Cet entretien a lieu à l’occasion de la parution
en français du troisième roman de Jabbour Douaihi Saint Georges regardait
ailleurs (Charîd al manâzil ) publié, comme les précédents, par
Actes Sud et traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols. Il se déroula dans la
deuxième moitié du mois de mars 2013 au Lina’s (ABC Achrafieh) et au Métropole.
Il était destiné à paraître le premier jeudi du mois d’avril dans L’Orient
littéraire sous le titre « Le coureur des deux solitudes ».
-
En
comparant ce nouveau roman aux 2 précédents, on retrouve une structure
narrative plus classique, suivant de près la chronologie des événements. Tu
rejoins presque la définition que
donnait Stendhal du roman : « un miroir qu'on promène le long d'un chemin »!
Après Rose Fountain Motel & Pluie de Juin, est-ce
de ta part le triomphe du conteur, un assagissement
du romancier ou le moyen le plus apte à narrer cette destinée de héros plus ou moins inventé?
- Je ne sais pas
si Stendhal voulait ainsi définir le
roman comme fiction réaliste (auquel cas il reste à savoir qui porte le miroir
et comment l’oriente-t-il, et à noter que c’est un chemin propice au
vagabondage et non une route tracée…) ou s’il pensait au cours de l’histoire
dans le sens du poil temporel, voire à une manière de road story. Pour
moi, la dynamique de la narration s’impose à chaque fois de manière différente.
C’est le premier appel de l’écriture, sa première séduction qui détermine le reste.
Comme qui dirait : « Trouvez l’incipit et le reste
viendra ! »
C’est vrai que bon
nombre de mes romans sont composés en quelque sorte, et peut être par prolongement
de ma pratique initiale des nouvelles, de chapitres « achevés », un
peu comme des « tirés à part » possibles qui se suffisent
relativement à eux-mêmes tout en posant un jalon dans le déroulement de
l’histoire. Saint Georges regardait ailleurs comme le veut le titre
français de Charîd al manâzil, est par contre l’histoire et le destin
d’un personnage particulier, il épouse la chronologie de sa destinée et du
coup, le découpage du roman devient dépendant de ses déplacements ou des événements
majeurs de sa courte et tragique vie. Oralité au fil de l’histoire ou montage « cinématographique »
plus ou moins improvisé, l’important est, pour moi, le plaisir contagieux de raconter.
Et d’écrire en racontant.
-
Ton roman
va de la naissance à la mort du principal personnage. Mais on s’aperçoit que la
première est double, musulmane et chrétienne, urbaine et villageoise, et que,
sans vouloir révéler les péripéties de la fin, la mort est aussi double. Es-tu
allé de la fin au début ou du début à la fin ? Est-ce là une simple
correspondance romanesque ou un destin libanais ou même Le destin libanais quand il aurait (ou s’il avait) à se
produire ?
-
Le désir de
raconter l’histoire de Nizam El Alami m’a pris le jour où je suis tombé,
effectivement, sur deux faire-part
séparés, l’un chrétien et l’autre musulman, annonçant le décès de la même
personne. A leur origine, une querelle sur l’enterrement d’un homme qui ne s’est pas prononcé de son
vivant sur le sort de sa dépouille. C’est ainsi donc qu’a partir de cette mort
et de ce différend, j’ai repris l’enfance
et la jeunesse d’un personnage qui, par sa situation « matrimoniale »
et identitaire exceptionnelle n’est guère emblématique des Libanais d’aujourd’hui.
Ceux-ci ont majoritairement opéré, durant la guerre et à ses suites, un retour
protecteur à leurs attaches communautaires ou familiales pour se prémunir
contre une violence qui rôdait autour de chacun d’eux. Nizam est celui qui ne
s’est pas replié, faute d’espace accueillant et de volonté tenace. Il opère du
coup comme « révélateur » de la gratuité de toute guerre et des
stratégies « mesquines » de survie individuelle.
