Sa poésie est-elle « une
conception puissante et singulière de la foi » ou une vision profane du
monde ?
Patrick Mégarbané: Mutanabbî,
le prophète armé, 400pp, Sindbad Actes Sud, 2013. Mutanabbî : Le
livre des Sabres, Choix de poèmes, Édition bilingue, Sindbad, Traduit de
l’arabe, présenté et annoté par Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong, Sindbad,
2012.
De prime abord, le titre de l’ouvrage Mutanabbî, le
prophète armé choque. D’abord parce qu’il manque d’originalité :
venant de Machiavel (Savonarole aurait été un « prophète désarmé »), il
passe par Deutscher qui caractérise ainsi le premier Trotski. Ensuite parce qu’il sied
mal au grand poète arabe (915-965) qui
par son sobriquet d’Al Mutanabbî, le prétendant à la prophétie, a fait de sa
prétention l’égale, au moins, de la mission sacrée[1] et qui nonobstant ses faits d’armes, ses métaphores et
thématiques guerrières nous demeure présent par le verbe, le vers et le poème.
Mais le projet même de Patrick Mégarbané, la finesse de ses analyses, l’ampleur
de son érudition et surtout la mise en cause de bien des idées reçues donnent à
son livre un poids énorme et en font un passage capital pour toute étude et
lecture futures du grand poète.
Le projet consiste à lire Mutanabbî pour saisir ce qui lui
vaut le rang sans rival dont il jouit dans la tradition poétique arabe depuis
près de onze siècles. Le commentaire que Al Ma‘arrî (973-1057) lui a consacré
porte pour titre Mu‘jiz Ahmad ce qui, vu que le second prénom d’Abû t-Tayyib
est Ahmad, semble non seulement rendre Mutanabbî inimitable et ressortissant du
miracle (mu‘jiz)[2] mais le présenter en
concurrent du livre saint de l’islam dont l’i‘jâz (l’impuissance et
l’incapacité à l’imiter)[3] est avancé comme une sinon
la preuve probante du Message même. La teneur de l’éloge d’une aussi grande autorité littéraire[4] vient à bout des
contestations dont Mutanabbî est parfois, et de son temps déjà, l’objet[5]. Elle donne une assise à
ce que Mégarbané appelle avec raison « l’inébranlable ferveur de
l’Orient » pour celui qu’il considère comme son plus grand poète.
Ce projet est d’autant plus radical qu’il s’oppose à une
double lecture, celle de l’orientalisme et celle de la pensée arabe
contemporaine. Régis Blachère consacre à Abou t-Tayyib en 1935
une monographie[6]
qui demeure l’ouvrage de référence et qui, sans « tricher » avec
l’œuvre, en « propose une interprétation plate et ingrate » : Mutanabbî
est un révolté qui s’inspire des principes qarmates pour son propre compte, c’est
un poète appointé dont le fond insipide est revêtu avec peine par une forme
travaillée…Quant à l’immense fortune de l’œuvre, Blachère, qui a été le plus
loin pour tenter d’en rendre compte, évoque pour l’expliquer de nombreux
arguments (« la bédouinité », « le ton épique », « le
nombre de développements gnomiques », « un lyrisme d’ordre
philosophique ») auxquels, dit Mégarbané, il « ne croit pas vraiment…A peine allègue-t-il
une raison qu’aussitôt il la réfute. » La critique arabe contemporaine ou
bien s’est mise dans le sillage de Blachère (tel Taha Hussein) ou bien s’est
trouvée incapable de « formaliser ce qui pourtant la fascine et la meut
profondément. »
La démarche de Mégarbané demeure très proche des poèmes de
Mutanabbî, autant ceux qu’il a traduits avec un indéniable tact poétique (en
collaboration avec Hoa Hoï Vuong) que ceux dont il n’a traduit - pour les citer
dans son exégèse- que des fragments et auxquels il se réfère dans le Diwan
originel. Elle les suit
chronologiquement en leurs quatre grandes époques : l’errance première, les
périodes hamdanide (948-957), kafûrienne (957-962), buyide (962-965) les liant
à l’épopée personnelle du chantre et mettant au jour ce qui caractérise chacune
d’elle sur les divers plans. Elle utilise pour les appréhender « comme de
simples outils » mais « d’une redoutable efficacité » les
pensées de Nietzsche et de Deleuze (les forces active et réactive, le
ressentiment…) Elle repère un réseau métaphorique qui trouve place dans un
champ conceptuel où s’affirme un monde de conflits et d’illusion faisant place
à une éthique noble de héros et à une esthétique de poète créateur. Elle fonde
enfin cette puissante vision incarnée dans la qasîda et se renouvelant
en elle et par elle dans « le sens intime de l’islam » et
« une conception puissante et singulière de la foi ».
La richesse des analyses de Mégarbané et la densité de son
texte rendent toute tentative de les résumer ici illusoire. Mais il nous faut
convenir qu’elles ouvrent grande la voie à une exégèse de Mutanabbî digne de
lui et qui saisit toute sa force. Ce que nous admettons moins, c’est l’ancrage
du poète dans la foi alors que l’évidence poétique de cette œuvre (comme de
celle de Ma‘arrî, plus explicitement philosophique) nous semble être dans une
vision séculière du monde. Il faut dire que Mégarbané n’est jamais totalement dupe de son érudition,
que son islam est fuyant de sunnisme en chi‘isme en ismaélisme en autres ghulât
et ce jusque Alamût… Qu’il n’expose ses hypothèses qu’en les
accompagnant de propos sur « l’équivoque »[7] possible, les paradoxes
répétés[8], « l’ironie »[9] présente et les
« sacrilèges »[10] certains.
Mutanabbî a bien des accointances avec des idéologies
religieuses, mais il ne cessera de nous renvoyer une image profane et
libératrice.
* Partie d'un ex-libris représentant le chatr (hémistiche) d'un vers de Mutanabbî: "J'ai fréquenté Aristote et Alexandre" ainsi qu'un ivoire antique du Musée d'Alep figurant la lutte de deux sphynges.
[1] En langage beethovenien : il y
a des centaines de prophètes (nabî), mais un seul Mutanabbî !
[2] Interprétation un peu différente de
celle de l’auteur (p. 51)
[3] Cf. Dictionnaire du Coran,
dir M.A. Amir-Moezzi, Paris, 2007, Art. « Inimitabilité » du Coran.
[4] Sans en faire comme Mégarbané,
l’autre “plus grand maître”de la langue arabe (p. 389) . Les poètes des mu’allaqât
antéislamiques, Abû Tammâm, Jâhiz, Ibn Khaldoun…mériteraient aussi bien ce
qualificatif.
[5] On trouvera une petite liste des
détracteurs de Mutanabbî et de leurs œuvres p. 37 et suivantes.
[7] « Et cette rhétorique, qui
n’est jamais exempte d’équivoque… »p. 194.
[8] P. 322 et suivantes.
[9] « À mesure des poèmes,
l’ironie des éloges ira croissante. » p. 113 et plus haut p. 112 et
ailleurs.
[10] “Au delà du lyrisme et de l’emphase, ces
discours sont doublement sacrilèges : aux oreilles d’un shiite légitimiste
autant que pour un sunnite, ils sonnent comme un crime de lèse-majesté divine
et humaine, un forfait passible de peine capitale. » P. 195.
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