Ahmad alHage: Min aljundiyya ’ila aldiblumassiyya (De l’armée à la diplomatie), Préface de Hussein Husseini, Dar anNahar, 2012, 508pp.
Dès la première phrase du livre, et sous une forme élégante et subtile, sont énoncées les options fondamentales de ce grand commis de l’État libanais et, en même temps, reliées à leur racine historique et géographique : « Nous sommes d’une région du Mont Liban ancien qui bénéficiait au temps de la Mutassarrifiyya, sous les Ottomans, d’une forme d’autodétermination qui a fait naître dans le cœur de ses habitants, musulmans et chrétiens, un penchant indépendantiste.» Né en 1927 à Baassir dans l’Iqlim, partie côtière du Chouf, « foyer du vivre en commun islamo-chrétien » et « symbole de l’unité nationale sans laquelle point d’indépendance ni de souveraineté », l’auteur évoque sa double filiation des Qa’qour, notables du Mont Liban, et des cheikhs alHage de Barja, originaires d’Alep, et son enfance au village dans un style serein, simple, attentif au détail et souvent empreint d’humour qui donne le ton au volume entier et en rend la lecture fort agréable. L’ambiance pluriconfessionnelle, pluriculturelle de l’International College où il fit ses études secondaires et où il note la présence de beaucoup d’élèves juifs venus du Wadi voisin le réconfortera dans le climat d’ouverture libanais qu’il prône et apprécie.
Ahmad alHage a commencé sa carrière comme militaire. Il l’a terminée, sans s’abandonner à un quelconque repos du guerrier (quatrième partie), comme diplomate : il consacre de longs chapitres aux nombreuses activités de sa carrière d’ambassadeur, après 1982, auprès de la Grande Bretagne, de l’Irlande puis de l’Italie. Il a été cité à de nombreuses reprises pour la présidence du conseil (1976, 1980, 1982, 1988, 2005…) En chacune de ces circonstances, il s’agissait de sauver le pays, de lui faire retrouver son unité et sa souveraineté, de chercher à donner à l’État ses moyens. Or si le nom de ce militaire n’appartenant pas au cartel traditionnel des premiers ministres revient avec une telle insistance en des conjonctures troubles, c’est qu’il possède un atout puissant, « la confiance des Libanais ». Ce capital, il le doit à sa loyauté indéfectible au Liban, à sa discipline et son attachement à la loi et à l’État : le président Chéhab parle de sa « haute conscience du devoir », le général Noujaim de sa « fidélité à ses idéaux, à son pays et à son armée ». Il le doit aussi à son intégrité, sa compétence, sa fermeté, son courage (son initiative alerte sauva l’état major de la tentative de putsch de 1961 ; il tint tête aux Palestiniens, aux Syriens comme aux milices internes). Refusant d’être assujetti au communautarisme et au sectarisme (il a résisté aux réformes douteuses qui mettent le commandement de l’armée sous la tutelle des communautés et a rejeté que, pour raison de l’hégémonie d’une communauté, on brade l’institution même), il savait, dans sa détermination, tout à la fois, être juste, ce qui lui vaudra le respect de bien des adversaires (Raymond Eddé, Ghassan Tuéni, Chafic alHout, Bachir Obeid…) et tenir compte des réalités profondes du pays : il restera jusqu’au bout contre la candidature de Bachir Gemayel à la présidence.
Ces traits - qui lui donnent une physionomie particulière et lui ont réservé un sort distinct lors de la persécution des officiers chéhabites (il ne fut envoyé que pour une courte période comme attaché militaire en Argentine au début du mandat Frangié, et il a été le seul à qui furent épargnés la correctionnelle et le tribunal militaire) – doivent servir à mieux intégrer le général alHage dans l’équipe politique à laquelle il a choisi de lier son nom, sa carrière et son destin et dont « l’émir » et le « mou‘allem » fut le président Fouad Chéhab. Saëb Salam, qui ne portait pas son coreligionnaire dans son cœur, l’accusait même d’en être le principal planificateur et lui donnait le curieux sobriquet de « Phosphore». Le chéhabisme, comme le montrent ces mémoires dans leur relation quasi quotidienne est cette école de respect de l’État libanais à l’intérieur comme à l’extérieur, de réforme et de modernisation de l’administration, d’équilibre des forces intérieures et de méfiance à l’égard de « la république des camarades du patelin », de sens de la justice sociale qui est aussi une volonté de développement de toutes les régions du pays.
« Ibn alHage », comme l’appelait souvent son président, a décidé d’épouser la carrière militaire en 1947 lors de la décision onusienne de partage de la Palestine et des manifestations étudiantes qui s’y opposaient à Beyrouth. C’est dire que son engagement dans l’armée, se tissait sur une trame politique. Ses études de science politique à l’ALBA comme ses préoccupations lors de ses missions internes et de ses nombreux stages dans les plus hautes écoles de guerre le montrent amplement. Il retrouve donc dans le chéhabisme son tropisme naturel. Responsable du cabinet militaire qui est l’un des 3 avec le politique (Elias Sarkis) et le technique (Chafic Mouharram) qui secondent l’action de Chéhab durant sa présidence (1958-1964), et continuellement en rapport avec lui par la suite, il brosse par touches un portrait de lui élogieux et humain pour conclure : « il a vécu en prince et il est mort en pauvre». Son pessimisme croissant (il détruit tous ses papiers et documents avant de mourir) est la face visible d’un dilemme profond à la hauteur du Machiavel des Discorsi[1] : comment introduire par voie démocratique des réformes indispensables dans une société qui les refuse ?
L’ouvrage d’alHage jette aussi une lumière poignante sur la personnalité aimée et admirée de Rachid Karami: sa profonde religiosité et sa soumission au Destin. Il éclaire bien des points restés dans la pénombre de l’histoire comme le choix de Charles Hélou comme président en 1964. Il décrit avec précision le bannissement des officiers chéhabistes au début des années 1970. Le plus ample chapitre reste celui consacré au mandat Sarkis (1976-1982) où les histoires de l’État, du pays et du narrateur en arrivent à se confondre. AlHage explique par le menu détail pourquoi il ne pouvait accepter « d’être un patriarche à la Mecque » en chapeautant une Force de Dissuasion Arabe contrôlée totalement par les Syriens[2], et quelles furent son action et ses réformes à la tête des Forces de Sécurité Intérieure.
On peut regretter que sur certains points l’auteur ait été pointilliste et sur d’autres exhaustif. On aurait voulu qu’il développe plus amplement « les fautes et les erreurs » de l’équipe chéhabiste qu’il évoque. Mais en lisant ces Mémoires, si riches et pleines de documents inédits, et en partant de la réserve dont il fait preuve dans de courts passages sur Salim Hoss, il nous prend envie de comparer ces deux destinées, si proches par certains traits, de deux sunnites libanais et dont les options furent en définitive bien opposées, l’une enracinée, nette et précise, celle du Général, l’autre se diluant dans un flou qui n’est pas toujours artistique.
[1] Dans ses Discours sur la première décade de Tite Live, Machiavel distingue la fondation de la république, qui s’accompagne de violences mais ne saurait être dit illégitime puisqu’il précède toute loi et toute légitimité et son cours normal qui ne saurait accepter aucune atteinte aux lois.
[2] Au delà des gouvernements successifs, les responsables syriens font preuve d’un handicap « psychologique» qui ne peut accepter l’indépendance du Liban vis-à-vis de la Syrie (p. 92). L’honneur d’Ahmad alHage est, non seulement d’avoir formulé la problématique, mais surtout d’avoir résisté tout au long de sa carrière à la double allégeance.
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