-
L’amour
même, dans cette œuvre est duel puisque Nizam entretient un rapport avec 2
femmes. Cela reflète-t-il les autres dualités ou cela naît-il d’un double
rapport à l’amante et à la figure maternelle ?
-
Les femmes
sont légion dans la vie de Nizam, grand
« consommateur/consumateur » d’amour : 2 mères, 2 formes de
maternité puis 2 amantes, 2 amours différents… Ces territoires féminins ne
sont-ils finalement que des refuges prompts à se dérober d’une manière ou d’une
autre ? N’est-il que le coureur de deux solitudes ? Ses velléités
habitent-elles jusque sa passion ? L’amour fort et déterminé de sa sœur qui
n’éclate pleinement qu’après sa mort est peut être une clef. Elle n’est pas la
seule.
-
Tu fais le
portrait de 2 ou 3 époques que tu as bien connues : l’avant guerre au Nord
Liban ; les années Université libanaise post soixante-huitarde et pro
Résistance palestinienne ; l’aurore sanguinaire de la guerre. As-tu mis,
dans la période centrale, tous les espoirs et désarrois de la jeunesse d’alors
ou est-il arrivé à tes présentes désillusions de corriger le tir?
-
J’ai, bien
sûr, promené mon personnage dans des espaces et des temps familiers : les
sursauts de la ville côtière que j’ai toujours fréquentée (qui n’en finissent
pas jusqu'à nos jours), la sérénité, non dénuée parfois de tapage, des lieux
d’estivage surplombant la vallée de la Qadisha à hauteur de mon village originel. Je l’ai initié ensuite au rite
de passage vers la capitale libanaise, celui même de notre génération, nous qui
empruntions les bus de passagers qui pénétraient la Place des Canons par la rue
Moutanabbi et nous offraient comme première curiosité les femmes vieillissantes
et poudrées des maisons closes de Beyrouth. Je lui ai laissé sa liberté à Beyrouth
l’incontournable pour qu’il l’investisse à sa façon conduit par ce que
j’appellerais l’euphorie de notre jeunesse. Mais il a fallu que des années se
soient passées, qu’une distance se soit instaurée, que le sens ou le non-sens
de la guerre termine son cycle (ou l’un de ses cycles) pour que le roman de
cette période vécue ait été possible pour moi.
-
Nizam, votre
héros par deux fois né ou d’un double milieu issu, est, tout au long de son périple, presque
somnambule. Un « homme sans qualités », en tout cas sans initiative
et sans envergure. S’est-il imposé ainsi à vous ou avez-vous craint de le
creuser ?
-
Il y a des personnages qu’on invente à partir de traits glanés un peu partout. Dostoïevski raconte qu’il a forgé son Prince
Mychkine à partir de soixante dix
personnes réelles. Des personnages comme Nizam, on les trouve plutôt prêts,
ayant vécu peu ou prou le destin qu’on voudrait « romancer ». Le
titre (cliché ou programme ?) de Musil m’est bien passé par l’esprit en
« innocentant » mon jeune héros de tous les « maux » de la
société libanaise et en le présentant sans beaucoup de « relief ». Mais
je crois que la « crise du personnage » dans ce roman vient du fait
que Nizam est presque seul dans son bord et qu’il reflète ainsi ce qu’on a tous
été, risqué d’être ou incapables d’être dans
la quasi absence d’alternative « civile » aux antagonismes libanais.
Les révolutions arabes actuelles montrent que le Liban fut prémonitoire en ce
domaine.
-
Nizam
serait donc pour les décades futures de jeunes arabes ce qu’a été le Homais de Madame
Bovary pour la troisième république ?!…
-
Malheureusement,
peut être…
-
En
comparant les parents tripolitains et montagnards, les générations (parents
/enfants), le dynamisme de la sœur et la passivité du frère… on a souvent l'impression
que vos personnages, votre roman même, sont au bord du symbolisme. Après Rose
Fountain Motel, votre avant dernier roman, beaucoup de lecteurs ont franchi le pas. Mettez-vous exprès vos lecteurs
au bord du précipice en semant des cailloux de Petit Poucet ou succombez-vous à
la tentation d'une imagerie politique plus ou moins inconsciente?
