une tradition américaine qu’il n’a d’ailleurs pas manqué de réhabiliter, celle de Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et de Henry David Thoreau (1817-1862), et de leur «transcendantalisme».
Pour Kant, comme pour la plupart des penseurs, l’homme est un être double appartenant à un monde sensible de lois causales et un monde intelligible de liberté et de loi morale. « La variante émersonienne de cette intuition », de laquelle Cavell part et à laquelle il revient souvent, consiste à remplacer la scission « métaphysique » en une autre « empirique », et donc à reconnaître que le monde dans lequel nous vivons peut être décevant et donner lieu au désir de l’améliorer (« ou, le cas échéant, juger que le présent vaut mieux que ce qu’il en couterait de le changer »). Ceci indique, pour Cavell, « la vocation morale de la philosophie », celle du « perfectionnisme moral ». Ce « sentiment » ne présuppose pas qu’il faille venir à bout de la déception du monde par la connaissance, car on peut refuser l’éclatement de la sagesse en spéculation et action ; Wittgenstein ajouterait que le savoir ne peut ni nous améliorer, ni nous apporter la paix. Il n’est pas à intégrer dans une vision religieuse : le monde comme tel est maudit. Il n’est pas la quête d’une perfection suprême et ultime. Il signifie que le monde est malléable et pose la question des moyens de l’améliorer et du point de départ du changement moral et/ou politique. Utiliser le langage comme voie thérapeutique (Freud), accepter la finitude (Heidegger), « démontrer que seul le langage ordinaire a le pouvoir de surmonter sa propre tendance inhérente à succomber aux déterminations métaphysiques de son indétermination, de son imprécision et de sa superstition apparentes… » (Austin, Wittgenstein), voilà bien des portes ouvertes à l’amélioration du monde et à son amélioration par la parole. Voilà bien des voies pour la philosophie de retrouver « son désir ancestral…de guider l’âme ».
Ce que Cavell appelle les comédies de remariage (1934-1949), et qu’il estime être « ce que l’Amérique a apporté de meilleur au cinéma mondial », se distingue des comédies de mariage en ce que leurs protagonistes sont plus âgés, que l’obstacle à leur union est intérieur et non extérieur (père qui s’oppose, par exemple) et qu’il s’agit de se remettre à nouveau ensemble et non pour la première fois. Les autres caractéristiques sont de moindre importance comme le fait de commencer dans la ville et de se terminer dans la verte campagne, d’échanger des propos qui semblent mystérieux pour l’entourage…Dans ces films, au-delà de la remise en question du mariage en tant que tel, « image de l’ordinaire dans l’existence humaine » et « allégorie de ce que les philosophes depuis Aristote pensent en termes d’amitié », les Cary Grant, Katharine Hepburn, Ingrid Bergman, Gary Cooper, James Stewart, Barbara Stanwyck …s’interrogent sur la façon dont ils vont vivre leur vie, sur le type de personnes qu’ils souhaitent être. Et c’est ce perfectionnisme moral que la conversation entre protagonistes met en jeu, instrument efficace contre tout ce qui fait barrage entre les personnes, à l’intérieur de chacune d’elles et entre elles et le langage. Promue moyen précieux, la conversation ordinaire ne se montre pas moins une tâche infinie.
L'Orient littéraire, 7/6/2012
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