Edward Said
écrit : « C’est la prérogative du style tardif de traduire le
désenchantement comme le plaisir sans avoir à résoudre la contradiction qu’ils
représentent. »
Edward W. Said: Du
style tardif, Musique et littérature à contre-courant, (On Late
Style), essai traduit de l’américain
par M.-V. Tran Van Khai, Actes sud,
2012.
Du style tardif, l’ouvrage posthume d’Edward W. Said dont
Actes Sud vient de publier la version française, a paru en anglais en 2006. L’auteur
américano-palestinien le préparait, pensant y mettre la dernière touche en
décembre 2003. Mais sa mort le 25 septembre de la même année des suites d’une
longue maladie, qui n’a jamais mis en veilleuse sa créativité, en décida autrement. Les notions d’ « œuvres
tardives » et de « style tardif » retenaient Said depuis plus de dix ans, et il leur
avait consacré articles et séminaire. Il laissait, du coup, pour la postérité « un
énorme corpus de matériaux » et non une œuvre achevée. Lecture faite de
l’ouvrage, il est indéniable que ce que nous avons entre les mains, quant à la
cohérence comme au style, porte sa griffe. On ne peut donc que louer le
préfacier Michael Wood, principal maître d’œuvre du livre, pour son travail
attentif et scrupuleux.
Le
terme anglais « late », rendu en français par « tardif »,
couvre un large éventail de significations : tard, en retard,
ancien, défunt…Pour Edward Said, qui le puise chez Theodor
W. Adorno (1903-1969), théoricien de l’école de Francfort et musicologue qui l’a employé
pour la première fois en 1937 pour
parler de la troisième période de Beethoven (« Spätsil Beethovens »), son
usage conceptuel et critique ne saurait se confondre avec le terme dernier ou
ultime, les dernières œuvres (Last works) d’un grand auteur, comme A
Tempest et A Winter’s Tale de
Shakespeare, Otello et Falstaff de Verdi, pouvant marquer le
sommet d’une trajectoire antérieure, un renouveau d’énergie et la pleine
harmonie des éléments qui figuraient dans les compositions précédentes.
Edward W. Said
Theodor Adorno
C’est
donc un ensemble de traits qui caractérisent le style tardif. L’auteur,
continuant et prolongeant le travail d’Adorno sans s’interdire de marquer parfois
sa différence, les dégage de nombre d’œuvres littéraires et musicales. Là
réside d’ailleurs un des attraits de l’ouvrage où des compositions de
Beethoven, Richard Strauss, Mozart, Britten…sont décryptées avec finesse et pertinence.
Said a raison de parler d’une « lacune » marquant désormais la
culture générale de notre époque et d’en évoquer quelques unes de ses
causes : la place réduite de la musique dans les programmes, le déclin de
l’apprentissage individuel d’un instrument (piano ou violon), l’accès difficile
à la création musicale contemporaine…Ce manque ne donne que plus d’attrait à un
livre qui passe, en jouant, d’un opéra à une nouvelle, d’une partition à un
poème, d’un compositeur à un romancier en des termes précis et en prenant la
précaution se s’appuyer sur l’avis de critiques compétents, quitte à départager
parfois leurs points de vue opposés. L’aspect festif et riche de l’approche
vient aussi de l’appel fait par Edward Said au cinéma et de l’utilisation faite
d’interprétations (Glenn Gould a droit à un chapitre) et de mises en scène
(Ariane Mnouchkine, Ingmar Bergman…) contemporaines comme autant de clefs pour accéder à une œuvre
ou la décrypter.
Le
style tardif, c’est « un idiome nouveau » par lequel un
artiste reconnu, affrontant la dégradation physique et confronté à une mort
proche, s’exprime. Son archétype demeure la Missa Solemnis, les 5
dernières sonates pour piano et les 6 derniers quatuors à cordes de Beethoven,
œuvres qui saisissaient d’effroi les contemporains les mieux disposés et
affichaient le mépris du compositeur pour sa propre continuité. Ce style implique une
tension d’où sont absentes « toute harmonie et toute sérénité », une
coupure avec l’ordre social et esthétique dominant, un « exil » né de
« l’intransigeance » et prenant le parti pris de l’art « par une
combinaison particulière de subjectivité et de convention » contre
l’abdication devant la réalité. Adorno écrit : « Dans l’histoire de
l’art, les œuvres tardives sont les catastrophes». Elles sont l’affirmation de
la «totalité perdue » et de la synthèse impossible, le triomphe de
l’épisode, du fragment et de la fissure; en elles, cohabitent un retour aux
archaïsmes et l’annonce de langages futurs[1].
Des
œuvres tardives comme objet d’études, à l’essayiste Adorno qui en a le
mieux caractérisé les aspects, à Edward Said qui enrichit et multiplie
brillamment l’enquête dans des conditions de santé désastreuses, l’onde ne fait
que se propager. A moins que son chemin ne soit inverse. Said retourne sur
Adorno et son œuvre -d’une lecture austère et ardue- l’essence
même du tardif : il voit en lui « un commentateur du présent
inopportun, scandaleux et même catastrophique…» Il est difficile de ne pas voir
Said se profiler derrière le portrait qu’il fait d’Adorno. Après avoir évoqué
sa mondanité, sa parfaite urbanité et ses traits brillants, il
écrit : « Ces qualités vont de pair avec le style tardif de son
œuvre- celui d’un européen cultivé vieillissant, mais encore d’une grande
agilité mentale, nullement enclin à une sérénité ascétique, non plus qu’à une
maturité exempte de causticité. »
Le livre de Said est
de toutes richesses sinon de tout repos. S’il ne convainc pas toujours par son
extension excessive du concept de style tardif à des créateurs
comme Mozart et Euripide, ses analyses sont toujours d’une palette infinie. L’étude
comparée du Gattopardo de Lampedusa et de celui de Visconti, donnant la
préférence au roman, est inégalée[2].
Celle des Mort à Venise de Thomas Mann et de Britten est pleine
d’enseignements, mais là l’opéra est moins connu que la nouvelle. Et quel
bonheur de retrouver à la fin de l’ouvrage, et après bien des pérégrinations, la
rigueur de son entrée en matière au soleil automnales de cités tardives telles
qu’Alexandrie et Venise.
[1] “L’un des exploits les plus remarquables
de Cavafy, c’est d’avoir su rendre les extrêmes de la survivance tardive, de la
crise physique, et de l’exil par le biais de situations, et surtout d’un style
d’une remarquable inventivité et d’une impassibilité lapidaire.» (p 267). Le
propre du poète d’Alexandrie est de de le faire sans Hubris ni emphase.
[2] “Dans Le Guépard, que
Visconti prit soin de circonscrire dans les limites de l’héroïque, de
l’admirable, et bien sûr de l’opulence, on ne trouve guère de détails qui
glisseraient insensiblement vers l’évocation de la destruction et d’une sordide
dégénérescence. » (p 209) Burt Lancaster apporte avec lui le passé
cinématographique des héros des grandes épopées hollywoodiennes et la scène du bal
ne résiste pas à l’attrait du spectaculaire et fait de Palerme un équivalent de
Paris.
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