Chawkat ’Ichtay : Al
Sitt Nazîra Jounblâtt, Min hudûdd al ‘â’ila ’ila rubû‘ al watann (Des
limites de la famille à l’orée de la patrie), Dar anNahar, 2015, 280pp.
La biographie est un art à part entière se cherchant contre
les portraits élogieux ou polémiques justifiés par le choix du sujet. Il doit
cacher, sous une captivante narration, les bonnes questions sur l’individu et
l’époque et réunir la plus ample
documentation pour y répondre. Les Jounblatt, plus qu’aucune autre dynastie
politique libanaise, semblent avoir la faveur du genre. Au grand livre consacré
à Kamal, al mou‘allem, (1917-1977) par Igor Timofeev en 2000 (écrit en
russe et publié en arabe puis en français), un autre volet vient de s’ajouter
dû au politologue Chawkat ’Ichtay. Il
porte sur sitt Nazîra (1890-1951) «la femme la plus éminente de
l’histoire libanaise » sans être pour autant une féministe. Elle régna sur
le clan Joumblattiste tout au long du Mandat français et aux premières années
de l’Indépendance et réussit à faire du palais de Moukhtara le lieu de passage
obligé de la politique nationale.
C’est l’assassinat de son mari Fouad Jounblatt (1885-1921),
nommé par les autorités françaises administrateur (qa’im maqâm) du Chouf
qui propulsa la jeune veuve au premier rang. Sans probablement être
personnellement visé, il fut la victime
d’un rebelle, chef de bande opposé aux réalités nouvelles. Ses enfants Kamal et
Linda avaient moins de 5 ans et la lignée remontait loin dans l’histoire, là où
la légende se collera aux faits tant que les archives ottomanes n’auront pas démêlé
l’écheveau. Mais le pouvoir et la notoriété des Jounblatt étaient indéniables
depuis la bataille de ‘Ayn Dara en 1711 où le parti qaysî triompha du parti
yamanî et où un nouveau bipartisme remplaça l’ancien, dans la tradition arabe
pure et pérenne; ils avaient réussi à devenir la première famille druse et les
chefs d’une des 2 polarités, lui donnant leur nom et faisant face aux yazbakîs. Au XIXème siècle, leur histoire
fut mouvementée connaissant des sommets et des abîmes. Malgré leur victoire
militaire durant les troubles communautaires de 1860, l’intervention française
conduisit à l’exil leur chef Saïd Jounblatt, grand père de Fouad et de Nazira,
cousins croisés, elle appartenant à la branche moins prestigieuse de ‘Ayn Quny.
Pour parler des druses,’Ichtay utilise le terme Almuttahadd (communauté),
terme qui va au-delà de la confession
religieuse et qu’il emprunte sans doute à Antoun Saadé qui cherchait à prendre
en compte les acquis de l’anthropologie culturelle: « la communauté
de vie fait naître des mentalités et des caractères communs tels les us et
coutumes, les parlers, les costumes …» (La Genèse des nations, 1935) ;
pour désigner le « parti » Jounblatti, il a recours à Algharadiyya
(coterie, clan), terme plein de saveur mais qui reste à préciser.
Comment Sitt Nazîra a-t-elle pu imposer son autorité
dans un milieu social traditionnel où la prééminence du mâle est « naturellement »
admise ? Comment a-t-elle réussi à sauvegarder la prédominance de sa
lignée propre sur celles des autres branches de la famille (Bramyyé et
Beyrouth)? Comment a-t-elle pu, dans le jeu de la bipolarité druse
Jounblatti-Arslani, maintenir et accroître la force des siens ? Comment
a-t-elle pu pratiquer une politique qui dévie des bonnes relations
traditionnelles des druses avec les Britanniques et, à l’heure de la grande révolte
syrienne (1925-1927) éclatée au Djebel-druse , et de l’extension de la
rébellion à certaines régions du Liban (Rachaya et Hasbaya…), sauvegarder la
paix civile au Chouf, rester en excellentes relations avec les autorités
mandataires et donner sa chance à l’option libanaise ? Ce ne sont pas les
questions qui manquent à l’auteur et ses investigations pour trouver des
éléments de réponse sont nombreuses et vont des témoignages de survivants aux
sources écrites disponibles.
La Fortuna, au sens machiavélien, a certainement
aidé la grande dame -à l’instruction moyenne- à occuper sa place. Les rivaux familiaux
se sont, pour diverses raisons, retirés du e la compétition. Des données
objectives, comme l’impératif pour la gharadiyya
jounblattia de se donner un meneur et l’appui français, ont joué un rôle
déterminant. Mais c’est évidemment la Virtù de l’intéressée, ses mérites
propres qui l’ont imposée : son abnégation pour la lignée (essentiellement
son fils) ; sa lecture perspicace et bien conseillée des nouvelles données
régionales ; ce mélange adéquat de traditionalisme et de souplesse, cette
profonde connaissance des mœurs de la région et des équilibres politiques
internes et externes à la communauté ; une volonté sans faille centrée sur
un but précis et agissant en conséquence avec la générosité nécessaire: la
préservation de la za‘ama et de ses assises sociétales ; l’usage
d’un collectif rodé et éprouvé et l’instauration d’un consensus du clan autour
de la dirigeante…Un dernier chapitre est consacré à l’entrée dans l’arène
politique de Kamal Jounblatt à partir de 1943 et aux différends et différences
entre le fils et la mère.
Nous adresserons cependant un double reproche à cette
biographie soignée. D’une part, elle ne donne pas à la narration historique, à
l’intérieur d’une période plus courte par le nombre des années que par
l’importance des événements et leur succession rapide, sa pleine portée. Ainsi certains
faits relatés deviennent incompréhensibles en dehors de leur contexte immédiat
(avant ou après l’Indépendance, avant ou après l’entrée des Britanniques en
1941…) D’autre part, et à l’heure où se constitue l’Etat libanais (constitution
de 1926, traité franco-libanais et arrêté 60 L/R de 1936, élections et lois
électorales, naissance d’un bipartisme national…), celui-ci est le plus souvent
occulté entre la puissance mandataire, la communauté druse et les aspirations
nationalistes arabes. Or la plus grande gloire de Nazira Jounblatt est d’avoir
rendu la République libanaise possible. Reconnaissons à sa politique son
extrême sagesse.
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