-
Une guinguette-restaurant sur le coude d’une rivière
qui menace toujours de déborder et ses clients de passage dans Rayya an Nahr
(“Rayya
de la rivière”), une ancienne demeure surplombant Beyrouth avec une famille chrétienne
sur le déclin à l’étage et des nomades
arabes dans le soubassement dans ‘Ayn Wardé : la métaphore libanaise
rôde autour de ces espaces à charge symbolique. Pourtant à l’origine du choix
de ces lieux de mémoire ou d’oubli, il y a des souvenirs personnels, des
couples de danseurs de tango que je voyais dans mon enfance évoluer dans la
nuit au bord de la Merdachiyyeh près
de chez moi alors que le vent murmurait dans les trembles argentés, ou bien une
simple photographie en noir et blanc, une jeune dame en habits d’homme dans les
années trente quand la grande maison sur la colline voisine grouillait encore
de vie et de mystères. Je ne pouvais pas contrôler toutes les connotations
possibles d’un décor et d’une intrigue familiers au lecteur, mais j’ai fait mon
possible pour ramasser le plus grand nombre de petits cailloux et cherché à dépouiller autant que faire se peut mes romans
d’un « sens » univoque auquel je n’adhère même pas mais qui néanmoins
pointe.
-
Zenon d'Élée
disait que toute distance est infranchissable vu qu'on peut la diviser en 2
puis la moitié en 2 et ce jusque l’infini. Ton style, ou ta narration, met
entre un détail saillant et un autre détail pointu un 3ème détail pittoresque
et ainsi " jusqu’au bout, jusqu'au trou". Le charme de cette inventivité ramasseuse de
faits et d’événements opère et enchaîne le lecteur. Mais ne crois-tu que ta
liberté de créateur est au prix de son servage de récepteur?
-
Bien avant
le philosophe et le sémiologue Louis Marin, « le récit (était) un piège ».
S’inscrire dans un cycle prévisible ou entraîner le lecteur dans le propre
labyrinthe de l’histoire inventée, tel a toujours été, à mon sens, le défi du
conteur. Et puis chacun son souffle et sa musique, à moi d’abord l’ivresse des
détails avant le labeur de tricoter l’ensemble, le « maillage » de la
tapisserie. Le programme Word est fort utile dans ce cas : jeter sur la page un bric à brac d’éléments puis les
« ramasser » avec le rouleau compresseur du texte, au lieu de la
construction manuelle progressive, voilà une mobilité qui permet entre autres
le recyclage et la migration des motifs narratifs. Bref, on est devant le
« tapuscrit » informatique comme devant un tableau de peinture en
progrès.
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Un autre
élément caractérise, pour moi, ton style, c’est un sarcasme qui ne s’efface
jamais et qui n’épargne même pas les situations les plus dramatiques. Il allège
la chaîne des détails narratifs et l’humidifie d’humour et d’ironie. Mais ne
risque-t-il pas de tout emporter et d’effaroucher ceux qui ne sont pas tes
simples « hypocrites lecteurs » ?
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Ce
« sarcasme » n’est pas, pour moi, un style d’écriture mais de vie, une
offensive ludique qui veut conjurer la
suffocation face au sérieux, au tragique, à la mort.
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Comment en
est-on arrivés du titre Charîd almanâzil où l’on a,
sur une surface plane, une errance entre repères fixes à ce Saint Georges
regardait ailleurs enchanté et désenchanté ?
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Dans L’Emigré
de Brisbane, Georges Schehadé fait dire à son personnage que les noms
propres rapetissent à l’étranger. Ça n’a
pas été le cas pour Charîd al manâzil, titre-programme s’il en est, et
qui est remplacé dans les traductions française et italienne par cette métonymie
à l’effigie du Saint patron de Beyrouth et qui ouvre au lecteur européen un
horizon perdu par le personnage oriental du roman. Ou l’inverse. Un titre,
après tout, entame le chemin…
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